Alain Coulombel : Quel est votre itinéraire universitaire de recherche et qu’est-ce qui vous a amené à faire ce travail de terrain autour des communautés néo-rurales ?
J’ai d’abord étudié la sociologie et l’anthropologie à l’Université libre de Bruxelles, et c’est en terminant mon Master 2 que j’ai commencé à m’intéresser à la question de ces collectifs ayant choisi le « retour à la terre ». Je suis ensuite partie faire un master complémentaire de sociologie visuelle à l’Université d’Évry, et ce n’est qu’après que j’ai commencé une thèse au Laboratoire d’anthropologie des mondes contemporains. J’ai toujours été proche à la fois de la sociologie et de l’anthropologie. Dans ma thèse, je me suis posé des questions théoriques qui concernent la naissance de l’anthropologie, « comment celle-ci a pensé le temps ? », « quels sont ses postulats par rapport à ces questions-là ? » et d’autre part, étant donné mon terrain, je me suis beaucoup nourri des apports des sociologues et historiens français. La sociologie et l’anthropologie se sont posé les mêmes questions sur le temps à l’origine de la discipline à commencer par Durkheim.
Si je me suis intéressée à ce sujet des collectifs autogérés néo-paysans, c’est notamment dû à une curiosité personnelle, en lien avec mon parcours militant à la jeunesse du PTB, Parti du travail de Belgique, l’équivalent du Parti communiste.
En Belgique ?
Oui c’était en Belgique. Un engagement très formateur qui m’a permis d’accéder à la réalité des inégalités sociales et à la critique du capitalisme. En même temps, je me suis épuisée dans ces luttes-là. Il y a un moment où la temporalité linéaire de la révolution prolétarienne m’a fatiguée… Si le communisme reste aujourd’hui pour moi un horizon pertinent, j’avais des amis de gauche radicaux qui ne supportaient pas l’idée de rentrer dans une structure de partis basée sur des fonctionnements assez pyramidaux, qui m’ont dit : « Va voir chez les anarchistes, c’est là que ça se passe ». Et comme j’ai eu un parcours universitaire assez classique, que j’avais bien appris à faire des fiches de lecture mais que j’étais incapable de planter un clou et faire pousser des trucs, le fait de partir à la recherche de ces collectifs, ça correspondait à deux choses : une envie d’émancipation personnelle, d’apprendre à me servir de mes mains, et en même temps une curiosité politique de me dire : « Qu’est-ce qu’ont à proposer les anarchistes de si différent de ce que proposent les communistes ? ».
Alors, il faut préciser que la plupart des gens que j’ai rencontrés ne vont pas nécessairement se mettre cette étiquette « d’anarchiste », mais en faisant en sorte de rencontrer des lieux qui affirment un mode de fonctionnement autogéré, sans propriété privée individuelle, et qui ont une production agricole, je suis finalement tombée sur des gens qui ont quand même des aspirations libertaires et anti-autoritaires. C’était le côté agricole qui m’intéressait quand même, je ne voulais pas d’un lieu comme une colocation, un squat, un habitat groupé, ou une SCOP, un endroit où les gens ne font que travailler et retournent vivre dans leurs habitats respectifs. Je voulais rencontrer des initiatives collectives où les gens vivent et travaillent sur un espace partagé.
Pour échanger plus précisément sur ton travail, je souhaiterais partir du titre de votre essai, À la recherche de l’écologie temporelle, avec comme sous-titre « vivre des temps libérés dans les collectifs néopaysans ». Comment doit-on entendre la notion d’écologie temporelle ?
Effectivement, c’est tout le principe de ce bouquin que de faire vivre ce concept qui a été créé par le sociologue William Grossin dans les années 90. C’était un sociologue qui étudiait notamment le travail selon un point de vue temporel, sauf que ce concept a été finalement assez peu mobilisé par la suite. Or, pour moi, c’était un peu le chaînon manquant de mes deux intérêts : théorique avec l’anthropologie et politique sur l’objet qui m’intéressait, à savoir ces collectifs autogérés.
‘Écologie, dans le cas de ma recherche, il faut l’entendre dans le sens d’un « milieu », un « ensemble » de temporalités, et d’assumer le fait qu’elles interagissent, qu’il existe une diversité de temporalités avec lesquelles les individus jonglent au quotidien.’
