François Vallaeys est philosophe, il a longtemps résidé en Amérique latine. Est-ce là qu’il a forgé l’ambition démocratique portée par son essai ‘Pour une vraie responsabilité sociale‘? L’ouvrage, publié avec le concours de l’Institut CDC pour la Recherche et la Fédération nationale des Caisses d’Epargne, est passionnant. Il parcourt l’ensemble du champ de la responsabilité sociale des entreprises, de ses fondements juridiques à ses expressions concrètes pour mieux démontrer l’urgence d’une transformation systémique de l’économie et la définition de processus démocratiques face à la complexité du monde.
L’auteur s’attache d’abord à montrer que la responsabilité sociale est une responsabilité différente des responsabilités individuelle et collective décrites traditionnellement. Il s’agit en effet d’une responsabilité pour les impacts attachés aux actes et non pour les actes eux-mêmes. En ce sens, la responsabilité sociale des entreprises (RSE) ne saurait être pensée et mise en oeuvre dans le strict cadre managérial. Elle se situe par rapport à l’agir collectif et non par rapport aux marchés. Ceux-ci ne structurent en effet aucun espace public politique et ne sauraient donc être des lieux de construction de responsabilité. En rappelant les étapes qui ont permis à la fin du XIXe siècle de passer progressivement de la responsabilité pour faute à la responsabilité sans faute, l’une des notions les plus intéressantes du droit administratif français, François Vallaeys nous fait sentir l’importance des ruptures conceptuelles et réelles à l’oeuvre aujourd’hui.
L’auteur va plus loin puisqu’il estime que les modalités de définition de la RSE aujourd’hui interdisent de fait qu’elle puisse se déployer. La RSE dans son acception actuelle se réduit en effet à une logique d’engagements à l’égard de ‘parties prenantes’ dont on ne sait pas très bien ce qu’elles sont, et sur quoi elles ont prise. L’engagement ne vaut pas responsabilité puisqu’il intervient par rapport à soi, dans le cas d’espèce par rapport à l’univers de l’entreprise ou par rapport aux entreprises appartenant à son univers proche. Dépasser cette simple logique d’engagement commence à être envisagé par certains acteurs économiques, sans pour autant qu’une perspective claire se dessine. Les ONG, le droit international vont en effet dans le sens d’une compensation des conséquences négatives que peuvent entraîner la présence et les métiers des entreprises. C’est une optique de réparation.
Mais pour François Vallaeys le chemin est plutôt à chercher du côté d’une autre pensée économique qu’il situe sur le pan de la transformation. Citant Ulrich Beck, il rappelle que nous vivons dans un monde de risques globaux et que nous devons donc rechercher les voies d’une responsabilité globale qui corresponde au monde tel qu’il se présente à l’humanité. Contrairement à la réparation qui se situe en aval des actes, la responsabilité sociale devrait s’imaginer en amont dans un processus de transformation du système économique et social. Nous devons inventer un ‘écocapitalisme’ qui se place du point de vue de la soutenabilité systémique globale. Il y a là écrit Vallaeys ‘une reconsidération des moyens de créer de la croissance’ en ayant à l’esprit ‘la question de la rareté totale.’
Cette approche implique de réinvestir de manière politique des questions laissées aujourd’hui au libre jeu du marché. L’auteur illustre ce point avec une comparaison entre le débat suscité par le changement des rythmes scolaires (débat important pour un changement de rythme encore mineur) et l’absence de débat organisé lors de la sortie de nouveaux jeux vidéos. Il fait remarquer à juste titre que ces jeux vidéos modifient potentiellement certains équilibres familiaux bien davantage que la modification en cours des rythmes scolaires. Mais dans le système actuel ces jeux vidéos sont des objets de consommation dont l’usage échappe à l’échange et à la délibération démocratique.
Reprenant les questionnements attachés à l’usage des sciences (sciences sans conscience) et les analyses d’Edgar Morin sur la complexité, François Vallaeys s’efforce de définir ce que serait un projet de société écologique. Selon lui, plus que la préservation de l’environnement, son fondement est à rechercher du côté d’une justice intergénérationnelle universelle, ce qui implique une autre gouvernance du monde. Gouvernance n’est pas gouvernement. C’est bien parce qu’aujourd’hui les formes classiques du pouvoir et de la représentation sont fragilisées que nous devons porter une forme d’invention démocratique. Les suggestions de l’auteur portent sur l’importance d’une communication en continu et de manière plurielle vis à vis de la société sur l’ensemble des enjeux qui engagent l’avenir de nos sociétés, sur le développement d’une soft law allant dans le sens du pluralisme juridique et enfin par une régulation hybride c’est à dire ‘qui ne se prive d’aucun instrument à sa disposition pour tenter de contrôler les processus technoscientifiques et sociaux risqués de notre société mondiale’. L’auteur insiste enfin sur la place à donner aux territoires pour que la responsabilité sociale trouve une expression concrète et soit l’objet d’un réinvestissement démocratique.
Rappelant l’importance des Lumières et de l’attachement à l’humanité lorsqu’il s’agit d’inventer les contours du monde qui nous attend, François Vallaeys n’hésite pas à affirmer que ‘c’est toujours la tendresse qui au fond désarme et fait grandir’. Avouons donc notre tendresse pour cet ouvrage!
Lucile SCHMID, vice-présidente de la Fondation de l’Ecologie Politique