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« Comme l’Europe, le climat c'est moi !»
Par Édouard GAUDOT, Benjamin JOYEUX
Contribution mise en ligne le 9 mai 2015 à l'occasion de la journée de l'Europe
Strasbourg, mercredi 9 mai 2035...
« Breithlá sona! Happy birthday, maman !! »
Deux adorables petites filles, l’une aussi rouquine que l’autre brune, sautent sur le lit, mêlant sans accroc plusieurs langues européennes dans leurs exclamations. Après avoir grossièrement feint le sommeil pour taquiner la patience de ses filles, et déclencher encore plus de rires et de chahuts, Lucy se redresse vivement. Et manque dans une embrassade enthousiaste de renverser le café d’anniversaire qu’elles lui avaient préparé. Puis la tornade enfantine sort de la chambre pour aller exercer son chaos créatif dans d’autres pièces de leur petite maison antique, située au cœur d’un quartier vert et “branché” de Strasbourg, la capitale européenne.
Lucy soupire profondément. Sourire évanescent et tasse à la main, une oreille distraite sur les infos de ce 9 mai 2035, en concurrence avec un merle insistant, elle respire l’air printanier. Le 9 mai. Son anniversaire. 50 ans aujourd’hui – l’âge d’un bel arbre. Une sensation magnifique et sereine de maturité et de paix l’envahit pour la première fois un 9 mai.
Pendant des années, elle avait maudit cette coïncidence idiote orchestrée par ses deux europhiles de parents, eurocrates béats, qui s’étaient rencontrés dans les couloirs des institutions européennes au début des années 1980. La juriste des côtes sauvages du Donegal et le jeune analyste breton s’étaient trouvés des points communs celtiques, l’amour du large, des elfes et de l’Europe, s’étaient aimés passionnément, et dans un élan euro-enthousiaste un peu puéril avaient fait tout leur possible pour accoucher juste le « Jour de l’Europe », de Lucy Gallia (en hommage aux vagues), fille aînée d’une famille Germain entièrement consacrée à l’esprit communautaire et à la construction de l’Europe unie.
« Putain de symbole stupide, putain de 9 mai! » Mais en 2005, c’était le 29 mai qu’elle avait vraiment fêté son anniversaire la jeune Lucy. En trompetant la victoire du “Non!” dans les oreilles en berne de ses parents atterrés. 20 ans qu’elle avait, la foi militante altermondialiste et sa carte de jeune membre d'ATTAC. Le grand kif pour la bouille d'Olivier Besancenot ou la pipe et la moustache de José Bové.
L’Europe, cette Europe des Bolkestein et des Barroso, cette Europe libérale qui s'apprêtait à graver dans le marbre le néolibéralisme de son système économique (la fameuse partie 3 du Traité constitutionnel européen), c'était juste pas possible! Cette Europe construite contre les peuples, contre les droits sociaux, contre l’environnement, contre la planète, contre les espoirs de toute une jeunesse précarisée par la volonté des dieux marchés, cette Europe, Lucy ne pouvait pas l'accepter.
Pourtant la jeune pousse franco-irlandaise avait bien conscience du haut de ses 20 ans, que la France toute seule, recroquevillée sur ses frontières hexagonales et sa franchouillardise réac, n'avait pas d'avenir sans l'Europe. Mais l’avenir, c'était une Europe solidaire, des peuples, contre la toute puissance de la finance et des vieilles élites blanches tellement sûres d'elles-mêmes. ATTAC était à la mode, le sous-commandant Marcos aussi, qui de l'autre côté de l'Atlantique rêvait et donnait à voir d'un “autre monde possible”. Et il y avait bien, Lucy le savait, elle, contre la plupart des médias et contre ses parents, un “non” de gauche et altermondialiste qui existait, pas contre l'Europe, mais pour une autre Europe.
Ce 29 mai 2005, alors que le non l’emportait largement, Lucy faisait la fête jusque très tard dans la nuit, avec toutes ses amies et son jeune copain de l'époque, un beau gosse à dreadlocks qui ne se séparait jamais de son vieil ordi portable ACER et d'un harmonica rouillé – pendant que ses « eurocouillons » de parents, restés à la maison, se demandaient s'ils n'allaient pas tout simplement devoir pointer au chômage dès le lendemain.
