29 % des citoyens de l’Union européenne et 30 % des citoyens français résident en milieu rural. Dans ces territoires, la mobilité est une dimension centrale de l’habiter. En effet, la plupart des actes du quotidien en ruralité impliquent un déplacement : pour travailler, pour aller faire ses courses, voir le médecin, les habitants des territoires ruraux doivent se déplacer sur plusieurs kilomètres, parfois plusieurs dizaines de kilomètres. Au cours des dernières décennies, ces distances ont eu plutôt tendance à s’accroître. En cause, le retrait des services publics, la raréfaction du petit commerce de village, mais aussi l’allongement tendanciel des trajets domicile-travail, et la bi-activité au sein des ménages. Parallèlement, la disparition progressive des services de transport locaux (petites lignes de train, tramways, omnibus, Poste Automobile Rurale…) et un aménagement du territoire favorisant l’usage de l’automobile ont progressivement enfermé les habitants des territoires ruraux dans une mobilité presque exclusivement individuelle et motorisée. Ainsi, jusqu’à récemment, la mobilité en ruralité a été traitée par les pouvoirs publics quasi exclusivement sous l’angle de l’accessibilité (automobile), avec pour objectif d’améliorer les routes, afin de diminuer les temps de parcours.
Conséquence de cette dépendance à l’automobile, l’accès à la mobilité est difficile pour celles et ceux qui n’ont pas le permis de conduire et/ou un véhicule à disposition. Cela concerne les jeunes, les personnes âgées, les personnes en situation de handicap et les ménages à faible revenu, en particulier dans le contexte d’une augmentation des prix des carburants et des véhicules. Dans ce contexte, l’inégale répartition des ressources de transport a pour conséquence des inégalités sociales plus importantes.
Cet état de fait, indépendant de la transition écologique, explique que la mobilité est depuis longtemps un enjeu social fort pour les territoires ruraux. Mais la nécessité de la transition énergétique et le rôle de la voiture individuelle dans celle-ci a amené une nouvelle donne. Comment sortir de l’automobile dans des territoires où il n’y a pas d’alternative? Voilà souvent la question à laquelle les habitants des territoires ruraux sont confrontés.
En effet, alors que le récent Green Deal européen affirme que «pour parvenir à un transport durable, il faut donner la priorité aux utilisateurs et leur proposer des alternatives plus abordables, plus accessibles, plus saines et plus propres à leurs habitudes de mobilité actuelles» (European Commission, 2019), la manière d’y parvenir dans les zones rurales n’est pas clairement énoncée. En effet, les politiques relatives à la transition mobilitaire ont d’abord été centrées sur les villes, et il n’existe quasiment aucune politique spécifique dédiée à la mobilité en ruralité au niveau de l’Union Européenne. De même, la plupart des pays n’ont pas de politique de mobilité rurale clairement définie (Flipo & al., 2021a).
La question de la mobilité pose cependant des enjeux importants en termes de justice spatiale, sociale et territoriale. Comment les acteurs des territoires s’en saisissent-ils ? C’est pour répondre à ces questions que nous avons mené une recherche-action dans les territoires ruraux de Drôme et d’Ardèche entre 2019 et 2021 (Flipo & al.,2021b). Au cours de ce projet, nous avons interviewé une soixantaine d’acteurs (élus locaux, techniciens des collectivités locales, associations, entreprises) dans cinq communautés de communes rurales, afin de saisir la fabrique des politiques publiques de transition territoriale, les jeux d’acteurs à l’œuvre et les conflictualités sous-jacentes.
La récente (et difficile) politisation des enjeux de mobilité en ruralité
L’absence de politique de mobilité rurale s’explique d’abord par un impensé institutionnel, puisque les collectivités rurales ont longtemps été dépourvues de cette compétence. Jusqu’à la Loi d’Orientation des Mobilités de 2019, les collectivités locales rurales n’avaient pas de compétence mobilité sur leur propre territoire, celle-ci étant réservée aux agglomérations. Les territoires ruraux et périurbains, regroupés sous le terme de « territoires interurbains », semblent alors n’être perçus que comme des espaces à franchir, et non à mailler. Alors que la métropolisation s’approfondit avec la loi Maptam de 2014, qui renforce les compétences des agglomérations en matière de mobilité, les territoires extra-urbains demeurent hors champ. L’éloignement progressif des compétences d’organisation du transport régulier, qui passe du Département à la Région avec la loi Notre de 2015, affaiblit encore le pouvoir de négociation des petites communes face à des Régions élargies.
