Un entretien avec Philippe Lamberts, député européen écologiste, membre de la Commission des Affaires Économiques et Monétaires.
Cet article est la version française d’un article paru en anglais dans le Green European Journal n°7. Il est accessible dans sa version originale ici: Green Struggles and Victories against the Mainstream Orthodoxy.
Cinq ans après le début de la crise financière, l’Europe est-elle parvenue à mettre en oeuvre les mesures qui permettraient d’éviter que l’histoire ne se répète (c’est-à-dire évite une nouvelle crise systémique)?
Philippe Lamberts: il est évident que nous ne pouvons pas encore regarder nos concitoyens droit dans les yeux et leur garantir que nous sommes bel et bien sortis d’un système qui fait peser les pertes sur les contribuables tout en privatisant les profits. Nous sommes toujours confrontés à des institutions financières qui sont « trop grandes pour faire faillite » et qui, par conséquent, peuvent continuer à faire du chantage à des gouvernements élus démocratiquement. On pourrait même aller jusqu’à dire que les institutions qui étaient « trop grandes pour faire faillite » et qui ont donc survécu à la crise, sont aujourd’hui plus fortes que jamais.
Certes, nous sommes parvenus à imposer certaines mesures au secteur financier. Mais c’est toujours lui qui, fondamentalement, décide des règles du jeu. C’est ce qui est apparu récemment lors des négociations sur la directive sur la résolution bancaire (Bank Recovery and Resolution Directive), où tant le PPE que les socialistes ont opposé une résistance à l’idée que les pertes devaient d’abord être assumées par les investisseurs privés qui en étaient responsables, plutôt que par le contribuable. C’est pour cette raison que nous ne pouvons pas affirmer, en toute honnêteté, que les récentes réformes permettent d’éviter le scénario de 2008.
Comment expliquez-vous cette situation? Est-elle est le résultat d’un lobbying intense et efficace de la part de l’industrie financière ou plutôt un symptôme de la peur des gouvernements ?
Philippe Lamberts: Beaucoup de partis traditionnels prétendent souvent que le secteur privé doit payer pour ses erreurs, mais quand il s’agit de passer à l’acte, plus personne n’est au rendez-vous. En fin de compte, ils préfèrent que ce soit le contribuable qui paie la facture. Prenons le sauvetage de la SNS Bank (la quatrième plus grande banque néerlandaise) comme exemple récent. L’Etat néerlandais, après avoir déjà fait appel aux actionnaires de la banque, devait encore trouver € 2.7 milliard pour lui venir en aide. La question s’est alors posée de faire participer soit les actionnaires et les porteurs de titres, soit le contribuable. Je ne dois pas vous faire un dessin ; l’état a choisi la deuxième option, de peur que la participation des porteurs de titres n’envoie aux marchés le signal selon lequel leur argent n’est pas garanti à 100%. Donc les autorités ont envoyé le message suivant lequel si vous investissez dans des banques mal gérées et en difficultés, pas de problème, c’est le contribuable qui paie. C’était un choix politique de la majorité politique aux Pays-Bas, sous un gouvernement à forte dominance libérale. Les gouvernements de droite sont donc les premiers à défendre les règles du marché roi, sauf bien-sûr quand ces règles se retournent contre les acteurs privés.
Les acteurs financiers déploient aussi des efforts de lobbying considérables et on peut dire que ces efforts portent leurs fruits. Leur principal argument est de dire que si le secteur privé devait vraiment payer pour ses erreurs, alors c’est la société toute entière qui irait tout droit vers la banqueroute. C’est ce que j’appelle du pur chantage. C’est révoltant, mais ça marche.
Les derniers partisans du marché (vraiment) libre
Êtes-vous certain que si vous étiez le prochain ministre belge des finances, vous auriez une attitude différente dans la même situation?
Philippe Lamberts: Absolument. Mais cela signifie alors que nous irions à l’encontre de nombreux intérêts particuliers. Le problème est que si un pays isolé adopte ce genre de discipline, et pas les autres, cela peut être difficile, parce qu’il y a beaucoup d’interdépendances. L’Islande a imposé des pertes très fortes à ses créanciers privés. Résultat: elle s’est trouvée totalement isolée et a souffert d’un retour de flamme avec une diminution de sa richesse économique. Mais maintenant le pays s’en est remis et a recommencé sur de meilleures bases. Dans l’intervalle, les créanciers privés ont payé. Et c’est fondamentalement ce que les Verts essaient de faire. Il est vrai qu’imposer une discipline aux acteurs privés du marché financier uniquement dans un pays, en particulier si celui-ci est petit, ne fonctionne pas vraiment, parce qu’ils peuvent riposter. Mais si les européens le font ensemble, alors nous avons une masse critique pour nous imposer face aux acteurs du marché.