Trente ans plus tard, Lucy ne peut s'empêcher de penser avec nostalgie à cette époque, lorsqu'elle était “euroidéaliste”.
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Dehors, le soleil brille sur Strasbourg. Le ronronnement du trafic est doux. Il faut dire que le remplacement progressif des véhicules individuels à essence par des véhicules électriques partagés, combinés à des transports en commun réguliers et gratuits, fiables et silencieux, a beaucoup allégé l’atmosphère des rues. Une coalition d'écolos franco-germano-luxembourgeois gère la ville depuis les municipales de 2020, lorsque le changement de la loi électorale a permis à des plateformes européennes de concourir aux élections.
Les espaces verts ont reconquis le paysage urbain. Lucy longe les petits jardins particuliers où les parterres fleuris disputent l’espace aux productions maraîchères. Au bout de la grande avenue arborée où elle réside, passe une ligne de tram ultra-moderne. Directement sorti des éco-usines liégeoises, sauvées il y a dix ans de la faillite orchestrée par ce vautour de Mittal grâce au Consortium européen des Transports Urbains basé entre Stuttgart et Barcelone, le véhicule est entièrement automatisé, ultra silencieux et bardé des dernières technologies de navigation urbaine. Assise au milieu des touristes curieux et des promeneurs qui profitent de ce jour férié, Lucy se dirige vers l’euro-quartier. Vers son bureau.
Sur les grands écrans alimentés au solaire, Lucy peut voir le spectacle des différentes célébrations de la fête de l’Europe en direct de nombreuses grandes villes du continent. Bruxelles, où se trouvent encore certains services fédéraux, est comme à l'accoutumée sous la pluie, mais sa lumière blafarde est toujours aussi apaisante. Elle esquisse un sourire amer devant Cracovie qu’elle reconnaît à peine depuis qu’elle l’a quittée, en même temps que Michal – qui ne prend même plus de nouvelles de sa fille. Palerme en revanche semble aussi belle que dans ses souvenirs, quand elle y dirigeait son association d’accueil des migrants – son cher Cheikh était finalement retourné en Mauritanie, mais lui au moins revenait régulièrement embrasser sa fille.
Sur un écran passent subrepticement quelques images de l'ile de Lampedusa, dont l’imposante “Statue de la Solidarité” domine le paysage du haut de sa centaine de mètres. Inaugurée en 2018 par Jean-Claude Juncker, le président de la commission européenne de l'époque, le monument était censé symboliser la fin de la politique de l'Europe forteresse et le commencement d'une nouvelle ère pour l'UE, celle de l'ouverture de ses frontières à un maximum de réfugiés et de solidarité avec tous les opprimés, notamment au Sud de la Méditerranée. Construite sur le modèle de sa prestigieuse ainée américaine, elle attirait aujourd'hui encore plus de touristes en goguette que de migrants, et était surtout au fil des ans devenue le symbole de la fin du cauchemar pour des millions de damnés de la mer et réfugiés du monde entier.
Au tournant des années 2010, malgré la myopie épaisse de quelques dirigeants, les Européens avaient fini par comprendre qu'à l'instar du rêve américain, c'est par ses migrants que l’Europe pouvait redevenir un projet d'avenir désirable pour les générations actuelles et futures. Malgré les braillements des derniers dinosaures de la défense du sol, notamment en France les quatre générations de Le Pen – le dernier des rejetons de la pénible famille d'extrême droite française, Bryan Maréchal-Le Pen, devenu leader incontesté du MSG, le Mouvement Suprémaciste Gay, avait d’ailleurs vaillamment repris le flambeau familial et continuait à vomir l'Europe mondialiste, cosmopolite et ouverte à tous vents.
Quelques pas plus loin, Lucy s’arrête un instant devant l’écran de Rennes, ville-centre d’une Bretagne devenue autonome dans l’Union, comme l’Ecosse, la Catalogne, la Bavière et d’autres encore… Elle sourit en pensant à son vieux papa qui ne manquera pas de l’appeler un peu plus tard et lui parlera des elfes, de l’Europe… et de sa naissance, comme d’habitude. Mais ça ne l’agace plus, au contraire.
