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Timothy Mitchell, Université Columbia, New-York
Timothy Mitchell est l’auteur de Carbon Democracy. Le pouvoir politique à l’ère du pétrole, La Découverte, 2013, 280p., (traduction Christophe Jacquet).
L’abandon des énergies fossiles nous condamnera à travailler plus durement. C’est en tout cas ce que donne à penser la manière dont nous concevons l’énergie. Le discours classique qui nous est servi veut nous faire accepter que la puissance que nous dérivons du charbon, du pétrole, et du gaz naturel, nous rende la vie plus facile. Plus nous disposons d’énergie grâce à l’exploitation de ressources non-renouvelables, meilleures seront nos conditions de vie. Les gens semblent croire – surtout aux Etats-Unis – que sans accès à une réserve sans fin de carbone souterrain, nous ne pouvons pas maintenir notre niveau de vie. L’ère post-carbone ne peut alors se concevoir que comme la fin d’un monde dans lequel l’existence est rendue plus facile.
Cette manière de concevoir l’énergie nous accompagne depuis fort longtemps. A vrai dire, elle remonte aux origines de notre dépendance aux énergies fossiles. Mais étrangement, cette vie plus facile promise avec l’avènement de cette source d’énergie ne s’est jamais vraiment produite.
En 1930, l’économiste britannique John Maynard Keynes a publié «Perspectives économiques pour nos petits-enfants» (in Essais sur la monnaie et l’économie, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 1971), un essai devenu célèbre qui décrit la prospérité à venir. Keynes soulignait dans ce texte que l’industrie et la technologie moderne (développées grâce à la puissance des énergies fossiles) avaient créé des taux de croissance exponentiels du capital et du niveau de vie. En deux générations, prédisait-il, ces taux mettraient fin à ce que l’on appelait alors «le problème économique», le problème de l’utilisation la plus efficace de ressources limitées. Nous allions accumuler tellement de capital et créer un niveau de prospérité économique si élevé, que le problème économique serait remplacé par d’autres préoccupations.
Se projetant dans un futur correspondant à peu près à notre présent, il s’attendait à ce que nous ne travaillions plus que trois heures par jours. Avec des semaines réduites à quinze heures de travail, «pour la première fois depuis sa création, l’homme fera face à son problème véritable et permanent», écrivait Keynes, «comment employer la liberté arrachée aux contraintes économiques? Comment occuper les loisirs que la science et les intérêts composés du capital auront conquis pour lui, afin de mener une vie sage, agréable et bonne?»
L’un des nombreux bénéfices qu’apporterait cette transformation, suggérait Keynes, c’est que nos vies ne seraient plus gouvernées par les économistes. Une fois que «le problème économique» aurait cessé d’être le pivot politique central de nos vies, l’économie devrait devenir une simple expertise technique à laquelle nous ferions occasionnellement appel en cas de besoin, comme cela nous arrive pour la dentisterie. Pour Keynes, «si les économistes pouvaient trouver le moyen d’être considérés comme des gens humbles, compétents, au même niveau de considération que les dentistes, ce serait merveilleux».
Comment Keynes a-t-il pu se tromper de la sorte? Pour penser le futur du travail dans la transition écologique, nous devons réfléchir à la manière dont les économistes n’ont pas su comprendre le futur du travail au moment de la transition vers les énergies fossiles. Car ne l’oublions pas, Keynes écrivait au summum de l’âge du charbon, au début de la transition vers l’âge du pétrole.
Les économistes et les historiens de l’économie ont fait deux grandes erreurs dans leurs tentatives de compréhension de la relation entre le travail et l’énergie à l’âge des combustibles fossiles. La première réside dans la croyance que le recours aux combustibles fossiles a été dicté par le souci de disposer d’une énergie plus abondante et moins onéreuse.
On a longtemps pensé que l’adoption des machines à vapeur avec chaudière à charbon, en tant qu’agents techniques de la révolution industrielle, s’opéra pour la seule raison que ces machines à vapeur étaient plus performantes et pouvaient accélérer la production. Cependant, même à la fin des années 1840, les machines à vapeur étaient moins puissantes et plus onéreuses que les machines actionnées grâce à l’énergie hydraulique. (Voir à ce sujet l’étude récente de Andreas Malm «The Origins of Fossil Capital»)
Les propriétaires de manufactures se tournèrent vers les machines utilisant le charbon comme combustible pour une autre raison: ces machines à vapeur, comme l’a montré Andreas Malm, offraient un plus grand contrôle sur les travailleurs. Contrairement aux moulins hydrauliques, qui à cette époque ne pouvaient se développer qu’à la campagne, les machines alimentées au charbon pouvaient facilement être construites dans les villes où la main d’œuvre était bon marché et disposait de peu d’alternatives pour assurer sa subsistance. De plus, la cadence des machines ne dépendait plus des flux saisonniers des cours d’eau, mais de l’approvisionnement en charbon des propriétaires. Ainsi, les ouvriers pouvaient être contraints de travailler plus ou moins rapidement en fonction des exigences de profit des employeurs. La transition vers les combustibles fossiles fut encouragée avant tout par les nouvelles opportunités qu’elle offrait pour gouverner le labeur des travailleurs.