C’est donc un argument supplémentaire pour des partis écologistes plus forts n’est-ce pas?
Philippe Lamberts: Bien entendu. Jusqu’à un certain point, j’ai souvent senti que les Verts étaient les seuls vrais partisans du marché libre. De nombreux partis traditionnels restent dans une posture qui consiste à être favorable au marché libre… tant qu’il reste rentable. Si les marchés génèrent des pertes, ce sont les contribuables qui doivent alors payer. Les Verts ne veulent pas réduire tous les aspects de l’activité humaine au marché, certainement pas. Mais pour les activités pour lesquelles la logique de marché a du sens, alors la discipline de marché doit s’appliquer: celui qui fait une erreur paie le prix. Malheureusement je dois dire que pour l’instant, les partis traditionnels sont favorables à une discipline très stricte lorsqu’il s’agit des gouvernements, mais ils oublient cette même notion de “discipline” quand il s’agit des acteurs privés.
Trois encoches dans le dogme
Cette attitude des Verts d’être ouverts par rapport à la logique de marché a été visiblement une des conditions de leurs succès au Parlement européen. Pouvez-vous esquisser les principaux résultats de leur action au Parlement européen, pas seulement sur la régulation bancaire mais aussi dans la lutte contre les paradis fiscaux ?
Philippe Lamberts: D’un point de vue global, nos succès ont été forcément limités par le fait que nous sommes loin d’être la première force politique du Parlement européen. Mais notre travail est important au sens où nous avons ouvert des brèches dans l’orthodoxie néo-libérale.
Tout d’abord, nous sommes parvenus à obtenir la première interdiction d’un produit financier en Europe. Désormais, il est interdit en Europe de recourir à des «naked credit default swaps” (CDS nus) sur de la dette souveraine. Jusque-là, un investisseur pouvait parier sur le défaut d’un gouvernement, un peu comme si un particulier pouvait s’assurer contre l’incendie de la maison de son voisin. Vous ne pouvez vous assurer contre un risque auquel vous n’êtes pas exposé, parce que vous auriez alors un intérêt à ce que risque se réalise. Sur les marchés financiers, c’est autorisé, sauf, désormais en ce qui concerne la dette souveraine. Ce succès va à l’encontre de l’idée que l’innovation financière est intrinsèquement bonne. Nous avons fait valoir que si les gouvernements avaient le droit d’interdire certains produits mettant en danger la santé des consommateurs, il devait en être de même dans le secteur financier. Cela va totalement à l’encontre de la logique dominante selon laquelle « les marchés savent mieux ce qui est bon », qu’il suffit de libérer la « créativité » des acteurs du marché, de sorte qu’au bout du compte, tout le monde en bénéficie. C’est la première brèche.
La seconde brèche a été ouverte au niveau des paradis fiscaux. La fraude fiscale, l’évasion fiscale et ce qu’on appelle l’optimisation fiscale, sont les instruments les plus dangereux qui menacent la démocratie, parce qu’ils privent des gouvernements élus des moyens de mettre en œuvre leurs politiques. Il s’agit d’un domaine, en théorie tout au moins, qui dépasse les compétences du Parlement européen, dans la mesure où il n’a pas de prérogative en matière fiscale. Pourtant, nous sommes parvenus à intégrer dans les directives bancaires qu’il fallait au moins forcer les banques à révéler où elles opèrent, sous quel statut légal, les profits qu’elles réalisent, les impôts qu’elles payent, les subsides qu’elles perçoivent et le nombre de personnes qu’elles emploient. Cela veut dire, par exemple, que des grosses institutions financières comme la Deutsche Bank ou BNP Paribas devront, par exemple, révéler que dans une certaine île des Caraïbes, ils disposent de 15 entités légales qui génèrent des milliards de revenus, des centaines de millions de bénéfices, sur lesquels elles ne payent pour ainsi dire pas d’impôt, tout en employant tout au plus un équivalent temps plein. C’est un premier pas important dans la lutte contre les paradis fiscaux, dans la mesure où le problème est rendu visible. Et lorsque cela devient visible, les gouvernements élus ont plus de mal à ne pas agir.
Un premier pas dans la lutte contre les paradis fiscaux
Cela veut-il dire que nous en verrons les conséquences d’ici deux ans ?