L’écologie temporelle ça n’a pas à proprement parler à voir avec la protection de l’environnement. Écologie, dans le cas de ma recherche, il faut l’entendre dans le sens d’un « milieu », un « ensemble » de temporalités, et d’assumer le fait qu’elles interagissent, qu’il existe une diversité de temporalités avec lesquelles les individus jonglent au quotidien. Qu’est-ce qu’une temporalité ? Une temporalité c’est un rapport au temps et quand on parle de rapport au temps on peut évoquer trois dimensions différentes :
On peut parler d’abord des horizons temporels qui sont les différents rapports que les gens entretiennent à l’égard de « moments du temps » : le passé, le présent, le futur. C’est-à -dire comment les gens pensent le passé, comment ils le critiquent ou l’idéalisent, comment ils appréhendent l’avenir, quelles sont leurs aspirations, craintes, utopies, dystopies…
La deuxième chose, ce sont les rythmes qui scandent la vie, le travail, avec leurs cadences, leurs répétitions, leurs accélérations ou décélérations. Étudier les rythmes de travail, c’est notamment prendre en compte la question de la productivité, de ce qu’on est supposé faire en un temps donné. Et le troisième type de temporalité qu’on pourrait identifier, ce sont les modes d’organisation du temps, à savoir comment les individus s’organisent et donc comment ils décident (ou subissent) leurs horaires, comment ils représentent le temps, comment ils se mettent d’accord collectivement pour penser le temps sur une base commune, ou pas. Sur mon terrain, j’ai par exemple étudié comment les gens s’organisent sur base de calendrier, comment ils distinguent des moments du temps spécifiques, comme des jours marquants sur l’année, des congés précis qui vont différer du quotidien.
‘le même individu pensera le temps différemment en fonction de son âge (on ne se projette pas pareil si on a 20 ou 60 ans), du genre, de ses caractéristiques socio-économiques, mais aussi en fonction des activités qu’il sera en train de faire’
Ce qu’il faut retenir de cette écologie temporelle, c’est qu’un seul et même individu, au sein d’un groupe social donné, même s’il partage des cadres culturels collectifs, jonglera nécessairement avec des temporalités multiples. Il pensera le temps différemment en fonction de son âge (on ne se projette pas pareil si on a 20 ou 60 ans), du genre, de ses caractéristiques socio-économiques, mais aussi en fonction des activités qu’il sera en train de faire. Il ne pensera pas pareil le temps s’il ne se déplace qu’en vélo ou s’il prend l’avion pour voyager par exemple. Idem s’il travaille la terre, ce qui implique par exemple d’être plus soumis aux temporalités cycliques que quand on travaille dans un bureau.
Donc l’idée de départ de ce bouquin était de dire que ces différentes temporalités se juxtaposent, se synchronisent, et parfois, on doit prioriser certaines sur d’autres, comme trouver quelqu’un pour garder ses enfants quand je dois travailler. En effet, à partir du moment où l’on stipule qu’il y a différentes temporalités, on peut aussi étudier quelles temporalités prennent le dessus sur d’autres, quelles temporalités deviennent dominantes dans le jeu social. Et moi, la porte d’entrée de mon travail, c’est de montrer que les temporalités liées au salariat dans un contexte technico-capitaliste se sont imposées à la vie des êtres humains. On a organisé toutes nos temporalités quotidiennes afin de donner la priorité au temps de travail au point de devoir rendre esclaves nos autres temporalités de la vie quotidienne qu’on fait exister dans les marges, qu’on fait exister après le travail, le week-end, les jours fériés, et encore, ça dépend du travail.
William Grossin, avec son concept d’écologie temporelle permet à la fois de rappeler que, premièrement, on évolue toutes et tous dans une multiplicité de temporalités, chose qui n’était pas forcément évidente parce qu’en anthropologie classique, on a eu tendance à considérer qu’à chaque groupe social correspondait une manière de penser le temps ? Pour les dits « Occidentaux », par exemple, on aurait l’idée que tout le monde partage un temps linéaire tourné vers le futur et l’innovation, en permanente accélération et dépréciant le passé. Ce n’est pas faux car beaucoup de travaux démontrent assez bien comment ces temporalités tendent à dominer nos existences, mais c’est une approche qui endigue la représentation de la diversité des existences qu’il peut y avoir au sein du monde social. Je pense par exemple qu’un paysan français, indépendamment de sa culture temporelle, a beaucoup à partager avec d’autres paysans de la planète d’un point de vue de son appréciation de la cyclicité temporelle dans son travail.
‘les gens qui sont partis dans des collectifs autogérés néopaysans, c’est précisément ce qu’ils sont allés chercher : ils sont allés chercher une manière d’organiser leur rythme de vie et de travail comme ils l’entendaient, de manière démocratique’
À partir du moment où le temps se décline de multiples façons, alors, ça peut devenir l’objet d’une revendication sociale. Pourquoi ne pas tenter d’articuler au mieux ces temporalités pour que cela corresponde à un équilibre existentiel et social ? C’est donc enfin cela que revêt cette notion d’écologie temporelle de William Grossin : l’idée qu’il existerait une façon adéquate, pour chacun et chacune, de décider comment aménager ces différentes temporalités.