Elle traverse la grande esplanade Daniel Cohn-Bendit, qui s’étend entre le Nouveau Parlement Fédéral et les bâtiments de ses services. Inaugurée il y a dix ans de son vivant, pour les 80 ans du vieux soixante-huitard toujours pas calmé, qui d’ailleurs n’était même pas venu à la cérémonie, trouvant cela « ridicule et gnangnan »… Lucy savait, elle, qu'au contraire c'est parce que le vieux Dany était sans doute trop fier pour risquer de se montrer trop ému.
Elle se souvient et s’amuse. En mai 2005, Dany Cohn-Bendit, c’était l’adversaire, le traître, le droitier, le libéral, l’européiste. Et maintenant, la voilà qui poursuit concrètement son rêve européen, jour après jour. Les “délires” de Dany sur les “Etats-Unis d'Europe” étaient devenus des réalités bien concrètes, et même si tout n'était pas rose, ou vert, tous les jours, la construction fédéraliste européenne avait au moins su résister aux assauts nationalistes de tous bords, britanniques, français, grecs, suédois ou hongrois.
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Lucy pénètre dans son bureau, au cœur des nouveaux services de la Commission européenne. A la tête de la division générale REBASE, elle est en charge de la supervision du grand chantier de la décennie : la mise en place d’un revenu de base inconditionnel pour tous les résidents du territoire de l’UE. Enfin, on ne dit plus UE, maintenant. Depuis la grande refondation de 2018, on parle de la Nouvelle Organisation Européenne. La « NEO » en anglais. Parce que le départ des Anglais, quand le Royaume désuni s’est séparé de l’UE en 2020, n’a quand même pas détrôné la langue de communication privilégiée. Lucy le regrette car elle a moins l’occasion de pratiquer la poésie gaélique et bretonne au quotidien, mais au final s’en fout un peu. De toute façon, depuis les investissements massifs dans les systèmes éducatifs entrepris cette dernière décennie, les progrès en langue des Européens sont spectaculaires. Les services d’Eurostat estiment qu’à ce rythme, dans 20 ans, tous les citoyens européens maîtriseront en moyenne trois langues.
9 mai 2035. « Changez l’ère, pas le climat/ Fêtes l’Europe, pas la guerre ». Les slogans sont un peu usés jusqu'à la corde, mais l’énergie est là, renouvelée. CEE, UE ou NEO, le projet européen a mûri, grandi, changé et commence enfin à tenir ses promesses. Après des années de tâtonnements économiques et de politiques d’austérité stupides, et socialement suicidaires, l’Europe a fini par sortir la tête de la tempête financière de 2008. Avec l’intégration poussée des politiques économiques nationales résultant de la crise et la mise en place d’un contrôle démocratique sérieux sur les institutions qui en avaient la charge, on a assisté assez soudainement au basculement de l’orthodoxie monétariste néolibérale vers la nouvelle école de pensée écolonomique.
En très peu de temps, comme si tout était déjà en germes, sous l’influence conjuguée d’une nouvelle anthropologie démocratique et des héritiers des mouvements de protestation des « indignés », portés par une rénovation profonde des partis écologistes européens, la révision totale du système productiviste s’est engagée. Transition énergétique, efficacité maximale dans l’usage des ressources et de l’énergie, sortie continentale du nucléaire fissile, développement des monnaies locales, renforcement du rôle international de l’euro et mise au pas des marchés financiers, innovations technologiques et sociales, changement des pratiques consuméristes, développement de l’agriculture paysanne sur les derniers décombres de l’agro-industrie démantelée : tous les domaines de la vie économique et sociale connaissent depuis leur révolution tranquille, parallèle et spectaculaire. C’est cette Europe qui est devenue la référence absolue en matière de lutte contre le changement climatique, aboutissant en 2032, à la conférence de RIO 3, à la conclusion d’un accord international contraignant, partagé, et tellement ambitieux que le visage de l’économie mondiale est en train de changer à vue d’œil. Et celui de notre bonne vieille Gaïa aussi par la même occasion.
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On commence enfin à respirer un peu. Sacrée révolution copernicienne dont Lucy a été une des actrices. Petit colibri de l’anti-système et du changement de paradigme. Et maintenant, la voilà chargée de conduire la mise en place d’une dotation inconditionnelle d’autonomie. Le revenu d’existence. Les écologistes en avaient rêvé et voilà qu’elle, au nom de l’Europe, elle va le mettre en place. Quel pied! Après les laboratoires dans quelques régions pilotes, puis dans trois Etats pionniers en Irlande, à Malte et au Portugal, le feu vert du Gouvernement Collégial de la Fédération Européenne a été solennellement annoncé. Et, c’est à Lucy qu’ils ont confié la mission ! Tout ça pour une photo en une de la presse européenne, et mondiale, déguisée en Statue de la liberté européenne accueillant les réfugiés climatiques sur les rives de Sicile.
