Cet article est la version française d’un article paru sur le site du Green European Journal.
Il est accessible dans sa version anglaise ici: Europe Ecologie Les Verts after the EU elections: Do or Die.
Emiliano GROSSMAN est politologue à Sciences Po et travaille au Centre d’études européennes à Paris. Il est originaire d’Argentine mais a grandi en Allemagne avant de venir étudier en France. Après être passé par Sciences Po, la LSE et l’Université de Cambridge en tant qu’étudiant, Emiliano enseigne aujourd’hui la politique comparée ainsi que les relation entre médias et politiques. Ses recherches portent sur les processus de mise à l’agenda, les institutions politiques et les effets de la visibilité médiatique sur ces processus.
La tendance historique des écologistes en France lors des différentes élections est d’alterner résultats brillants et déconvenues amères. Dans cette mise en perspective du bon crû 2019, Emiliano Grossman explore les conditions auxquelles le succès éclatant et relativement surprenant d’EELV aux élections européennes de 2019 pourrait s’inscrire dans la durée – et faire mentir enfin le schéma des marées vertes qui montent et redescendent sans cesse. Outre la nécessité de fédérer un électorat très divers et plutôt volatil, vite fatigué par les dissensions internes, il insiste sur l’urgence pour EELV de se doter d’une stratégie claire de dépassement de ses réflexes historiques. Et rappelle sans la nommer, l’intérêt d’ouvrir une fenêtre d’Overton pour l’écologie en favorisant le clivage environnemental, dont la diffusion aux extrêmes du spectre pourra conférer au parti de l’écologie la centralité électorale nécessaire à la constitution des majorités.
Après une séquence électorale présidentielle-législative 2017 très décevante, prolongeant les difficultés rencontrées depuis 2012, Europe Ecologie – Les Verts (EELV) a pu reprendre des couleurs à l’occasion des élections au Parlement européen de juin 2019. Avec 13,5% des suffrages exprimés, dans un contexte de hausse de la participation souvent défavorable à cet électorat plus mobilisé, EELV n’a pas seulement déjoué tous les pronostics, mais il a également approché les 16,3% du scrutin de 2009 – à ce jour le meilleur résultat d’un parti vert dans un scrutin national.
Le contexte était sans doute favorable: les mobilisations de lycéens un peu partout ont contribué à la visibilité des enjeux climatiques. Et bien que la campagne européenne n’ait été ni très vivante, ni très suivie, les enjeux environnementaux se sont imposés. Or ils restent associés à EELV, même si d’autres partis tentent régulièrement de se mettre en avant sur cet enjeu. EELV a ainsi profité de la mobilisation de la conscience écologique au sens large, plus que de la mobilisation de ses seuls militants.
Néanmoins, l’interprétation de ces résultats en termes de tendance reste délicate. 2017 n’était-elle qu’un accident? EELV a-t-il été simplement une victime collatérale des bouleversements du système partisan français ? Le résultat de 2019 serait-elle alors le « vrai » poids de l’écologie en France ? Ou, au contraire, n’est-elle que le produit d’un contexte favorable? Comme souvent, la vérité se situe quelque part entre ces deux marques, dans un espace qui comporte autant de risques que d’opportunités.
EELV aux européennes, un résultat à ne pas surestimer
De manière générale, au vu des variations historiques du vote vert en France, les résultats des européennes sont à prendre avec précaution. En effet, si les écologistes français, dans diverses configurations partisanes successives, ont souvent obtenu des bons résultats aux élections européennes, ils ont rarement réussi à reproduire ces résultats à l’occasion de scrutins nationaux, comme le montre le graphique ci-dessous.