Mon hypothèse c’est de dire que les gens qui sont partis dans des collectifs autogérés néopaysans, c’est précisément ce qu’ils sont allés chercher : ils sont allés chercher une manière d’organiser leur rythme de vie et de travail comme ils l’entendaient, de manière démocratique et d’une manière qui correspondait à leur souhait d’émancipation individuelle et collective.
De quelle manière vous vous y êtes prise pour travailler avec ces collectifs ?
J’ai été très transparente avec les gens que j’ai rencontrés. Les premiers collectifs que j’ai rencontrés, au tout début, je suis passée par le woofing pour les contacter, je leur ai directement expliqué mon projet de recherche, le fait que je voulais faire des entretiens, partager leur quotidien, travailler avec eux, et puis je suis partie en stop avec mon sac à dos. Les gens qui étaient d’accord pour me rencontrer savaient très bien que je m’intéressais à eux en tant qu’anthropologue. Ça n’a pas forcément été évident à entendre pour tout le monde, il y a des gens qui étaient parfois méfiants qui se disaient « qu’est-ce que ça veut dire nous “étudier” ? ». Certains avaient peur que je les « mette dans des cases » et que je simplifie ou fige un peu la réalité qu’ils étaient en train de vivre. Contrairement peut-être à l’anthropologie classique, là, j’avais affaire à des gens qui avaient le même profil socioéconomique que moi, des gens blancs, jeunes, qui avaient, pour une partie d’entre eux, fait des études. On avait les mêmes références, ciné, musique, il y avait là une proximité qu’on n’a pas forcément lorsqu’on arrive sur un terrain où on ne parle pas la même langue que les gens qu’on rencontre, des personnes qui ont un ancrage culturel différent du nôtre. Je dis ça, mais le fait que je sois belge a quand même facilité les choses d’une certaine manière parce que les gens devaient m’expliquer des choses un peu basiques pour eux. Il fallait qu’ils m’expliquent tous les acronymes qu’utilisent les Français, le RSA, la PAC, la DDT, et ce faisant, ils m’expliquaient ce qu’ils pensaient de ces institutions et de leurs fonctionnements. Être un minimum étrangère a donc fait que certains rapports au monde et à l’État notamment, n’étaient pas pris comme acquis.
Donc ma thèse repose sur deux méthodes assez communes en anthropologie à savoir l’ethnographie, qui consiste à documenter, décrire, prendre note du déroulement des scènes de la vie quotidienne. Je faisais attention à l’occupation de l’espace, aux gestes, aux manières qu’ont les gens de se parler. J’ai fait une observation participante, c’est-à-dire que j’ai vraiment pris part au quotidien, j’ai travaillé avec eux, je me suis inscrite aux tours de cuisine, j’ai fait des marchés, tout ça. Cette réalité me permettait de contrebalancer ou confirmer ce qui pouvait être dit dans les entretiens. Car oui, deuxième outil méthodologique assez classique : les entretiens. J’en ai fait avec presque tous les habitants des collectifs que j’ai rencontrés. Ils duraient environ 2 h en moyenne et permettaient de saisir un peu mieux l’expérience individuelle de chacun, leur trajectoire biographique, mais surtout leurs considérations temporelles, leurs doutes, leurs rêves, une réflexivité sur ce qu’ils étaient en train de vivre. Ces entretiens sont une des grosses sources de données sur lesquelles se base mon travail. Et enfin, la troisième méthode de travail que j’ai mobilisé, c’est la photographie. Dans le bouquin, elles sont en noir et blanc, on ne les voit pas très bien mais j’ai pu, dans d’autres articles, travailler sur mon rapport à la photographie : qu’est-ce que je décidais de photographier ? Et comment je calquais parfois une certaine nostalgie romantique de ce que pouvait être la vie rurale traditionnelle. Disons que cet outil-là m’a aussi permis de me questionner en tant qu’anthropologue sur le terrain.
C’est effectivement un élément qui est intéressant dans votre travail, d’un côté vous notez bien la vision néoromantique qui peut parfois définir ces communautés néo-rurales et de l’autre les contraintes temporelles très fortes qui s’exercent sur ces collectifs, liées aux spécificités de l’activité agricole. D’un côté, ces communautés veulent pouvoir décliner le temps comme elles l’entendent, de l’autre, elles sont soumises à des contraintes très fortes, de travail, d’intensité du travail, de relâchement à d’autres moments. Comment ces collectivités gèrent-elles collectivement ces contraintes temporelles liées à l’activité agricole ?