En dépit de l’absence de compétence, diverses initiatives émergent autour de la mobilité dans les années 2015-2020, via des compétences « tourisme » (véloroutes), « énergie », ou encore « solidarité ». On peut citer, par exemple, l’acquisition de vélos électriques par certaines intercommunalités par le biais des lois TECV de 2015, l’installation d’abris vélos via des programmes Certificat d’Economie d’Energie, ou encore des actions sur le covoiturage menés par les Départements. D’autres structures intercommunales, comme les syndicats, les Pays, PETR, ou encore les Parcs Naturels développent des actions sur ce thème. Une multiplicité d’acteurs s’empare donc progressivement du sujet, mais sans coordination ni cohérence, et par petites touches puisqu’il s’agit d’initiatives isolées.
Par ailleurs, la centralité de la mobilité dans le milieu rural a conduit de nombreuses associations investies dans le domaine social et la solidarité à se préoccuper de mobilité de longue date, à travers du transport à la demande, des garages solidaires, des taxis bénévoles… De même, le covoiturage spontané, organisé entre parents par exemple, a toujours été de mise dans ces territoires. Mais le lien avec l’écologie et les préoccupations environnementales est plus récent. Ainsi, c’est plutôt dans les années 2010 qu’émerge un écosystème associatif et militant spécifiquement porté sur la transition mobilitaire, et en particulier autour du vélo.
Nos enquêtes sur cet écosystème associatif montrent qu’il n’est pas uniquement l’œuvre de « bobos urbains » implantés dans les petites villes, et venus avec leurs modes de vie démotorisés. Il dérive aussi d’une prise de conscience de la part des milieux pro-environnementaux locaux de l’impact de la voiture individuelle, dont une bonne partie des militants sont venus grossir les rangs de ces associations. Le registre des actions individuelles et du « mode de vie » qui s’installe dans les discours au cours des années 2010 se reflète dans les écosystèmes associatifs et militants, qui s’emparent de la question.
L’émergence d’un écosystème associatif autour de la mobilité en ruralité résulte donc de la rencontre entre une demande sociale pour des aménagements alternatifs, portée en partie par des nouveaux résidents qui perçoivent l’automobile comme un « inconvénient » du mode de vie rural, et des associations écologistes qui de plus en plus, saisissent l’importance du sujet. Ces nouveaux acteurs viennent s’additionner à ceux du secteur social, déjà engagés depuis plusieurs décennies sur les questions de mobilité des publics vulnérables. Cette partition entre publics se reflète dans les discours des acteurs : si les acteurs du secteur social tendent à considérer l’accès aux solutions de transport comme un besoin fondamental, les acteurs du secteur énergie-environnement voient souvent la mobilité comme une (mauvaise) habitude personnelle qui peut facilement être changée.
Les associations ont émergé pour répondre à une demande sociale forte qui ne trouvait pas d’interlocuteur. La volonté de l’État d’ouvrir la prise de compétence mobilité aux intercommunalités qui n’en disposaient pas, visait à répondre à cet enjeu en facilitant la capacité d’action au niveau local. Mais outre l’extrême complexité du millefeuille institutionnel en matière de mobilité sur les territoires, qui mêle des compétences routières, de sécurité, d’aménagement, d’infrastructures et d’organisation du transport (voir Flipo et Ortar, 2022), la prise de compétence mobilité a été l’occasion d’un véritable affrontement politique dans certaines Régions. Ainsi, en Région Auvergne-Rhône-Alpes, la Région s’est ouvertement opposée à la prise de compétence mobilité par les collectivités, a activement argumenté contre, et de fait, très peu de collectivités l’ont prise. Les débats que nous avons observés ont ainsi mis en évidence la dépendance des collectivités locales rurales, dépourvues de moyens aussi bien financiers que humains dédiés à la mobilité, par rapport aux Régions. On constate ainsi que 75 % des collectivités ayant pris la compétence étant concentrées dans quatre régions (Banque des territoires, 2022).
