Accueil / Articles / Non classé / Le Léviathan climatique : unique solution au changement climatique ?

Le Léviathan climatique : unique solution au changement climatique ?

- 7 mai 2020

Note de lecture de Climate Leviathan: A Political Theory of our Planetary Future de Geoff Mann et Joel Wainwright (Verso, 2017)

Quelles perspectives politiques se dessinent alors que le changement climatique est une réalité de plus en plus prégnante ? Peut-on compter sur les États et les coopérations internationales pour réaliser les transformations nécessaires à la diminution drastique de nos émissions de gaz à effet de serre ? Pour répondre à ces questions, Geoff Mann et Joel Wainwright, tous deux géographes, unissent deux grandes traditions philosophiques: la critique de l’économie politique capitaliste – en se basant principalement sur les travaux de Karl Marx,  Antonio Gramsci et Nicos Poulantzas – et les réflexions sur la souveraineté telle que pensée par Thomas Hobbes, précisée par Carl Schmitt et remise en question par Walter Benjamin et Giorgio Agamben. Par ailleurs, ils s’inscrivent dans ce que Jean-Pierre Dupuy appelle le « catastrophisme éclairé », rappelant l’approche prise par la collapsologie. Leur volonté, dans ce livre, est d’identifier les processus à l’oeuvre, aussi terrifiants soient-ils, afin de pouvoir les questionner de manière réaliste et de comprendre quels types de souverainetés pourraient émerger en réponse aux problèmes posés par le changement climatique. 

Dans cette perspective, les auteurs envisagent quatre trajectoires politico-économiques qui représentent sûrement l’apport le plus intéressant du livre aux débats actuels de part sa double dimension historique et spéculative. Chaque scénario est caractérisé par son positionnement sur deux axes: le premier concerne la persistance ou non du modèle capitaliste tandis que le second s’intéresse au potentiel avènement d’une souveraineté planétaire. Cette forme d’autorité politique capable d’agir à l’échelle mondiale est décrite comme l’invocation d’un état d’exception capable de décider qui peut ou non émettre du carbone grâce à un mécanisme complexe de régulations et de surveillance proclamé au nom de la sauvegarde de la planète et de ses habitants.

Pour Geoff Mann et Joel Wainwright, la trajectoire la plus probable est incarnée par le Léviathan climatique dont le projet peut être résumé ainsi: étendre la souveraineté à l’échelle planétaire – souveraineté planétaire – sur la base des relations sociales existantes, en considérant le capitalisme comme la solution et non le problème. Même s’il n’est pas encore devenu réalité, expliquent-ils, il existe in potentia à travers la coopération entre de puissants pouvoirs politiques nationaux et des institutions internationales telles que les Nations Unis qui plaident en faveur d’une transition vers un capitalisme vert mondialisé. Cette vision est comparable, selon les auteurs, au Keynésianisme qui s’est développé en réponse aux crises économique et politique des années 30 mais n’est pas suffisant pour inverser le changement climatique. En effet, même s’ils reconnaissent l’avancé que représenterait la mise en place d’un New Deal vert, ils doutent sérieusement de la capacité des États à agir rapidement et de manière constante. Et quand bien même, il existe bien des manières de concevoir un New Deal vert dont certaines qui n’impliquent aucun changement d’organisation sociale ou aucune baisse notable des impacts environnementaux. En somme, pour les auteurs, le Léviathan climatique ne remet pas fondamentalement l’impératif de la croissance en question et continue à bafouer ainsi les limites planétaires. Les solutions qu’il propose sont presque systématiquement des opportunités offertes au capital : business et technologies vertes, énergie nucléaire, capture et stockage du carbone, permis d’émissions de CO2 négociables ou encore géoingénierie. D’autre part, ces outils techniques et économiques sont un moyen pour le Léviathan climatique d’instaurer une souveraineté planétaire en étendant géographiquement et politiquement le bloc hégémonique que représente le Nord global capitaliste.

Cependant, Geoff Mann et Joel Wainwright reconnaissent que l’incorporation de la Chine à ce nouvel ordre mondial reste compliquée. C’est pourquoi ils développent un autre scénario, appelé Mao climatique, qui incarne une certaine volonté des pays de l’Asie du Sud et de l’Est d’aboutir à une souveraineté globale tout en refusant le modèle capitaliste. Dans ce cas de figure, le pouvoir est concentré entre les mains de l’État souverain et les dynamiques de marché font place à la planification. Les théories maoïstes sont ici projetées sur les problèmes environnementaux : il s’agirait de construire l’idée d’une  terreur juste qui s’effectue dans les intérêts futurs du collectif. Cela confère à une telle approche l’avantage sur les démocraties libérales, notamment dans sa capacité à mobiliser rapidement des mesures politiques et économiques massives permettant de mettre un terme au changement climatique. Au-delà de l’inquiétude que certains peuvent ressentir face au ton assez complaisant avec lequel les auteurs discutent de ce Léviathan climatique anti-capitaliste, c’est surtout la probabilité de ce scénario qui interroge. En effet, compte tenu de l’actuelle politique du Parti Communiste Chinois qui encourage le développement économique, augmentant de fait les émissions de gaz à effet de serre, la perspective du Mao climatique semble peu vraisemblable.

