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Le Cycliste de Tchernobyl

- 28 octobre 2013

un roman de Javier Sebastián, (El Ciclista de Chernóbil), Métailié, 2013

«Ce jardin, il ne faut pas y entrer. Vous avez bien entendu les enfants? Et pas seulement pendant quelques jours ou quelques mois. Même quand vous serez vieux. Jamais, jamais plus. Et dans ce bois, il ne faut rien ramasser. Ni baies, ni champignons. Vous voyez ce chemin qui conduit vers les prés? leur disait Maroussia Bobrova. Oubliez-le, il n’existe plus.»

Les catastrophes écologiques ont progressivement fait leur entrée, à partir des années 1970, dans la littérature romanesque ainsi qu’au cinéma. Elles y occupent depuis une place croissante. Les drames et les destinées individuels se détachaient autrefois sur fond de luttes sociales, de guerres, de révolutions et de catastrophes naturelles. Aujourd’hui, signe des temps, les catastrophes environnementales et sanitaires d’origine industrielle et technique sont, à part entière, des options possibles pour échafauder intrigues, péripéties et ressorts dramatiques.

En 1983, trois ans avant la catastrophe de Tchernobyl, Mike Nichols mettait en scène, dans Silkwood, la lutte d’une ouvrière, incarnée par Meryl Streep, dans une usine de plutonium de Cimarron, Oklahoma, contre la négligence de la direction à l’égard des normes de sécurité.

Dans son dernier roman, pour lequel il a obtenu le prix Calamo, l’écrivain espagnol Javier Sebastián nous conduit, 27 ans après, au coeur de la zone d’interdiction de Tchernobyl, qui forme un cercle de 30 kilomètres autour de la centrale, lieu du plus grave accident nucléaire de tous les temps. Au coeur de ce no man’s land, étendu aujourd’hui à une large région de la Biélorussie, officiellement évacué, Pripiat, ville fantôme, abrite quelques individus qui, selon une loi probablement inexorable, ont échappé à la mise en oeuvre des décisions des pouvoirs publics. Sebastián dresse le tableau de l’existence de ces habitants disséminés dans les décombres d’une zone hyper contaminée. Peu à peu ces ombres errantes, qui semblent se cacher et se méfier les unes des autres, apparaissent et prennent de l’épaisseur. Chacune a ses raisons de rester sur place, la fidélité aux morts ou l’esprit de résistance.

Parmi ces figures, il y a Vassia, un ex-ingénieur nucléaire qui hante le récit de Sebastián. C’est à Paris, toutefois, que le lecteur fait connaissance de ce personnage, vieillard hébété et muet, abandonné à lui-même dans une brasserie des Champs-Elysées. Un fonctionnaire de passage, soucieux de son sort, cède à une police empressée, pour s’en débarrasser, de le lui confier comme son père. A travers l’enquête qui s’ensuit, le vieillard devenu «l’homme de Pripiat» puis «l’homme des autos tamponneuses», se révèle enfin être Vassili Nesterenko (1934-2008), un brillant physicien officiel, qui a réellement existé. Directeur de l’Institut pour l’énergie nucléaire de Biélorussie, il intervint sur le site même de Tchernobyl quelques heures après l’explosion du réacteur. Il le survola en hélicoptère avec trois collègues, tous prématurément décédés, pour y projeter du nitrogène afin d’en éteindre l’incendie.

En raison de son engagement actif auprès des habitants sur les lieux de la catastrophe, il fut ensuite harcelé par les officiels du régime soviétique, menacé d’être interné en hôpital psychiatrique et échappa par deux fois à des tentatives d’assassinat. En 1990, il créa, soutenu par Sakharov, un Institut indépendant, le Belrad, consacré aux conditions de vie des populations contaminées. Nesterenko s’inscrivait ainsi dans le sillage de Jaurès Medvedev qui avait révélé, pour sa part, en 1980, la catastrophe nucléaire de Kychtym dans l’Oural, en 1957, longtemps cachée aussi bien par le régime totalitaire de l’époque que par la CIA qui avait eu connaissance des faits dès l’origine.

Sebastián a le grand mérite de nous faire découvrir ou de rappeler à notre mémoire ce personnage hors du commun, figure méconnue de la dissidence, qui, après s’être battu sur le front de la catastrophe nucléaire, n’a cessé, ensuite, de se préoccuper et de s’occuper de la santé des habitants de la région. En Nesterenko se mêlent, après que la catastrophe l’ai révélé à lui-même, un sens exceptionnel du devoir allié à l’exigence de témoigner de ce qui reste et continue à vivre, une fois éteints les feux de la rampe médiatiques. Peut-être, peut-on imaginer aussi, est-il habité, de manière existentielle, par cette forme d’attachement affectif et intime aux lieux même de la destinée malheureuse.

Comment vit-on dans Pripiat désert, abandonné, contaminé? Les habitants des lieux sont disséminés et ne forment plus guère société. Chacun survit en consommant les produits radioactifs de la nature environnante ou les petites réserves qu’il découvre, ici et là, au fil des investigations quotidiennes dans des bâtiments désolés et abandonnés. Nesterenko, lui, arpente sans cesse les espaces environnants muni de son compteur Geiger ou de son spectromètre, donne des conseils de consommation et distribue la pectine, substance qui retarde les effets létaux de l’exposition à hautes doses aux éléments radioactifs.

Des individus isolés, condamnés et méfiants occupent, reclus dans des bâtiments dégradés, des lieux qui sont moins des habitations que des caches. Pourtant, à l’occasion du décès de Vassia, voici que s’improvise une fête, avec musique et chant et danse, dans un décor surréel où trônent ironiquement les slogans de l’ancien régime soviétique: «La connaissance d’aujourd’hui sera demain l’efficacité dans le travail» ou «La science est notre forme de vie moderne.»

Cormac McCarthy nous donnait à voir, dans La Route, l’existence de quelques rares survivants, (re)devenus des loups les uns pour les autres, après une catastrophe majeure dont la nature ne nous était pas révélée. Sebastián met en scène, pour sa part, la vie de ceux qui, restés sur place au lieu de fuir, défient avec courage et obstination, avec ironie et fatalité, les forces destructrices massives déclenchées par les activités industrielles des êtres humains. Voici se dit-on, ce que les hommes font aux hommes de par leur démesure prométhéenne.Voici les effets destructeurs, sur eux-mêmes, de ce qu’ils font à la nature ou de ce qu’ils lui font faire quand ils perdent le contrôle de leur puissance, par présomption ou par négligence criminelle.

A travers deux fils narratifs parallèles qui convergent pour ne faire plus qu’un, Sebastián nous plonge dans une humanité aux prises avec cette catastrophe technique et humaine majeure et met en scène de manière saisissante et crédible la réalité de la Zone d’exclusion de Tchernobyl au début du XXIe siècle.

Olivier FRESSARD

Extrait du journal d’Arte du 26 septembre 2013: entretien avec Javier Sebastián à propos du Cycliste de Tchernobyl.

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