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Alain Coulombel : « le dépassement des limites planétaires nous invite a redescendre de notre piédestal »

- 13 décembre 2024

Dans ce Petit traité de la démesure, Alain Coulombel analyse, sous la forme d’un abécédaire, quelques figures symptomatiques de la démesure du capitalisme dans sa phase financiarisée : de l’extractivisme à l’homme augmenté. Et de dresser en alternative les pistes d’une écologie relationnelle.

Alain Coulombel est économiste, membre de la direction des Écologistes. Il a publié notamment De nouveaux défis pour l’écologie politique aux éditions Utopia. Il travaille actuellement sur l’entreprise face à l’Anthropocène.

Quel est l’objectif de ce traité ?

Alain Coulombel : J’ai cherché dans ce livre a capté la dimension mortifère du capitalisme. On parle indistinctement de thanatocapitalisme ou de nécrocaptitalisme  pour souligner cette logique destructrice du capital, ce moment où la prédation  sur les ressources fossiles et minérales, sur le vivant humain et non humain,  n’est plus un moyen pour répondre, par exemple, à des besoins mais une fin en soi qui s’exprime aussi bien par les guerres sans fin, l’extractivisme, l’exploitation de la biodiversité que par la recherche de la croissance pour la croissance et une logique d’expansion sans limite ni finalité.

Ce que les Grecs appelaient l’hubris et qu’ils associaient à l’énergie brutale de Dionysos, à l’aveuglement ou à l’excès déraisonnable, le hors limite. Quand Apollon était du coté de la belle apparence, de l’ordre, Dionysos lui représentait le désordre, l’informe et les Grecs redoutaient plus que tout, au nom de la stabilité des institutions de la cité, cette puissance d’illimitation. Puissance d’illimitation que nous retrouvons de nos jours démultipliée dans les outrances de la technique, dans l’accumulation hors de toute mesure de la richesse et du capital (songeons à la fortune personnelle des Arnault, Bezos, Musk et consorts) ou encore dans le fardeau que les hommes font peser sur l’environnement.

Nous semblons emportés par le vertige de notre propre puissance. Comme s’il y avait une forme de détestation de l’humain envers le vivant, que l’on retrouve par exemple dans la monstruosité de nos villes tentaculaires, dans la violence de la guerre sans fin, dans le post humain, dans l’extractivisme – « il faut fouiller les poches de la nature » disait Bacon le philosophe du XVI° siècle – ou dans la sixième extinction des espèces ou encore dans la puissance de destruction du nucléaire (ce qu’Edgar Morin qualifie d’ homo démens)

J’ai donc essayé, dans une première partie, de mieux circonscrire ce thème un peu galvaudé de la démesure, du dépassement des limites, à travers l’analyse factuelle de différentes manifestations ou expressions de ce no limit, que l’on retrouve aussi biendans l’extravagante accumulation du capital, que dans les mégafeux, l’hyper tourisme destructeur des paysages, la surveillance algorithmique ou encore la désertification des territoires, qui expriment, à mes yeux, le déchainement des forces, hors de toute maîtrise, qui sont en train de nous emporter.

J’ai cherché à mettre en regard des objets de réflexion aussi différents qu’un film de Béla Tarr (en l’occurence Damnation, un film tourné en 1987), le chien robot Aibo ou la tortue robot Elmer, le nouveau réalisme avec des artistes comme Arman et ses « accumulations », le bio-art, la surveillance totale ou le post-véridisme. Toutes ces figures se tiennent et sont profondément liées non seulement parce qu’elles s’imbriquent entre elles (le réchauffement climatique et la perte de la biodiversité, la robotique et la surveillance généralisée, la désertification des territoires et les mégafeux, les mégafeux et le réchauffement climatique…etc..) mais aussi parce qu’elles relèvent toutes d’un même processus global – l’Anthropocéne ou le Capitalocène – liant des dimensions (géo)politiques, des dimensions symboliques, sociales, biophysiques, anthropologiques et économiques.

On ne peut pas évoquer l’ensemble des figures de la démesure qui sont présentées dans la première partie de l’ouvrage, mais certaines semblent moins communes, comme la post-vérité ou la surveillance numérique. En quoi sont-elles des expressions de cette démesure ?

La problématique de la surveillance est omniprésente dans le débat public depuis plusieurs décennies. Vidéosurveillance, traçage, crédit social, géolocalisation, satellites de surveillance, reconnaissance faciale…Toute une panoplie de dispositifs sociotechniques s’est progressivement mise en place, affectant tous les domaines de la vie et permettant d’envisager, au nom de la sécurité, une surveillance totale de la population.

Ces dernières semaines, le débat en France a été relancé depuis que le gouvernement a annoncé son intention de pérenniser la vidéosurveillance algorithmique, mise en place à l’occasion des Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024. Ce qui, à l’origine, était présentée comme une mesure transitoire, destinée à sécuriser un événement sportif mondial, pourrait finalement s’avérer pérenne et constituer une étape supplémentaire dans la mise en place d’un quadrillage total de l’espace public par des centaines de caméras de surveillance pilotés par l’Intelligence Artificielle.