Une autre trajectoire qui hante cette fois-ci les pays du Nord global capitaliste est le Béhémoth climatique. Formé par l’association de mouvements conservateurs et populistes climatosceptiques avec les lobbys de l’industrie des énergies fossiles, il consiste en un capitalisme réactionnaire hostile à toute forme de souveraineté planétaire. Cette vision, mêlant consumérisme débridé avec politiques publiques anti-immigration et climatosceptique, est embrassée par un nombre croissant de gouvernements à travers le monde dont les parangons sont les États-Unis de Donald Trump et le Brésil de Jair Bolsonaro. 

Cependant, Geoff Mann et Joel Wainwright considèrent le Béhémoth climatique trop incohérent et morcelé pour réellement prendre le dessus sur les démocraties libérales capitalistes qui dominent le paysage politique international.

Les auteurs envisagent alors une dernière alternative, le X climatique, qui permettrait de répondre à l’urgence écologique grâce à une transformation révolutionnaire et démocratique s’inspirant du mouvement pour la justice climatique. Loin d’être perçu comme une « solution miracle », l’avènement d’un tel scénario est formé comme un modèle, un chemin vers lequel les politiques climatiques devraient s’orienter afin de combattre la machine à consensus néolibérale. Néanmoins, il apparaît clair que cet horizon, décrit comme désirable, devra, pour advenir, transcender la logique capitaliste et le mouvement actuel nous rapprochant de plus en plus d’une souveraineté planétaire. Par ailleurs, il semble indispensable qu’il sorte de sa condition de projet politique ‘né sous X’ – et ce même s’il s’agit d’une volonté délibérée de la part de Geoff Mann et Joel Wainwright pour laisser ouvert le champ des possibles. On a bien là affaire à une contradiction classique en théorie politique, celle des solutions disséminées pour un problème qui, pourtant, dépasse les ruptures spatiales et temporelles. Si l’on veut donner raison au X climatique, il faut l’imaginer comme l’ébauche d’un projet qui est premièrement défini par sa négation des dynamiques actuelles – que les auteurs décrivent comme « un mouvement irréligieux remplaçant une structure religieuse » (p. 180). Mais c’est justement cette condition qui en fait sa fragilité. En effet, le X climatique n’est pas clairement identifié, excepté à travers trois principes simples prenant leur source dans le mouvement pour la justice climatique : l’égalité et la dignité pour tous qui pourrait, entre autres, être assurées par la démocratie radicale mais aussi une solidarité qui affirme « à la fois notre cause commune et notre multiplicité » (p. 176). Un flou plane donc concernant le système politique et économique succédant au capitalisme et la forme que prendra l’anti-souveraineté planétaire dans le cas du X climatique. Néanmoins, ce qui est sûr, c’est que ce dernier surgira de luttes collectives visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre et pas de la volonté d’un État. En effet, Geoff Mann et Joel Wainwright ne croient pas en l’idée selon laquelle l’État est l’unique et même le meilleur moyen de régler des crises de manière rapide. Ils se méfient, tout comme André Gorz avant eux, de «  l’expertocratie » qui règne au sein du Léviathan climatique et lui préfère une forme « d’autolimitation » uniquement réalisée avec le X climatique (1).

En conclusion, Climate Leviathan: A Political Theory of our Planetary Future constitue une contribution précieuse à l’écologie politique qu’il faut saluer pour l’angle d’autant plus utile que rare choisi par les auteurs. En nous offrant une carte audacieuse des perspectives politico-économiques qui s’offrent à nous dans les décennies à venir, ce livre va à contre-courant de la plupart des écrits sur le changement climatique qui se concentrent soit sur ses conséquences environnementales, soit sur les théories politiques à développer pour y faire face. Cette approche, en plus d’être intellectuellement stimulante, est nécessaire pour relever les défis posés, non seulement à l’écologie politique, mais aussi à chacun de nous.

Virgile Levrat, FEP



Notes

(1) Voir notre note de lecture sur Éloge du suffisant, André Gorz (PUF, 2019)

Sujets abordés :
Partager sur :