Oui c’est pour ça que mon livre s’intitule « À la recherche de l’écologie temporelle » et pas « de l’écologie temporelle dans des collectifs autogérés ». Ce sont des collectifs qui expérimentent, qui cherchent et évoluent dans leur quête de bien-être. Ce sont des personnes qui ont cheminé avant d’arriver dans ces collectifs. Elles ont fait de grands voyages à l’étranger ou en France, elles ont parfois fait du woofing, ont pu vivre en squat, faire partie de mouvements d’occupation ou autre. Quand elles arrivent dans ces collectifs, le discours est vraiment de dire « moi j’ai vraiment enfin trouvé ma voie, c’est ici que je vais habiter et vivre le travail libéré, d’ailleurs je ne vais plus parler de “travail”, je vais parler “d’activité” parce que le travail a une connotation négative d’asservissement, de non choix et de soumission à des cadres horaires qui nous dépassent, à des impératifs de productivité qui ne sont pas décidés collectivement, je refuse de décrire les activités que je mets en place ici comme du travail, etc. ». Ce sont des gens qui sont jeunes aussi, qui ont entre 25 et 35 ans pour la plupart, il y a très rarement des personnes qui ont plus de 45 ans dans ces collectifs. Et donc ce sont des gens qui idéalisent parfois l’harmonie supposée du travail paysan sans avoir toujours l’expérience pratique de ce qu’est réellement la vie à la campagne. Parfois certains survalorisent la cohérence écologique du fait de vivre là alors qu’après quelques années de vie à la campagne on se rend compte, par exemple, qu’on est très dépendants de la voiture ou ce genre de choses. Le discours petit à petit se transforme, soit il devient un petit peu cynique en disant « c’est la vie que j’ai choisie mais je ne prétends pas avoir un projet politique universel pour tous » et d’ailleurs c’est sans doute ce qui caractérise les anarchistes par rapport aux communistes.
‘au fur et à mesure qu’ils expérimentent ce mode de vie, ils se rendent compte, malgré leurs critiques sociales sur le travail, des pressions qui émanent de la temporalité propre au travail agricole’
D’autres, ceci dit, vont continuer d’y croire et défendre l’idée selon laquelle « il faut se changer soi-même pour changer le monde ». Autrement dit, au fur et à mesure qu’ils expérimentent ce mode de vie, ils se rendent compte, malgré leurs critiques sociales sur le travail, des pressions qui émanent de la temporalité propre au travail agricole lui-même. Lorsqu’on décide d’avoir des chèvres et de faire du fromage et du lait, ça implique une régularité, d’être actif, de lutter contre les mauvaises herbes, la ronce qui réenvahit en permanence les sentiers. On s’inscrit dans une temporalité liée au cycle des saisons, d’un éternel recommencement qui peut être parfois décourageant. Il y a plein d’autres aspects du travail agricole qui peuvent décourager. Tout ne sent pas bon, tout n’est pas léger et joli. Lorsqu’on traite des chèvres, on doit gérer toutes sortes de flux, du sang, du pus, lorsque les doryphores envahissent les patates, les premiers on les prend du bout des doigts mais les derniers on les explose entre les mains parce qu’il y a un moment où c’est ça aussi la réalité agricole. Tout ça, ça déromantise la vision « équilibre, harmonie, oisiveté, tout pousse tout seul ». Pour les gens qui espéraient pouvoir justement ménager les temporalités agricoles avec, par exemple, des temporalités propres à une démarche artistique, ils constatent que « l’écologie temporelle » n’est pas si évidente.
‘le fait d’être en collectif reproduit également de manière informelle toutes sortes de normes relatives au travail. L’oisiveté n’est pas si bien vue dans les collectifs. Au contraire, la proactivité a une place très importante‘
Plusieurs personnes m’ont expliqué voir le temps agricole prendre toute la priorité sur leurs autres activités : aller courir après les chèvres, aider les autres habitants à porter des trucs, réparer des outils, désherber sous les clôtures, se rendre disponible pour le collectif… Car oui, la réalité du travail agricole est une chose mais le fait d’être en collectif reproduit également de manière informelle toutes sortes de normes relatives au travail. L’oisiveté n’est pas si bien vue dans les collectifs. Au contraire, la proactivité a une place très importante, on ne peut pas être dans ces collectifs vraiment sans rien faire, au risque de se confronter soit à des remontrances, soit à une certaine marginalisation au sein du groupe.
Vous le notez d’ailleurs dans le livre, ça m’avait frappé à la lecture, la passivité est jugée négativement.