Après Foucault et ses lieux d’enfermement correspondant à des sociétés disciplinaires structurées autour de milieux clos (prison, école, armée), après Deleuze et le modèle des sociétés de contrôle fonctionnant par contrôle continu, voici venir le temps de la gouvernementalité algorithmique qui selon Rouvroy et Berns désignerait « un certain type de rationalité (…) reposant sur la récolte, l’agrégation et l’analyse automatisée de données en quantité massive de manière à modéliser, anticiper et affecter par avance les comportements possibles ». 

Avec la surveillance totale, aucune limite n’est posée à la captation de nos émotions, de nos sentiments, des mouvements de notre corps ou de notre intimité. L’obsession sécuritaire transforme chacun de nous en suspect potentiel et les grands événements sportifs, culturels, diplomatiques jouent un rôle de catalyseur et de terrain d’expérimentation permettant de renforcer les capacités d’action des forces de sécurité publiques et privées (en France, 180 000 agents de sécurité privée sont affectés à la protection de sites, dans les zones commerciales ou dans les transports et la filière industrielle de sécurité connait une croissance de l’ordre de 6% par an) via de nouveaux dispositifs comme la biométrie, la vidéosurveillance intelligente ou les logiciels d’analyses comportementales.

Palier par palier, nos sociétés occidentales se rapprochent du modèle dystopique chinois. Des principes comme la liberté, l’autonomie ou le libre arbitre s’estompent au profit d’une ingénierie comportementale où la sécurité (comme la santé dans la gestion des pandémies) sert de prétexte à la surveillance globale des populations, tant dans l’espace public que dans l’espace privé.

Autre figure qui me semble éclairante en matière d’analyse de cette course aux extrêmes : la métropolisation de nos territoires avec des métropoles dépassant plusieurs dizaines de millions d’habitants comme à Canton, Shanghai ou Delhi. Comme l’indique Guillaume Faburel cette urbanisation sans limites de la planète repose sur la soumission totale des écosystèmes naturels et leur artificialisation. A l’échelle planétaire, les villes, qui ne représentent que 2% de la surface émergée, sont d’ores et déjà responsables de 70% des déchets, de 75% des émissions de GES, de 70% de l’énergie consommée. J’évoque, dans mon livre, le cas de Dubaï, qui est souvent présenté comme la cité de la démesure, Babel futuriste, bâtie sur le sable où les projets les plus insensés ont vu le jour : une station de sport d’hiver indoor, la création d’îlots artificiels permettant d’accueillir des résidences de luxe, des centres commerciaux gigantesques, des hôtels sous-marins…le summum du délire et de la démesure quand au même moment six des neuf limites planétaires sont déjà dépassées.

Par ailleurs, une centaine de métropoles mondiales seraient menacées d’épuisement des réserves en eau avant 2050.  A cela, il faudrait ajouter la bidonvillisation des villes du Sud qui rassemble aujourd’hui plus d’un milliard de personnes mais devrait dépasser les deux milliards d’ici 2030. Et pourtant, on continue à promouvoir l’image éculée de la ville émancipatrice, de la ville accueillante et branchée sur les flux mondiaux. Or le corps urbain est un corps maltraité, violenté par le bruit, la chaleur, la densité, la pollution…comme si nous avions perdu le sens de l’art d’habiter qui, nous rappelait Illich, fait partie de l’art de vivre.

On pourrait évoquer également la guerre sans fin dont le conflit israélo-palestinien et la guerre d’extermination menée à Gaza en est une illustration tragique. Pour caractériser la nature de ces nouveaux conflits, Frederic Gros parle de guerre de chaotisation qui n’est plus orientée vers la paix mais vers la guerre pour elle-même. La guerre totale n’est finalement peut être rien d’autre que l’achèvement du capitalisme dans sa colossale démesure, en devenant permanente, larvée, globale comme en Afghanistan, Irak, Syrie, Palestine, Israel, Liban… Ces conflits s’affranchissent du droit international et la guerre devient alors un mouvement d’anéantissement total comme dans la bande de Gaza où plus de 60% du bâti est détruit et où les 2/3 (soit plus de 10 000 hectares) des terres agricoles ont été endommagés depuis le déclenchement des opérations militaires israéliennes.

Mais la guerre sans fin peut prendre aussi la forme du terrorisme, du narcotrafic, du pillage des  ressources, du conflit ethnique et/ou religieux, de la guerre entre gangs. Elle n’a alors ni forme stable, ni principe régulateur sinon qu’elle prospère sur le chaos. Je rappelle que chez les Grecs Kháos, signifiait littéralement « Faille, béance, ténèbres, gouffre ».