“Tout ça, c’est à Paris, en 2015, qu’on l’a obtenu”, songe-t-elle dans un sourire nostalgique. Paris, la COP21, en décembre 2015, conférence internationale préparée sans illusion et dans une ambiance résignée, par des écolos qui n’y croyaient plus vraiment, par tous ces prophètes fatigués de prêcher dans le désert. Par des gouvernements cyniques et sans imagination. Et pourtant…
En quelques semaines, tout avait subitement changé: le TAFTA d'abord, ce traité transatlantique de libre échange préparé en catimini par des délégations américaine et européenne pressées de se débarrasser des dernières entraves juridiques et réglementaires aux profits sans limites des multinationales, avait fini par capoter. Sous la pression conjuguée de l'opinion publique et de parlementaires nationaux, européens et américains déterminés, la Commission européenne et le gouvernement américain avaient dû se rendre à l'évidence. Comme pour le fameux AMI abandonné quinze ans plus tôt, le TAFTA ne passait pas. Des deux côtés de l’Atlantique, trop de collectivités locales, trop d'associations et d'ONG, trop de syndicats de salariés, trop d'élus étaient montés au créneau contre ce traité qui n’était pas que « commercial ». Mieux valait attendre des jours « meilleurs » ; jours qui au final ne s'étaient jamais présentés. Et ce projet fut officiellement repoussé aux calendes grecques en septembre 2015.
Ensuite, dès le mois suivant, forts de cette belle victoire démocratique contre les lobbies des grandes firmes internationales et remontés à bloc, la mobilisation globale lancée par un certain nombre d'activistes et de personnalités écologistes prenait une ampleur inédite. Derrière José Bové et Rajagopal, leader indien des sans terres, des millions de petits paysans venus du monde entier entamaient une marche vers Paris pour réclamer l'arrêt de l'accaparement des terres par un accord international global de protection de l'agriculture vivrière et des petits paysans. Deux millions de militants indiens, dont une majorité de femmes, avaient alors débarqué dans la capitale française, sans même demander de visa, dans la stupeur générale.
Nicolas Hulot quant à lui, trublion médiatique devenu prophète écologiste, fatigué de souffler à l'oreille malentendante des Présidents français, avait changé de coiffure et de ton, et de plus en plus de gens le prenaient à nouveau au sérieux. Un collectif international de réalisateurs et d'acteurs mené par Di Caprio et Emma Watson, avait réussi l'exploit, après des mois de travail dans le secret le plus total, de réaliser un film sur le désastre climatique en cours et les alternatives possibles qui passait désormais en boucle sur les écrans du monde entier, ordinateurs, téléviseurs et smartphones. Cela avait été rendu possible grâce à une entente entre Google, Facebook et Apple qui, pour une fois ensemble et pensant réaliser le coup commercial du siècle, voyaient ironiquement leur créature leur échapper.
Paris 2015 ! Lucy y était : avec son association « Climat Solidaire sans Frontières » qui combinait les combats contre le changement climatique, pour l’accueil des migrants et pour le revenu de base en Europe. Une construction compliquée à faire comprendre, même aux spécialistes, mais au cœur des problématiques complexes de notre planète interdépendante, avec un message simple de justice sociale et environnementale.
La jeune altermondialiste avait décidé d'en finir avec le “côté obscur” de la politique, ses combats d'égos stériles et ses belles paroles sans les actes, pour passer du côté des alternatives. Et à Paris début décembre 2015, plus de dix millions de citoyens du monde entier avaient fini par débarquer sans crier gare. Tous sans visa, sans frontière, sans contrôle, juste pour montrer l’unité planétaire. Malgré tout leur arsenal sécuritaire et leur nouvelle loi sur le renseignement adoptée quelques mois plus tôt, les autorités françaises n'avaient rien vu venir.