En effet, on est dans des collectifs où on ne peut pas se permettre que les gens ne travaillent pas. Ce ne sera jamais formalisé, on n’aura jamais d’horaires de travail, de pointeuse. On aura évidemment des heures de rendez-vous claires pour des chantiers collectifs ou autre, mais on ne demandera jamais aux gens de travailler autant d’heures par semaine, on n’aura pas de contrats de travail. On n’aura pas de salaires non plus, par ailleurs. Malgré ce flou, on attend des gens qu’ils soient proactifs, qu’ils soient non seulement indépendants mais qu’ils prennent des initiatives. Et la proactivité et la disponibilité des gens ont une vraie répercussion sur leur légitimité, notamment dans les prises de décision collectives. Ce sont des gens qui vont dans ces collectifs pour ne plus avoir à faire de distinction entre leur vie quotidienne et leur travail, ils ne veulent plus distinguer le week-end de leurs journées de travail, ils veulent s’identifier pleinement à toutes les sphères de la vie, et que leur travail soit quelque chose qui les représente eux-mêmes. Et du coup, la conséquence, c’est qu’ils travaillent tout le temps ! Et ça, ce sont des conclusions auxquelles arrivent les gens après quelques années de vie dans le collectif. Ils réalisent à quel point ils ne font que travailler, le travail est omniprésent étant donné qu’ils habitent sur leur lieu de travail. On rentre dans une pièce, il y aura toujours des herbes en train de sécher, des fleurs en train de sécher, des sécateurs dans la salle de bain, on est toujours en vêtements de travail, on se salit toujours, c’est difficile de distinguer les habits de ville des habits de repos et les habits de ville des habits de travail.
Alors, s’il n’y a pas de règles, comment gèrent-ils les tensions qui peuvent forcément émerger sur la répartition de la charge de travail par exemple ?
C’est très varié selon les collectifs, selon leur maturité et à quel point ils sont entourés par d’autres collectifs qui peuvent, du coup, leur fournir des outils, des idées, l’anticipation de problèmes, etc. J’ai vu des collectifs assez différents les uns des autres. Il y a des collectifs qui étaient très spontanéistes, qui refusaient de s’organiser et qui tablaient sur le fait que les gens allaient s’autogérer naturellement et qui ont été confrontés à des problèmes assez tendus. Le symptôme d’un collectif dans lequel il y a beaucoup de tensions c’est la mobilité, l’instabilité totale des gens qui y sont. Si on n’arrive pas à souder un collectif, c’est en général qu’il y a des problèmes qui sont insolubles et que le collectif n’arrive pas à rassurer les gens sur le fait qu’ils pourront trouver leur place sans avoir en permanence à faire ses preuves par le travail. Il y a d’autres collectifs, en revanche, qui stabilisent assez bien leur population : ça peut venir du fait que les gens soient très amis, ou qu’ils aient acheté ensemble. À partir du moment où on achète collectivement, ça stabilise par rapport aux lieux où les lieux sont des propriétés d’association ou des locations. Si la propriété, par exemple, appartient à une association de très longue date où tout le monde est le bienvenu, il y aura beaucoup plus de passage par rapport à un endroit où les gens ont mis des « billes » pour le dire simplement.
Il n’y a pas de raisons systématiques pour lesquelles les gens s’en vont. Il y a des gens qui partent de collectifs parce qu’il faut trop travailler, mais il y en a qui partent parce que les gens ne sont pas assez sérieux, par exemple. Toutes choses égales par ailleurs, cela dépend des ambitions que les gens projettent sur ces collectifs. Il y a des gens qui souhaiteraient pouvoir en tirer un salaire et devenir officiellement agriculteurs et, si le collectif ne le permet pas, ils partiront et iront faire leur expérience ailleurs. Et à l’inverse il y en a qui sont là pour l’expérience humaine, pas pour devenir agriculteurs.
‘les gens passent leur temps à prendre des décisions communes sur ce qu’ils veulent faire, comment ils veulent le faire, avec qui, pour qui, à quel prix, etc’
Mais concernant le travail, ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de contrôle strict du travail qu’il n’y a pas d’organisation ! Au contraire, les gens passent leur temps à prendre des décisions communes sur ce qu’ils veulent faire, comment ils veulent le faire, avec qui, pour qui, à quel prix, etc. Ils développent toutes sortes d’outils facilitant l’horizontalité dans les prises de décision, de faire en sorte que tout le monde travaille et d’éviter que des gens ne fassent rien. Je pense par exemple aux tâches domestiques qui sont très souvent mises sur un tableau sur lequel il faut s’inscrire de manière à ce que tout le monde y participe. Bon, dans les faits, c’est rarement le cas, ça reste quelque chose qui est très genré, les femmes s’occupant majoritairement des tâches domestiques avec des conséquences sur leur intégration dans les collectifs par ailleurs. Entre les différents collectifs, j’ai constaté qu’il y avait souvent au moins une réunion hebdomadaire pour discuter de ce que l’on allait faire dans la semaine, comment on organisait le travail ou anticipait s’il y avait des tâches nécessitant d’être plusieurs, etc. Il y a aussi des réunions où l’on va parler de soi, de sa place dans le collectif. Il y a des collectifs qui font ça de manière annuelle, d’autres de manière mensuelle. Et donc c’est tout un équilibre qui se cherche avec des modalités d’organisation qui se partagent entre les collectifs et pas que les collectifs agricoles par ailleurs. Il y a des gens qui viennent de ZAD, il y a des gens qui viennent de squats qui disent : « il faut être attentif aux dominations de genre, elles se manifestent à tels endroits, organisons-nous ! » Ils vont par exemple proposer de faire des chantiers non mixtes pour que les femmes s’organisent entre elles et se forment à la manipulation d’outils qui sont souvent manipulés exclusivement par les hommes, comme les tronçonneuses par exemple.