La faible densité, un handicap indépassable ?
Pour les acteurs publics et institutionnels que nous avons interviewés, le manque de politique de mobilité quotidienne dans les zones rurales est présenté comme le résultat mécanique de la faible densité, plutôt que comme un choix politique ou le résultat d’une trajectoire historique. L’existence d’un « avant le tout voiture » est largement occulté, ou décrit comme un âge de l’immobilité.
Ainsi, la notion de « masse critique » est souvent mobilisée pour expliquer l’absence d’infrastructures et de services. La faible densité implique un faible nombre d’usagers, et exclut donc toute possibilité de rentabilité : « Le futur de la mobilité en Ardèche, ce n’est pas le bus, ce n’est pas le transport public. Ce n’est pas approprié. Les routes sont inappropriées, il n’y a pas assez de personnes, il n’y a pas la masse critique. […] Et puis ça coûte trop cher ». Le transport collectif est donc presque toujours jugé comme non pertinent pour la faible densité (Voir par exemple Cureau 2018). L’aménagement rural est ainsi considéré comme un investissement qui doit être raisonnable en termes de taille et de coût par rapport à son utilisation, aussi bien pour les transports en commun que les infrastructures cyclables. Ainsi, les responsables de l’aménagement cyclable expliquent que l’ordre des priorités justifie de s’intéresser en premier aux zones où l’impact sera plus important : « il vaut mieux se concentrer sur les zones urbanisées pour augmenter la fréquentation des pistes existantes, plutôt que de se demander comment on va développer un service à Pétaouchnok ».
Cependant, un raisonnement focalisé sur la densité tourne rapidement en rond dans le contexte rural, caractérisé par définition par la faible densité. In fine, la plupart des initiatives se concentrent donc dans les petites villes, à proximité d’infrastructures existantes afin de maximiser leur impact, ainsi qu’il leur est couramment imposé par les financeurs, ou doivent démontrer un intérêt touristique qui n’est pas toujours compatible avec les usages des habitants. Pour les communes excentrées et sans intérêt touristique particulier, il semble alors très difficile d’obtenir des crédits pour des aménagements portant sur la mobilité.
Ce raisonnement contraste cependant avec une conception des services publics devant compenser les inégalités territoriales et sociales, comme l’illustre la déclaration d’un représentant de la SNCF : « C’est ça le service public, non? C’est d’apporter un service au public, c’est-à-dire d’assurer le même niveau de service où que l’on soit. Et dans les zones qui sont entre guillemets désavantagées en termes de transit, on peut dire que c’est notre boulot de fournir un niveau de service décent, respectable. Mais c’est ça le vrai débat : combien ça coûte ? ».
Qui doit assumer le coût de la transition mobilitaire en ruralité ?
La plupart des interlocuteurs que nous avons rencontrés s’accordent à dire que la mobilité est l’enjeu politique majeur des années à venir sur les territoires ruraux, et ce quelle que soit leur couleur politique. Le consensus semble massif, ce à quoi nous ne nous attendions pas en démarrant le projet. « Aujourd’hui, plus personne ne va dire « moi, la mobilité, je m’en tape ». Ce n’est pas possible. La mobilité n’est plus un problème d’écolo », ainsi que le résume l’un de nos enquêtés. En revanche, la controverse porte sur qui doit être responsable de cette transition et en assumer le coût, ainsi que l’illustrent les arbitrages présentés ci-avant.
Cette thématique est particulièrement présente dans les discours des élus et techniciens locaux qui font état d’un manque de ressources matérielles et humaines pour prendre en charge des initiatives et/ou services aux citoyens. Elles et ils font référence à des financements «au compte-goutte», dépendant de candidatures à des appels à projets, qui impliquent une énergie chaque fois renouvelée de lancement et l’argumentation permanente auprès des organismes de subventions.