La deuxième erreur a été de croire qu’une fois que l’usage des combustibles carbonés serait répandu, et que le coût du charbon deviendrait moindre, cette abondance d’énergie produirait une prospérité généralisée. Bien au contraire, et surtout si on est amené à prendre en considération les régions coloniales enrôlées dans la production de matières premières destinées à l’industrie, l’âge du charbon est synonyme de paupérisation.
L’extension généralisée de la prospérité arriva un peu plus tard, pour une raison toute différente. Au début du vingtième siècle, l’utilisation du charbon rendit les riches et les puissants vulnérables aux demandes démocratiques d’accès à des conditions de vie plus équitables. Les pays industriels étaient devenus dépendants d’une source d’énergie unique, qui circulait en larges quantités le long de routes étroites, depuis les mines de charbons, à bord des lignes de chemin de fer, par les docks portuaires, jusqu’aux centrales électriques et aux usines. Pour la première fois de l’histoire, les travailleurs devinrent capables d’organiser ce qui allait s’appeler une « grève générale » et qui signifiait en réalité l’interruption de la circulation d’énergie aux points vulnérables de ce fragile réseau. Les travailleurs pouvaient alors interrompre de manière effective la production de tout un pays.
Cette vulnérabilité força les gouvernements des pays industrialisés à accorder toute une série de concessions extraordinairement importantes: la journée de huit heures, le droit aux congés payés et aux pensions de retraite, les assurances contre les accidents du travail, les indemnités de chômage, un système de soins médicaux public, le tout adossé à une fiscalité alourdie pour les plus aisés. Ces changements transformèrent l’univers social des pays industrialisés, mettant fin à la précarité engendrée par la révolution industrielle et créant un mouvement vers des conditions de vie plus égalitaires.
Mais la vulnérabilité des gouvernants face aux revendications populaires se trouva finalement contrecarrée. Et une fois de plus, les énergies fossiles jouèrent un rôle crucial dans ce retournement. Comme je le montre dans Carbon Democracy. Le pouvoir politique à l’ère du pétrole (La Découverte, 2013), les pays industrialisés se détournèrent du charbon pour aller vers le pétrole en partie pour affaiblir les nouveaux moyens de pression des travailleurs. Le pétrole permit aux pays industrialisés d’«externaliser» la production d’énergie. En fournissant une source alternative d’énergie, et notamment une source dont la fourniture, pour diverses raisons techniques et géospatiales, était plus difficile à interrompre, l’essor du pétrole offrit un moyen de discipliner les travailleurs et d’affaiblir à nouveau les aspirations envers une société plus égalitaire.
Après les années 70, les détenteurs de capital des pays industrialisés avancés commencèrent à déplacer leurs usines à l’étranger en tirant avantage de la faiblesse du coût du transport maritime par containers permis par l’abondance de pétrole. Ils entamèrent ainsi un processus de désindustrialisation de nos économies.
Le capitalisme n’était plus véritablement intéressé par le fait de mettre les gens au travail pour tirer profit de leur force productive. Au lieu de cela, c’est en tant que consommateurs que les masses furent incitées à s’activer. Comme les salaires ne connurent pas de mouvement à la hausse, cette poussée consommatrice s’organisa autour d’un système d’endettement des ménages. L’accumulation de capital se situa de moins en moins au niveau de la production industrielle en tant que telle, et de plus en plus au niveau du paiement des intérêts et des charges de crédit des dettes des ménages, et sur les échanges de produits financiers dérivés basés sur ce système d’endettement. Aux Etats-Unis, par exemple, le montant total de la dette des ménages passa de près de zéro en 1950 à 1 000 milliards de dollars dans les années 70, avant d’atteindre 7 500 milliards de dollars en 2001. En 2008, ce montant avait presque doublé pour s’établir à 14 000 milliards de dollars. De nombreux pays européens connurent une évolution similaire de l’endettement des ménages. Ce système d’endettement s’écroula en 2008.
Qu’est-ce qui va remplacer ce système de discipline par endettement des ménages? Il s’agit peut-être là de la question centrale de la transition actuelle.
Timothy Mitchell, Université Columbia, New York
Traduction: Benoit Monange pour la FEP
Illustration: Tex Thornton by Robert Yarnall Richie, Robert Yarnall Richie photograph collection, Southern Methodist University, Central University Libraries, DeGolyer Library.