Vous évoquez dans certaines communautés la présence de personnes qui travaillent à l’extérieur et qui rejoignent la communauté le soir après leur journée de travail. Comment ça se combine avec ceux qui travaillent dans la communauté ?
Là encore, ça dépend des collectifs. Si la plupart des habitants d’un collectif travaillent à l’extérieur, il n’y aura pas de soucis. Ça devient plus sensible à partir du moment où seules certaines personnes vont travailler à l’extérieur. Il faut noter qu’il y a deux types de travaux qui sont faits à l’extérieur, les premiers travaux sont dans le prolongement des travaux agricoles : des travaux saisonniers pour se faire un peu de sous l’été, faire les vendanges, des chantiers chez les voisins du bûcheronnage ou de construction. C’est globalement les hommes qui vont faire ça. Et le deuxième type de travail qui est fait pour compléter des revenus, c’est du travail salarié non-manuel. À chaque fois où je l’ai vu, c’était dans le cas de familles qui avaient des enfants. Le fait d’avoir des enfants encourage à anticiper davantage d’un point de vue économique, mettre de l’argent de côté, parfois, ce sont des frais supplémentaires si les enfants vont à l’école. Dans les collectifs où je suis allée, ce sont toujours les femmes qui retournent au salariat. Ce sont elles qui sont souvent plus diplômées, et qui plus est dans des secteurs très demandés dans le monde rural, des diplômes dans le care principalement : infirmières, éduc’, instit’… Cette situation les conduit à une certaine marginalisation dans le collectif dans la mesure où elles vont être moins présentes au quotidien, on verra moins leur travail, elles seront moins au courant, aussi, de comment le travail évolue, elles vont moins suivre ce qu’il se passe puisqu’il s’agit de lieux de réactualisation permanente, n’importe quelle réunion le midi est une réunion de travail en réalité. Elles sont aussi du coup moins formées sur l’utilisation des outils, par exemple, la tronçonneuse qui est un des outils qui cristallise beaucoup les rapports de genre. Donc quand elles vont rentrer du travail, à la fois, elles vont se sentir un peu déconnectées, et elles vont chercher à compenser, c’est quelque chose qui a été mis en avant par d’autres sociologues, je pense à Madlyne Samak qui avait travaillé sur les femmes d’agriculteurs qui vont travailler à l’extérieur, ce qui n’est pas nécessairement signe d’émancipation parce qu’elles travaillent deux fois. Elles cherchent à montrer qu’elles sont actives mais du coup sur des choses qui ne demandent ni d’expertise, ni d’organisation, et donc soit des tâches qu’il faut toujours faire, à savoir les travaux domestiques, soit des tâches qu’on peut faire un peu tout le temps, à savoir l’administratif et répondre aux mails. Ce qu’il se passe aussi c’est que lorsqu’il y a des décisions collectives qui doivent être prises notamment sur l’achat de nouveaux outils, ce qui suppose une certaine connaissance technique, ce seront les hommes, parce qu’ils s’en seront plus servi ou qu’ils auront testé l’outil chez un voisin, qui vont pouvoir donner leur avis sur la marque à acheter et les femmes qui se mettront beaucoup plus en retrait. Et donc le fait d’aller travailler à l’extérieur entraîne la reproduction de dominations de genre assez classiques. En plus de ça, il faut souligner que, dans ces collectifs, il y a généralement plus d’hommes que de femmes. Le genre prédominant est le masculin et les femmes vont plus adopter un genre plus masculin, s’endurcir, chercher à s’approprier les activités que font les hommes, mais ça ne sera jamais dans le sens inverse.
‘dans un environnement où on valorise davantage le travail manuel et la démonstration de force, la spécialisation crée des inégalités et des rapports de domination.’