Le financement par projets, privilégié par les agences (en premier lieu l’ADEME); peut permettre le lancement et l’expérimentation d’une diversité de projets, et créer un «effet d’aubaine» associant différents acteurs pour travailler sur une action jusqu’alors impensée. Cependant, cet effet d’aubaine peine à s’inscrire dans le temps. La question de la durabilité effective et de la pérennisation de ces initiatives se pose, en particulier dans le domaine de la mobilité qui peut impliquer des investissements relativement lourds et un travail de maintenance. Ces appréhensions se manifestent tout particulièrement dans le cas de financements de l’achat de matériel (voiture électrique, flotte de vélos) dont l’entretien ou le renouvellement ne peuvent pas être garantis à long-terme.
Par ailleurs, les appels à projets mettent en concurrence des porteurs de projets similaires, et réduisent donc la capacité d’essaimage en n’en sélectionnant qu’un seul. Enfin, le financement par projet nécessite un investissement en temps de la part des porteurs de projets ainsi qu’une expertise du montage des dossiers, des compétences inaccessibles pour de nombreuses petites associations et communes.
On comprend alors que le discours portant sur l’initiative citoyenne répond aussi à une problématique de financement et à l’impossibilité de répondre à l’ensemble des demandes émanant des territoires ruraux, en particulier de la part des autorités organisatrices de la mobilité à une plus large échelle, telle que la Région, la DDT ou le Département. Les logiques de solidarité de proximité sont alors présentées comme substitut au financement public et aux problèmes de gouvernance, comme l’exprime un chargé de mission régional : « Il y a un modèle économique qui est à construire. (…) Tant qu’on concevra l’offre comme la préparation d’un marché, avec une offre à concevoir, un marché public, un véhicule qui roule, un conducteur, un machin, ça va coûter très cher et on sera un limité. Si on arrive à monter les offres avec les territoires, là, on tombe dans des modes où quelqu’un va accepter de partager son véhicule et son temps pour permettre la mobilité de son voisin. Et ça, ça ne coûte pas cher. Et ça, ça fait plaisir aux territoires. Et pour autant, il faut réussir à trouver la bonne organisation de ce truc. (…) Le monde associatif, c’est compliqué, car on viendrait subventionner quelque chose qui existe déjà pour partie, qui tourne potentiellement sans nous. Pourquoi on donnerait de l’argent à ces gens-là? (….) Comment on monte une offre, je vais dire, «low cost» ? {C’est aussi mieux pour les habitants : on est} bien mieux installé dans la voiture neuve du médecin qui habite à côté et qui va se rendre à la ville que dans un minibus brinquebalant.»
Le changement de comportement individuel, une injonction qui se heurte à la réalité des contraintes socio-spatiales
Conséquence à l’impossibilité de fournir un service rentable, c’est souvent par l’angle du « changement de comportements » que la transition mobilitaire est abordée en milieu rural. Les individus eux-mêmes sont alors à convaincre de moins utiliser leur voiture, mais les solutions énoncées pour la remplacer restent majoritairement comme relevant de l’initiative privée : vélo, covoiturage, autopartage, s’ils sont incités par certains dispositifs publics (aires de covoiturage mises en place par le Département, indemnités mises en place par le gouvernement, bonus vélo…), ne sont en revanche pas organisés par les autorités publiques dans la majeure partie des cas. Ainsi, comme dans de nombreux domaines de la transition écologique, on compte finalement sur la « responsabilisation citoyenne » (Voir notamment Rumpala, 1999) pour résoudre les problèmes de décarbonation.
S’appuyer sur la société civile pour proposer des solutions de mobilité nécessite en effet peu de financements publics et d’infrastructures, car le système sociotechnique n’a pas besoin d’être modifié et, dans le cas du covoiturage, de l’autopartage et de l’autostop organisé, les voitures sont déjà abondamment disponibles. L’investissement nécessaire se limite alors à des opérations de communication ou à la mise en place d’une plateforme numérique.