Graphique 1 – Résultats électoraux des partis écologistes en France (1989-2019)
Comme on peut le voir, les résultats exceptionnels obtenus aux élections européennes de 2009 ont été suivis de résultats médiocres aux élections présidentielle et législatives de 2012. Les résultats aux élections municipales – ici pour les villes de plus de 30000 habitants – sont meilleurs, mais n’ont dépassé les 10% qu’une fois en 25 ans. Les raisons de cet écart entre les résultats aux européennes et ceux des autres élections sont connues. Les Verts, en France et ailleurs, ont traditionnellement adopté l’Europe comme partie intégrante de leur corpus doctrinal, et non comme une menace. Ils ont, de ce fait, régulièrement fait campagne sur l’Europe quand la plupart des partis de gouvernement prenaient soin de rester aussi évasifs et souples que possibles sur la question – à l’exception de certaines générations du Parti Socialiste fortement attachées au projet européen. Face à la montée d’un sentiment eurosceptique depuis le début des années 90, les Verts sont souvent apparus comme une des rares offres politiques véritablement pro-européenne. Mais il est vrai aussi que la faible participation à ces élections diminue en général la part des partis de gouvernement et augmente, mécaniquement, celle des autres partis, dont les Verts. De manière générale, les partis au pouvoir – à l’exception de 2019 – tendent à négliger cette élection en France, considérée comme plus favorable à l’opposition. Les élections européennes ont toujours été et restent en France des élections de “second ordre”, selon l’expression forgée à l’origine par les politistes allemands Karl-Heinz Reif et Hermann Schmitt. C’est sans doute ce qui peut expliquer aussi les scores relativement bons aux élections régionales. Cependant, les configurations assez diverses des listes vertes à ces élections – plusieurs listes concurrentes, EELV autonome, gauche plurielle, alliances ponctuelles – les rendent plus difficilement comparables dans le temps.
En revanche, les élections législatives et présidentielles mobilisent, elles, l’ensemble des partis au maximum. Les dépenses, les efforts pour accroître la présence médiatique et la mobilisation des militants atteignent leur zénith pendant les campagnes pour ces élections, réduisant l’impact des organisations partisanes plus faibles en membres et moyens financiers. L’implantation locale d’EELV plus faible en dehors des villes explique quant à elle les dynamiques des résultats aux élections municipales.
Les chiffres passés ne plaident donc pas en faveur de bons résultats aux municipales de 2020 ou à la présidentielle et aux législatives de 2022. Mais y aurait-il des raisons d’espérer mieux ?
Un contexte enfin favorable ?
A l’évidence, le contexte a changé depuis 2009. La visibilité des enjeux environnementaux est désormais structurelle ; les mauvaises nouvelles du climat s’accumulent et une prise de conscience d’une ampleur inédite semble à l’œuvre, sous l’impulsion, notamment, des plus jeunes générations, comme le souligne le phénomène Gretha Thunberg. Dans les sondages, les Français sont de plus en plus nombreux à mettre le changement climatique au premier rang de la liste de leurs préoccupations. On a vu les effets de ce contexte favorable en juin 2019, quand les sondages prédisaient pourtant un score bien plus faible.
Si ce contexte favorable se maintient, il rend pour autant l’analyse des résultats des européennes aussi un peu plus incertaine. Car il est plus difficile de déterminer ce qui dépend des mérites de la campagne d’EELV et de l’attrait de ses leaders et de leurs prises de position, d’une part, et ce qui est dû à des éléments contexte qui dépassent très largement le parti.
Le graphique 2 présente ainsi l’évolution du vote entre 2017 et 2019 pour les principaux candidats et partis. Les données proviennent de deux vagues du panel ELLIPSE du Centre de données sociopolitiques de Sciences Po (CDSP). Les données n’étant pas pondérées, ce n’est pas les résultats électoraux qui nous intéressent ici, mais bien les “migrations” électorales.
On voit que les électeurs verts de 2019 viennent dans des proportions équivalentes des électeurs d’Emmanuel Macron et de Jean-Luc Mélenchon en 2017. Il est assez clair également que l’apport des votes “hamonistes”, s’il est important par rapport à ces derniers, est relativement modeste au vu des apports d’autres candidats.
Graphique 2 – Vote aux présidentielles de 2017 et aux européennes de 2019
La variété des origines des électeurs peut d’abord être considérée comme un atout : EELV semble actuellement capable d’attirer un large éventail d’électeurs aux sensibilités politiques très diverses. Il est vrai qu’aujourd’hui le parti occupe un espace clairement identifié sur le spectre politique français : clairement à gauche, comme l’illustre le graphique 3, qui fait le lien entre les partis centristes et la France insoumise. Et si l’électeur médian vert se situe légèrement plus à droite (au-dessus dans le graphique 3) de celui du PS, les deux partis se ressemblent sur ce plan. Mais nous verrons plus loin que l’essentiel de la compétition ne se joue peut-être pas ou plus seulement sur l’axe gauche-droite.