Il y a plus de femmes qui cherchent à faire de la tronçonneuse que des hommes à faire des baumes de plantes médicinales pour faire simple. Bref, ces réalités néo-paysannes sont loin d’être inclusives et un des symptômes de cela, c’est notamment que, lorsque les couples se séparent, la plupart du temps ce sera l’homme qui reste dans le collectif et la femme qui part. Ce n’est pas pour rien, c’est parce que l’homme sera plus ancré dans le collectif, qu’il aura, en plus, déployé des réseaux de sociabilité en dehors du collectif beaucoup plus denses, il se sera senti beaucoup plus important pour le collectif. Ce sont donc les femmes qui partent. Elles ne partent pas forcément loin ceci dit, elles vont dans des villages alentour où elles prennent parfois en charge des activités culturelles ou politiques. Si le rêve politique initial est que personne ne soit indispensable et que tout le monde se forme à toutes les activités nécessaires au quotidien, en réalité il y a quand même des personnes qui finissent par se spécialiser. Et dans un environnement où on valorise davantage le travail manuel et la démonstration de force, la spécialisation crée des inégalités et des rapports de domination. Ça c’est sans doute un des défis auxquels sont confrontés les collectifs à l’heure actuelle.
Quelle est la taille moyenne de ces collectifs ?
Ce sont des collectifs variant entre 5 et 25 personnes, ça dépend aussi du nombre de visiteurs. De toute façon ce sont des endroits où la taille est très fluctuante, il y a des noyaux, il y a parfois des départs massifs de plein de gens et parfois des arrivées massives. C’est vraiment un système où, quand il y a de la place, des gens arrivent, parfois il y a des moments où ça explose et les gens partent. Sachant que je parle des collectifs que j’ai rencontrés mais je sais très bien qu’en France il y a des collectifs qui sont encore plus nombreux, par exemple ceux nés dans les années 1960.
Vous parlez de collectifs néo-paysans mais avez-vous pu travailler sur un comparatif entre les communautés des années 60 et ce que vous avez pu observer sur le terrain aujourd’hui ? Les difficultés étaient-elles les mêmes ?
C’était assez superficiel dans mon travail parce qu’au moment où j’écrivais ma thèse, l’historienne Catherine Rouvière a sorti son livre sur les mouvements post-soixante-huitards jusqu’aux années 90, en l’occurrence en Ardèche, donc sur un terrain assez similaire au mien. Je me suis dit que je n’allais donc pas rédiger deux fois la même chose. Mais à titre personnel, oui j’ai fait quelques détours par l’histoire des installations néo-paysannes. Je suis notamment tombée sur un journal intime édité par un collectif que je connaissais, que j’ai rencontré, mais écrit par les fondateurs dans les années 60. On voit dans ce journal que les questions auxquelles ils étaient confrontés à cette époque sont assez proches de celles que j’ai rencontrées dans les collectifs contemporains. Des questions relatives aux rapports de domination, au genre, au travail, à la productivité, aux choix en matière de consommation et d’alimentation… Les histoires d’amour aussi, en fait, ce sont des choses qui sont assez similaires à ce qui peut se passer aujourd’hui.
‘le prix du foncier a dramatiquement augmenté, où le marché immobilier et agricole est saturé et avec une forte pression touristique. Ça change quand même la donne pour des initiatives qui veulent dissoudre la propriété privée, ça devient aussi compliqué de s’installer.’
Évidemment il y a des différences, si je devais en citer une, c’est la fragilité économique dans laquelle étaient les collectifs à l’époque qui n’est pas du tout la même. Aujourd’hui, les gens que j’ai rencontrés ont un RSA au minimum, ils bénéficient par ailleurs d’un désenclavement des campagnes qui n’était pas similaire à l’époque, ce ne sont pas des pionniers, ils arrivent dans un milieu où il y a déjà potentiellement des réseaux « alliés », où l’agriculture biologique n’est pas quelque chose de si farfelu. Pour les gens qui s’installent aujourd’hui en collectif néo-paysan, il y a un effet moins coûteux d’un point de vue du social et des leviers et ressources économiques que les gens peuvent mobiliser. Ceci dit, les installations prennent place dans un contexte où le prix du foncier a dramatiquement augmenté, où le marché immobilier et agricole est saturé et avec une forte pression touristique. Ça change quand même la donne pour des initiatives qui veulent dissoudre la propriété privée, ça devient aussi compliqué de s’installer.
Vous parliez du fait que ces communautés sont en réseau, comment cela se concrétise-t-il ?