Mais ce n’est que lorsqu’elles sont gérées par des opérateurs de mobilité, souvent des associations sans but lucratif qui assurent le travail de coordination, d’accompagnement et d’animation, que ces « solutions » parviennent à se constituer en « services de mobilité » et à répondre aux besoins des habitants. Cependant, le manque de moyens humains les cantonne souvent à de simples outils, dont il appartient aux habitants de se saisir (ou non). Les difficultés sont souvent attribués à une réticence à partager les biens, ou encore à la « culture de la bagnole »dont seraient coupables les habitants du rural, plutôt qu’à une inadéquation du service. La faiblesse du recul de l’autosolisme en ruralité est alors justifiée par des raisons morales (la paresse, l’avarice) plutôt que structurelles ou systémiques (le capital économique, le capital temporel, le capital social, les inégalités entre les classes d’âge).
En effet, les initiatives de pair à pair reposent essentiellement sur le capital social. Reposant sur la confiance, elles ont tendance à se développer entre des personnes qui se connaissent et qui sont socialement homogènes. Comme le précise le président d’une association d’autopartage, «la plupart des usagers sont des amis d’amis. […] quelqu’un qui surgit de nulle part et demande une voiture… ce n’est pas vraiment le but de notre association». Cette dépendance vis-à-vis des réseaux de confiance personnels soulève des enjeux d’inclusion. Ainsi, les personnes âgées et isolées sont plus susceptibles d’être exclues de ce type d’initiatives, par manque de capital social mais aussi par illectronisme, beaucoup de ces initiatives passant par les réseaux sociaux. Le partage suppose également une réciprocité tacite, que les publics vulnérables ne sont pas toujours en capacité d’apporter (l’autopartage, par exemple, suppose la détention d’un permis de conduire et la capacité de financer l’achat et la maintenance du véhicule collectif). Cependant, pour de nombreux interlocuteurs publics que nous avons interviewés, aussi bien élus que techniciens, les limites des initiatives « citoyennes » en matière d’inclusion sociale ne sont jamais remises en question. L’idée selon laquelle il suffirait de vouloir (et non de pouvoir ou d’être en mesure de) pour participer prédomine, méconnaissant les besoins de la population pauvre et vieillissante, de même que la dépendance structurelle de ces territoires à l’automobile.
L’habitant·e, le grand absent des débats
Présenter la transition mobilitaire comme un « tournant à saisir », ainsi que nous l’avons constaté dans de nombreux discours, repose en partie sur le constat qu’elle fait l’objet d’une véritable demande de la part des habitants (voir notamment Flipo, 2021). Cependant, l’enjeu de la légitimité, de la représentativité et du caractère « démocratique » des politiques de mobilité est au centre de nombreux conflits et tensions. Ainsi, nombre d’élus et d’acteurs publics sont présentés par les associations comme « déconnectés du terrain », n’étant pas des usagers réguliers (du vélo, des transports en commun, du covoiturage), voire n’habitant pas la ruralité en ce qui concerne les élus régionaux ou nationaux. Le fondement de la légitimité des associations est l’expertise d’usage, et bien souvent la constitution des usagers en association se fait dans le but d’acquérir un pouvoir de négociation avec les élus. Mais de leur côté, les élus renvoient les associations à la défense d’intérêts particularistes et y opposent leur légitimité démocratique, garante d’une plus large représentativité des habitants du territoire. Enfin, les échelons administratifs supérieurs comme le Département, la Région et les services déconcentrés de l’État défendent un « intérêt supérieur » d’aménagement du territoire, qui justifie souvent que telle ou telle zone est prioritaire ou non pour la réalisation d’aménagements.
De leur côté, les habitants sont largement à l’écart des débats, malgré l’importance de ces enjeux pour leur vie quotidienne. On voit par exemple que le vote de la prise de compétence mobilité n’a été que très rarement évoquée dans la presse, ni même explicitée. De même, la plupart des débats se sont tenus au sein de commissions, qui ne sont pas publiques, qui plus est dans le contexte du COVID pendant lequel la plupart des conseils municipaux et intercommunaux ont été fermés au public. Enfin, la complexité de la gouvernance de la mobilité, multiscalaire et impliquant différents acteurs au sein des institutions, a rendu la conversation extrêmement technique – même pour les élus, dont beaucoup se sont sentis démunis sur un sujet considéré comme politiquement explosif.