Philippe Lamberts: Cela sera d’application à partir du 1er janvier 2015. Nous avons donc fait une encoche dans le dogme selon lequel il est impossible d’imposer la transparence aux institutions privées. Ce « voile du secret » permet la fraude et l’évasion fiscales. Mais d’autres dossiers financiers sont totalement bloqués parce qu’ils sont intégralement dans les mains du Conseil des ministres et donc des gouvernements nationaux, et en l’occurrence dans celles des ministres des Finances. Comme il y faut l’unanimité, un seul ministre peut tout bloquer. C’est l’éléphant dans la pièce, dont personne ne veut parler…
Troisièmement, il y a le dossier des rémunérations. La rente qui est créée par ces institutions « too big too fail » qui peuvent faire chanter des gouvernements élus, se traduit par des profits gigantesques qui sont d’abord distribués aux « topmanagers » et ensuite aux actionnaires. Sur ce dossier qui m’a valu une certaine réputation dans la place financière de Londres, nous ne sommes pas parvenus à limiter le montant des bonus en valeur absolue, mais en valeur relative. Nous avons limité la part variable de la rémunération par rapport à la part fixe. L’Europe n’a pas de compétence en matière salariale : mais elle est compétente en matière de structure des salaires s’il est prouvé que cette structure a des effets systémiques sur le marché intérieur. Dans ce cas, le niveau élevé de la partie variable en proportion de la partie fixe incite fortement les banquiers à se comporter de manière stupide.
Là aussi, nous avons mis des limites, dans le dogme selon lequel il ne revient pas aux gouvernements de mettre de limite dans les rémunérations. Soit dit en passant, JP Morgan aux USA et la Deutsche Bank doivent payer de grosses amendes pour des infractions commises durant et après la crise financière. Mais ces banques clament aujourd’hui qu’elles peuvent payer ces amendes tout en restant largement bénéficiaires. Autrement dit, ils font de tels profits que pour eux, commettre des infractions et payer des amendes reste un business tout à fait profitable. Ces géants de la finance sont donc toujours occupés à importer de l’argent qui vient de la société plutôt qu’à créer de la valeur pour la société.
Nous sommes donc parvenus à faire une brèche dans certains dogmes, mais le dogme le plus fondamental, selon lequel les marchés sont bons et les gouvernements mauvais, continuent de dominer l’économie.
Les stratégies des gouvernements européens, de la Commission et de la Banque Centrale Européenne reposent toujours sur l’idée que la seule manière de sortir de la crise est 1) de réduire la dette publique en réduisant les dépenses publiques ; 2) qu’il faut restaurer la compétitivité en réduisant les coûts du travail et ce qu’ils appellent « les barrières non-tarifaires », c’est-à-dire la législation sociale et environnementale. Il n’y est jamais question de renforcer la compétitivité en réduisant le coût du capital, qui en Europe, est absurdement élevé, par comparaison, par exemple, avec la Chine. Cela reste la logique fondamentale des partis traditionnels, qu’il s’agisse du PPE, des sociaux-démocrates ou des libéraux. Les Verts font partie de ceux – peu nombreux – qui s’opposent réellement à cette logique. Mais nous ne sommes toujours que le quatrième groupe du Parlement européen. Si nous voulons réellement détruire cette idée, nous devrons être l’un des premiers partis, pas seulement au Parlement européen, mais aussi dans les gouvernements nationaux. Mais la réalité actuelle, c’est que nous ne sommes que dans 4 gouvernements sur 28. Nous ne faisons pas partie des principales forces politiques.
L’Extrême-gauche au balcon
Et quelle est l’attitude de l’extrême gauche dans ces discussions au Parlement européen ?
Philippe Lamberts: Nombre de ses représentants partagent nos analyses. Mais ils restent le plus souvent au balcon. Dans toutes les batailles que j’ai évoquées, l’extrême gauche a bien envoyé un représentant pour suivre l’évolution des dossiers, mais ils n’ont pas tenté de les améliorer. Ils ont souvent bien voté, mais ils n’ont pas fait réellement d’effort pour changer le rapport de forces au sein du Parlement européen. Nombre d’entre eux sont encore tentés par l’idée que le système doit s’effondrer sous le poids de ses propres contradictions, en espérant qu’après cet effondrement, ils seront forts et en mesure de reconstruire la société à partir d’une page blanche. Les Verts pensent, eux, 1) qu’un effondrement du système frappera la société à un tel point que sa reconstruction sera bien plus difficile qu’une transition pacifique. (2) que personne ne peut nous garantir que les “forces du bien” – pour le dire en noir et blanc – survivront à cet effondrement. Si nous partageons avec l’extrême gauche la critique des inégalités, seuls certains d’entre eux partagent notre analyse selon laquelle nous ne sommes bas seulement confrontés à une bombe à retardement sociale mais qu’il y a aussi une bombe à retardement environnementale.