Elles partagent des expériences, et pas que. À la fois, il y a une forme de tourisme militant qui fait que les luttes circulent beaucoup entre elles, on se tient au courant de ce qu’il se passe dans les ZAD, à Bure, dans les Pyrénées, à NO TAV. Ce sont les individus qui sont porteurs eux-mêmes de ces nouvelles, parfois, ils « montent » participer à des gros événements, manifestations pour porter soutien ou pour se former, rencontrer du monde. Ils peuvent apporter tantôt un soutien nourricier, filer les invendus du marché à un squat en lutte par exemple. Ils peuvent aussi apporter du soutien matériel ou de la main d’œuvre entre néo-paysans. Ils vont par exemple dire : « nous on a un atelier de transformation aux normes, vous pouvez faire vos crèmes de marron chez nous, ça vous permettra d’avoir des coûts de production moins élevés ». Ils organisent pas mal de chantiers collectifs aussi. Les collectifs néo-paysans, c’est aussi des espaces où, comme il y a de la place, il y a souvent des grosses fêtes, des concerts, des conférences gesticulées. Il peut aussi y avoir des réunions politiques, que ce soit des mouvements nationaux ou internationaux. Quand les zapatistes sont venus en Europe, certains lieux avaient été des lieux d’accueil par exemple. Cette idée du réseau, elle est hyper importante parce que je pense qu’elle fait partie de l’utopie politique à laquelle beaucoup adhèrent : l’idée que c’est en se mettant en réseau, en développant des petites pratiques de solidarité, en se mettant au courant, qu’on tisse un tissu de résistance, voire de révolution même si ça ne sera jamais dit comme tel. On oscille en permanence entre l’utopie et la dystopie du monde à venir qui ne laisse quand même présager rien de bon tant d’un point de vue écologique, que social, démocratique, avec la montée de l’extrême droite partout dans le monde. Les gens que j’ai rencontrés sont quand même assez pessimistes par rapport à leurs possibilités, à leurs leviers d’action. On a affaire à des contradictions politiques mais qui font avancer les choses : à la fois les temporalités utopique et dystopique qui interagissent et qui, en interagissant, font exister ces pratiques dans le présent. S’ils étaient si défaitistes, ils ne mettraient pas autant d’énergie dans ces initiatives. Pourquoi se fatiguer à travailler l’autogestion si on est fondamentalement tous morts d’ici 50 ans ? Le fait d’opérer un repli sur le présent permet de réouvrir des perspectives d’avenir utopiques.
Cela rejoint le dernier paragraphe de votre livre où vous dites : « je ne peux que saluer le courage et l’enthousiasme de ces personnes qui, par le fait d’entreprendre cette démarche d’affranchissement temporel, parviennent à faire exister des espaces de réflexion et d’expérimentation d’un mode de vie alternatif au fonctionnement de l’économie néolibérale. » Ils vivent donc bien leur expérience communautaire comme une expérience de résistance par rapport au modèle qui s’impose aujourd’hui ?
Oui tout à fait. Ce ne sera pas forcément formulé de la même manière par tout le monde et une des choses que j’ai dû déconstruire sur le terrain c’est que moi je suis arrivée en projetant énormément d’attentes. J’ai été confrontée à la spécificité de ces collectifs qui veulent échapper à une assignation politique ou au programme politique qui aurait une vision universelle des étapes par lesquelles il faut passer pour arriver à une société juste et égalitaire, etc. Ils s’affranchissent de ça, ils évitent de se poser ce type de questions. Ça peut être très crispant pour la marxiste que je suis et qui cherche à penser à une échelle plus globale, qui rêve d’un modèle de société solidaire et qui permettrait aux classes populaires de s’y retrouver.
‘c’est non négligeable dans le paysage politique contemporain d’avoir des gens qui sont capables de s’organiser, de faire exister un univers temporel alternatif, dans ce brouillard qui ne laisse présager rien de bon’
Et en même temps, ces initiatives existent, et comme le dit un de mes interlocuteurs dans le bouquin « au moins ça existe, et c’est une quête, c’est une recherche, il y a des espaces où les gens se posent des questions et expérimentent ». Je pense que c’est non négligeable dans le paysage politique contemporain d’avoir des gens qui sont capables de s’organiser, de faire exister un univers temporel alternatif, dans ce brouillard qui ne laisse présager rien de bon, d’avoir quelqu’un qui dit « bon on tient la barre et on essaie d’aller par là ». Ces micros expériences existent et ça rend le présent très épais, riche et dedans se forme toute une génération de personnes. C’est peut-être dans l’instabilité que doivent exister ces initiatives, peut-être qu’elles sont destinées à être éphémères, mais n’empêche qu’au moment où ces gens les vivent, elles existent vraiment.
Propos recueillis par Alain Coulombel, économiste, membre du jury 2023 du prix du livre d’écologie politique