En outre, l’interdépendance entre échelons et acteurs multiples a également pour effet de diluer la responsabilité et de rendre très difficile le plaidoyer des associations, qui sont ballotés entre de multiples interlocuteurs, et a fortiori celui des simples citoyens qui aimeraient s’exprimer. Les associations que nous avons rencontrées possèdent un haut niveau d’expertise sur les enjeux de mobilité, mais malgré cela relèvent l’opacité de la prise de décision et la difficulté à demander des comptes. « À qui est-ce qu’on est censés s’adresser ? Eh bien, j’aimerais bien le savoir ! (…) Rien que de comprendre tout cela, de savoir qui est le point de contact pour quoi, et de connaître le vocabulaire technique pour qu’ils puissent peut-être nous donner une réponse, tout cela demande énormément de temps », explique ainsi le président d’une association de défense du train.
Cette complexité, associée à la peur de générer du conflit au niveau local, explique le recours des élus aux bureaux d’études pour mener à bien des projets. Recourir à ces acteurs externes permet d’éviter le débat et la négociation avec les acteurs locaux, qui en retour contestent leur légitimité et leur connaissance des problématiques locales : « Le bureau d’études qui a fait le diagnostic pour le schéma directeur cyclable ne nous a même pas consultés », s’indigne ainsi le représentant d’une association de cyclistes.
Conclusion : quelles voies pour une transition mobilitaire en ruralité?
Nos recherches nous montrent tout d’abord que l’enjeu de la gouvernance et de la coopération territoriale est central, et que l’absence d’un lieu unique où élaborer les politiques de mobilité locale est un frein à leur émergence. Si la Loi d’Orientation des Mobilités prévoit d’instituer des « comités de mobilité » à l’échelon du bassin de vie, ceux-ci devraient être généralisés à l’ensemble des territoires afin de garantir l’équité et de permettre une appropriation de ces enjeux au niveau local. En effet, nombre de collectivités n’ont pas pris la compétence en l’absence de financements associés et par manque de ressources humaines, mettant en évidence le besoin crucial de moyens humains pour réaliser la décarbonation des mobilités en ruralité. La question de la montée en compétences des territoires sur ces questions est donc le second frein majeur : il existe encore peu de postes de chargés de mobilité sur les territoires ruraux, et peu de formations abordent ces enjeux. Il y a donc un déficit de compétences sur les territoires, lié aux difficultés de pérenniser ces postes qui accompagnent souvent des projets à durée déterminée.
On constate globalement un décalage entre l’investissement, aussi bien en infrastructures qu’en moyens humains, et l’ambition affichée : la mobilité reste un parent pauvre de la transition en ruralité. L’impact sur les pratiques reste relativement minime et les infrastructures rares, en particulier en ce qui concerne le transport collectif. Le dynamisme des associations ne peut à lui seul porter la charge d’un changement de paradigme. En outre, la forte présence des cadres et professions intellectuelles supérieures au sein des associations interroge sur la capacité d’autres territoires moins dotés à pouvoir tisser le terreau associatif nécessaire tout comme à s’emparer de la haute technicité du montage des dossiers.
Ainsi, la prise en compte de la participation des citoyens demeure insuffisante : si les associations d’usagers sont parfois associées aux instances de concertation, ce n’est pas toujours le cas, et les « habitants ordinaires » restent peu représentés. En découle une vision largement stéréotypée des habitants, qui ne sont que rarement interrogés sur leurs besoins réels. Par ailleurs, il importe de replacer la question sociale au cœur des initiatives et des politiques de mobilité rurale. Celle-ci est largement éludée, car l’impact des initiatives se mesure sur d’autres critères (report modal, économie de GES…). Alors que les inégalités d’accès se creusent dans un contexte de vieillissement de la population et d’accroissement des coûts de l’énergie, un rapprochement entre les acteurs du social et de l’environnement est nécessaire pour répondre au double enjeu de la mobilité en ruralité.
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