Ces “migrations” ne concernent pas que les électeurs verts. C’est l’ensemble du système partisan qui a été bouleversé en 2017. Et nous sommes encore loin d’une consolidation. Le succès de La République en marche (LRM) est pour l’instant incarné par son leader et rien n’assure que le parti pourra lui survivre, notamment, en cas de défaite en 2022. Par ailleurs, le départ d’électeurs LRM vers les Verts a été plus que compensé par l’afflux de votes “fillonistes”, comme le montre le graphique 2, changeant à cette occasion assez fondamentalement la composition de l’électorat de LRM.
Tout le système partisan se trouve donc dans un état de grande fluidité. On retrouve ici la conséquence de la concurrence du clivage gauche-droite de longue date par un clivage culturel autour des questions de progressisme ou conservatisme culturel (voir à ce titre le travail de Vincent Tiberj). Si le Rassemblement national (RN) occupe “naturellement” l’extrémité conservatrice de ce clivage, EELV serait le candidat naturel pour en occuper l’extrémité progressiste. Or force est de constater que pour des raisons trop longues à expliquer ici, d’autres mouvements lui ont régulièrement contesté cette place.
En outre le contexte est clairement propice à une plus grande insistance sur les questions environnementales. Mais la crédibilité d’Emmanuel Macron et de son parti sur ces questions reste limitée, malgré les ralliements récents de plusieurs anciens cadres d’EELV. On peut considérer avec les observateurs du champ politique que l’environnement est un enjeu consensuel : personne n’y est opposé, mais les partis diffèrent quant à l’importance qu’ils y accordent. Mais ces derniers mois ont illustré que la question du “degré” ou de l’importance est en train de devenir fortement clivante en France et ailleurs.
Un autre élément central s’ajoute ici : si EELV ne peut pas prétendre incarner le mouvement écologiste français dans sa totalité, EELV reste le “propriétaire” des enjeux écologiques dans l’arène électorale, pour reprendre une expression du politiste John Petrocik. Autrement dit, les électeurs associent cet enjeu avec EELV plutôt que toute autre force politique. De ce fait, les tentatives de la France insoumise ou des différents mouvements issus du PS de jouer la carte écologiste semblent avoir finalement joué en faveur du parti écologiste historique. Malgré leurs efforts, ces forces ont clairement échoué à apparaître comme des alternatives crédibles sur cet enjeu.
Deux perspectives émergent comme une alternative probable pour les années à venir. Premièrement, on peut imaginer que le clivage culturel évoqué se “reverdisse” ce qui obligerait LRM et le RN à prendre plus clairement position sur cet enjeu. En tout état de cause, cela se traduirait par une tendance favorable à EELV en raison de sa “propriété” sur cette question. Ou alors, on peut imaginer l’émergence d’un clivage environnemental distinct du clivage culturel. Ce clivage serait nécessairement moins structurant que le culturel, mais se révélerait probablement très puissant parmi les classes d’âge les plus jeunes.
Quelle que soit la tendance qui l’emportera, la situation présente doit donc avant tout être vue comme une occasion historique pour EELV de changer de statut. Même si ce changement n’interviendra qu’au prix d’une prise de conscience interne, pouvant générer des tensions au sein des militants historiques et de son électorat.
Une cohabitation difficile en vue
Les expériences passées, cf. le graphique 1, montrent en effet qu’EELV a souvent eu du mal à capitaliser sur ses moments forts. Certes, il est assez difficile d’évaluer quelle part des électeurs de 2017 étaient des électeurs verts réguliers qui ont dû faire face à l’absence d’un candidat vert lors du scrutin présidentiel. Le défi central est donc de comprendre les spécificités de cet électorat afin de le consolider et – si possible – l’accroître.
Graphique 3 – Positionnement gauche-droite par parti
C’est là que se pose la question des jeunes électeurs. Si EELV est bien le premier choix à gauche pour les jeunes, il est talonné de près par la France insoumise. Malheureusement les effectifs pour ces catégories d’électeurs dans notre enquête ne sont pas assez importants pour en tirer des conclusions définitives, mais on peut soupçonner que l’importance des enjeux environnementaux sera un élément décisif dans la bataille pour les “primo-votants” de 2022. Là encore, il s’agit d’une opportunité, plutôt que d’une probabilité.
La diversité des électeurs implique un danger évident : comment faire cohabiter des sensibilités politiques aussi diverses ? Les différences entre FI et LRM semblent criantes sur le graphique 3. Et pourtant c’est bien de ces partis que pourraient (re)venir d’autres électeurs verts.