Le Front National était bien monté sur ses grands chevaux, bien vite suivi par les idiots de la droite dure, folle, et décomplexée à la fois… Mais tout le monde s'en foutait. Les délires sécuritaires qui alimentaient pourtant depuis des années le discours politique ambiant apparaissaient à présent totalement inconséquents, sans aucun effet sur le réel. D'ailleurs, anecdote croustillante, après une demi-apparition publique terrorisée, le triste polémiste de salon Eric Zemmour qui sévissait encore beaucoup sur les ondes à l'époque, s’était réfugié à Montretout, barricadé, tandis que quelques frontistes paranos avaient sortis les armes de la cave.
Le gouvernement français et le président d'alors, François Hollande, avaient fait semblant de maitriser la situation et pour une fois, avaient eu l’intelligence de saisir l’occasion pour accueillir avec bienveillance toute cette énergie citoyenne. Le rapport de force tranquille était engagé.
Sous la pression du président américain Barack Obama, désormais bien plus décidé à laisser une trace dans l’histoire qu'à aider les Démocrates à rester au pouvoir, les gouvernements européens les plus rétifs à un accord global ambitieux sur le climat, la Pologne surtout, et d’autres pays d’Europe centrale inquiets pour leurs financements, avaient cessé de se réfugier derrière les dirigeants les plus cyniques, le britannique David Cameron ou le hongrois Viktor Orban.
Etrange révélation, Angela Merkel comme François Hollande s’étaient eux aussi décidés à marquer l'histoire dans le “bon” sens en défendant l'intérêt général européen et mondial plutôt que des conglomérats de petits intérêts particuliers, nationaux ou financiers. Même la Russie de Poutine semblait d'un coup découvrir les vertus d'un climat pas trop réchauffé, les intérêts de Gazprom étant plutôt pour des hivers rudes. Côté brésilien, chinois et indien, déjà sous la pression du danger qui menaçait directement leur propre environnement et leur survie, on accueillit avec soulagement la reconnaissance par les Occidentaux de leur responsabilité historique et la nécessité de leur désormais incontournable exemplarité en matière de protection de l'environnement et du climat.
Et le 10 décembre 2015, les accords de Paris étaient signés. Malgré la modestie de certains engagements, les premiers pavés d’un nouveau chemin étaient posés. C’était pourtant déjà un pas de géant et personne ne s’y trompa, comme le montra l'euphorie mondialisée de ces millions de terriens qui, comme Lucy, voulaient juste léguer une planète viable à leurs enfants. Les graines d’un nouveau paradigme économique global étaient plantées.
Ces journées extraordinaires avaient marqué sa vie et sa conscience politique. Nostalgique et exaltée, Lucy ne peut s'empêcher de saisir le portrait de ses deux filles, nées dans l’après-Paris15, qui trônait fièrement sur son bureau – juste à côté d’une vieille photo numérique de ce 10 décembre 2015 où échevelée, à moitié nue, elle enlaçait un homme, jamais recroisé depuis, trempée et pleurant de bonheur sous la froide pluie parisienne, une couronne de jasmin dans les cheveux.
Finalement, songe-t-elle, le climat aujourd'hui ne s'est réchauffé que d'un tout petit peu plus de deux degrés. Certes, cela a entraîné des désastres spectaculaires dans certaines zones du globe, comme l'immense inondation du Bangladesh en 2023, la submersion des Maldives en 2026, la désertification de la Californie sud et de Los Angeles la même année, mais le Sahara et Gobi ont cessé d’avancer, l’Amazonie regagne du terrain, les lacs himalayens sont encore là et… à Strasbourg les hivers sont nettement plus doux.
Elle s'en veut un peu de penser ça, se trouve cynique sur le coup, mais au bout du compte, c’est le signe que le climat n’est pas une idée abstraite. C’est une réalité bien tangible, sur laquelle l'être humain peut agir, à condition de s'en donner les moyens.
“Comme pour la construction européenne en fait!” soupire-t-elle dans un sourire. Comme le climat, l'Europe n’est pas non plus une abstraction vide, sur laquelle on n'a pas prise. L'Europe, le climat : ce sont des idées qui s'incarnent, au sens propres, dans ceux qui les vivent, dans des êtres de chair et de sang, dans ce qu'il font tout comme ce qu'ils sont.
“Finalement, comme le climat, l'Europe c'est moi” conclut Lucy.