Il est vrai que les Verts ont eu quelques difficultés à faire prendre conscience de la dimension écologique de la crise…
Philippe Lamberts: Il est vrai qu’il est beaucoup plus facile d’utiliser cet argument en Inde ou en Chine où le compte à rebours de la bombe écologique est bien plus perceptible que c’est le cas ici en Europe. En Europe, on peut encore avoir l’illusion de penser qu’on est à l’abri de la crise écologique. L’Europe – et elle n’est pas la seule – continue de surexploiter des ressources qui sont finies. Mais lorsque nous heurterons les dures limites de notre planète – que ce soit le climat ou les ressources – les sociétés européennes seront frappées aussi fortement que les autres sociétés. Vous ne pouvez donc pas dissocier la dimension sociale de la dimension environnementale ou écologique. Les premiers frappés par la crise écologique, sont et seront les plus faibles de notre société. Vous ne pouvez pas relever le défi écologique sans relever le défi social. Les deux sont inséparables. Mais jusqu’à présent, nous ne sommes pas parvenus à relever ceux-ci simultanément.
Priorités pour la prochaine législature
Quelles sont vos priorités pour la prochaine législature ? Quelles sont les alliances sociales et politiques dont nous avons besoin pour les mettre en œuvre ?
Philippe Lamberts: Fondamentalement, notre priorité est de réduire les inégalités matérielles tout en réduisant l’empreinte écologique. Mais même si les Verts devenaient la troisième force du Parlement européen, ce qui ne se dessine pas vraiment pour le moment, cela ne suffirait pas. Nous devons donc construire des alliances, d’abord dans la société et ensuite dans l’arène politique. Dans le monde syndical, dans les associations tout comme dans le secteur privé, il y a de plus en plus de gens qui ont pris la mesure des défis auxquels nous sommes confrontés et qui ont commencé à mettre en œuvre des solutions. Les Verts doivent être la première expression politique de ces acteurs de changement et construire ensuite des alliances avec les personnes qui partagent notre diagnostic.
Les gouvernements disposent de deux instruments de base : le premier est l’instrument régulateur : des règles et des lois. Mais ne parler que de régulation serait une illusion complète, tant que vous oubliez l’argent. La priorité fondamentale, ce sont les recettes. Que faisons-nous pour faire de la fiscalité un véritable instrument de la transformation sociale et écologique ? Quelle taxation du capital pour quelle taxation du travail ? Quelle fiscalité des entreprises ? Aujourd’hui, nous sommes dans une situation où les petites entreprises payent 35% d’impôts voire plus, tandis que les grosses entreprises n’en payent que 5%. Comment réglons-nous ce problème majeur? De quoi avons-nous besoin pour mettre en place une véritable fiscalité environnementale ? Et quoi que vous fassiez, vous devez vous assurer que les impôts sont payés là où ils doivent l’être. C’est tout l’enjeu de la lutte contre les paradis fiscaux et l’évasion fiscale ! C’est la priorité absolue et elle dépasse largement la capacité d’un gouvernement isolé. Et bien sûr, il n’est absolument pas possible d’envisager une poursuite de l’intégration européenne, si vous ne ré-établissez pas ou si vous n’établissez pas une démocratie européenne.
La souveraineté est passée du people au secteur financier. Lorsque les marchés des capitaux ou les gens qui les gèrent ont plus de souveraineté que les démocraties, c’est la démocratie elle-même qui est en jeu. Et tant que vous n’avez pas résolu ce problème, une poursuite de l’intégration ne sera pas acceptable pour les citoyens européens. C’est un peu l’œuf et la poule.
Il faut poursuivre l’intégration européenne pour changer le rapport de forces entre la démocratie et le secteur financier. Mais vous ne pourrez le faire que si vous renforcez la démocratie européenne. Et de toute évidence, ce que la Troïka a fait pendant cette crise a mis à mal la démocratie. Nous devons rendre l’Europe crédible en renforçant la démocratie et non en l’affaiblissant. Et c’est évidemment une proposition difficile.
Le risque de la “grande coalition”
Certes mais quelle est la faisabilité d’une telle politique ?
Philippe Lamberts: La principale évolution politique de ces derniers mois en Europe, surtout après les élections allemandes, c’est l’émergence de « grandes coalitions ». C’est-à-dire de coalitions composées des partis traditionnels, ceux de la soi-disant gauche comme de la droite. En Allemagne, il y a une majorité de chrétiens-démocrates membres du PPE et des sociaux-démocrates. En Autriche, en Belgique, aux Pays-Bas, nous avons des coalitions très comparables, en ce compris avec les libéraux. Ma vraie préoccupation, c’est que le prochain Parlement européen ne soit dominé par la même logique, d’une domination par les deux partis principaux. Le souhait de résister aux extrêmes et en particulier à l’extrême droite continuera de motiver la poursuite des politiques actuelles. Cela voudrait dire que la marge de manœuvre des Verts serait plus réduite. Cela refroidirait le débat européen. Et si c’était le cas, le rôle des Verts serait de démontrer qu’il y a réellement une alternative politique, qui par comparaison avec les partis extrémistes, est une alternative réaliste qui dispose de proposition réaliste pour aller de A (là où nous en sommes) vers B (là où nous devrions aller), plutôt que d’espérer que les politiques traditionnelles ne débouchent sur un effondrement du système.