Si Yannick Jadot a dit ne pas « faire de différence entre ceux qui sont écologistes depuis une heure et ceux qui le sont depuis quarante ans », il n’est pas certain que les militants et cadres historiques d’EELV l’entendent de la même oreille. La perspective d’un changement de statut pour EELV pourrait bouleverser l’organisation et le débat internes… même si le congrès EELV de cette fin d’année 2019 et la désignation d’un nouveau leader sous le signe du rassemblement et de la continuité semblent démentir cette potentialité.
Pour partie, on rencontre ici un problème de croissance classique pour les formations politiques en dynamique positive. Il est normal que nouveaux et anciens électeurs ne partagent pas exactement la même vision du politique, des partis et de leurs fonctions ou du travail des représentants. Il est probable également que la grande dispersion des électeurs en termes d’auto-positionnement gauche-droite fasse régulièrement problème. Mais il faut rester conscient que malgré un contexte certainement favorable, les choses ne risquent pas d’en être plus faciles pour autant. Entre volatilité passée et diversité actuelle, il est donc important de procéder de manière réfléchie et stratégique – si l’objectif est la conquête du pouvoir.
Une différence qu’il faudra apprendre à gérer
L’électeur vert potentiel est urbain et de tous âges. Il se caractérise d’abord par sa préoccupation pour l’environnement. Son positionnement idéologique est moins clair : de l’extrême-gauche au centre, il n’est pas très attaché à un parti, pour le moment – ce qui ne veut pas dire, pour autant, qu’il ne cherche pas un foyer politique. Pour l’instant, le principal point commun à une grande partie de cet électorat est donc sa relative volatilité et sa proximité ponctuelle au parti vert ; il faut ajouter, plus fondamentalement, sa préoccupation pour les enjeux climatiques et la biodiversité. Sans une stratégie qui tienne compte des caractéristiques spécifiques de ces électeurs, des résultats faibles – classiques au vu du graphique 1 – sont à prévoir pour les échéances électorales de 2020 et 2022. Pour EELV, il en résulte une série de choix stratégiques. Quelques pistes pour les distinguer et les comprendre :
1. Un discours politique axé sur l’écologie
Autant il a été important à certaines époques de s’éloigner de l’image d’un parti “monothématique”, autant il est important aujourd’hui de privilégier cette entrée en matière. Il ne s’agit pas de laisser de côté des sujets comme les inégalités, mais de privilégier leur compréhension à travers une grille écologiste. La conciliation du large éventail de positions gauche-droite est à ce prix. Au-delà des débats de court terme sur l’opportunité de telle ou telle alliance, il est fondamental de développer un langage et des références en commun pour une partie croissante de l’électorat.
Cela implique un travail ambitieux sur le projet politique d’EELV et, plus largement, sur l’écologie politique dans la société française aujourd’hui. C’est dès maintenant qu’il faut préparer ce projet, entamer un travail de réflexion en invitant des experts, des militants d’autres pays, des acteurs sociétaux à tous les niveaux.
2. Un parti tourné vers l’extérieur
Les discussions internes, le foisonnement d’idées sont nécessaires dans la perspective du premier point, mais il ne faut pas que cela se limite aux seuls initiés. Entre les très nombreuses “défections” de ces dernières années – vers le PS, d’abord, puis vers LRM et les Insoumis et les attaques publiques entre leaders, un parti immature et instable est particulièrement décourageant pour les nouveaux électeurs.
Il faut pourtant un débat et qu’EELV soit en mesure de le structurer ; mais ce doit être un débat qui mobilise au-delà du parti. Une occasion pour des nouveaux et futurs électeurs de s’exprimer. Bruno Latour disait récemment que les jeunes générations ont besoin de décrire le monde dans lequel nous vivons. Dans ce scénario EELV serait le catalyseur, le facilitateur de cette expression des jeunes. Mais cela impliquera une ouverture réelle vers l’extérieur.
3. Une stratégie de conquête du pouvoir
Tous ces efforts resteront cependant vains si EELV n’ambitionne pas clairement la conquête du pouvoir. Le potentiel électoral, que j’estime large, n’a de chance d’être réalisé qu’à condition d’une ambition claire et ouvertement affichée. Les électeurs nouveaux, volatiles ou futurs ne resteront que si ce parti est prêt à faire les sacrifices nécessaires, à mettre l’organisation au service de cet objectif et à y soumettre les velléités personnelles des militants et responsables historiques.