Difficile d’être optimiste en lisant la première partie de l’ouvrage et pourtant la seconde partie présente quelques pistes de réflexions susceptibles de nous protéger du désespoir ou du cynisme ?

Oui en effet, en contrepoint de l’analyse de ces différentes figures de la démesure, la seconde partie s’attache à présenter des expériences de pensée, issues des sciences humaines et des sciences de la nature, qui renouvellent profondément nos cadres intellectuels et existentiels. Il ne s’agit pas de décliner un programme politique – il y en a suffisamment sur le marché des propositions politiques – mais d’évoquer des perspectives d’une autre nature impliquant une rupture dans nos priorités. Si nous voulons rematérialiser notre rapport à la Terre, comme nous y invite par exemple Bruno Latour, nous devons faire retour au corps sensible, à cette corporéïté qui nous met en relation avec le monde. Dans le droit fil des réflexions du sociologie Hartmut Rosa qui considère que la crise de la modernité est une crise de la relation au monde, de notre rapport au monde.

Dans un monde sur-actif, hyper-tendu, désenchanté, faire retour au corps sensible est nécessaire, comme retrouver des capacités à s’émouvoir, à percevoir, à entrer en résonance avec ce qui nous entoure, le vivant sous toutes ses formes humaines et non humaines (bactéries, virus, champignons, insectes…) qui sont tous des puissances d’agir jouant leur propre partition à l’intérieur d’une interdépendance générale multispécifiques.  Au projet humaniste qui consistait à nous rendre maitre et possesseur de la Nature, le dépassement des limites planétaires nous invite a redescendre de notre piédestal et à developper une écologie relationnelle capable d’une attention précautionneuse avec le vivant.D’où les références à l’écopoétique ou à la théologie verte. Nos relations à la nature ont toujours été empreintes d’interrogations sur notre place dans l’univers, de mises à l’épreuve de nos certitudes. Mais ces dernières décennies, l’appauvrissement de nos liens aux vivants se sont traduits par une quête renouvelée de sens. De nouvelles sagesses se cherchent, de spiritualités sans Dieu ou de spiritualités laïques. On pense également à l’écologie mentale de Félix Guattari ou au courant féministe néopaïen qui considère qu’il ne peut y avoir de changement profond sans une mutation intérieure intellectuelle et spirituelle. Car les enjeux politiques de notre temps sont aussi des enjeux spirituels et le défi écologiste est aussi un défi pour l’esprit. Jusqu’à pour certains appeler à une conversion individuelle et collective.

Dans la deuxième partie de l’ouvrage, vous laissez une large place à  l’analyse d’une nouvelle politique du temps. Pourquoi ?

Il me semble, en effet, que les bouleversements de toute nature que nous traversons, s’explique entre autres par un rapport dégradé au temps marqué par l’accélération et l’état d’urgence permanent. Tout l’enjeu pour une écologie politique du temps est de faire émerger de nouvelles compositions du temps qui ne soient plus dominées par la vitesse, la réactivité et les comportements réflexes. Faire le choix, en somme, de la disponibilité et du temps perdu. On sait que l’oisiveté, l’indolence ou la paresse n’ont jamais eu bonne presse et que le capitalisme industriel n’a eu de cesse de traquer l’oisiveté considérée comme un mésusage du temps. Aujourd’hui, dans les entreprises financiarisées, la place accordée au retour rapide sur investissement conduit à la chronocompétition avec le raccourcissement des délais, la gestion à flux tendus, la chasse aux temps morts. L’urgence est devenue une modalité de la gestion des organisations avec comme conséquence l’exténuation au travail et l’épidémie de maladies professionnelles comme le burn out. Comment répondre à cette situation sinon en recherchant d’autres manières de composer avec le temps. Nous devons faire du temps un objet politique majeur.

De quelle manière ce travail de prise de hauteur peut offrir des pistes pour le responsable politique que vous êtes ?

En tant qu’écologiste engagé depuis une trentaine d’années avec les Verts, je me rends compte que le personnel politique n’est pas suffisamment sensible, par manque de temps bien souvent, aux évolutions de la pensée écolo qui ces vingt dernières années a connu une effervescence remarquable. Nous avons besoin de nous nourrir, dans notre pratique politique et le projet que nous défendons, du travail des chercheurs de toutes disciplines, qui ouvrent des questions et des perspectives nouvelles à intégrer à nos propositions. Prendre en charge la transformation de nos liens aux vivants humains et non humains implique des bouleversements dans nos modes d’organisation et dans nos institutions. Comment faire entrer en politique des « objets » (la nature, une bactérie, un fleuve…) qui jusque là n’avaient pas droit au chapitre ? Ce sont là des enjeux considérables qu’il nous faut être capable de traduire et d’accompagner au sein des Écologistes. Et je laisse en suspens une partie de la gauche qui n’a pas encore saisie toutes ces évolutions en cours.

Découvrez l’ouvrage d’Alain Coulombel

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