- Interdépendance & solidarité
De la répression des migrations à la protection des migrants
Par Benoît MAYER, Christel COURNIL
VERS UNE NOUVELLE CONCEPTION DU DÉVELOPPEMENT INTERNATIONAL
Le Sommet de Paris de 2015 est surtout connu pour avoir été le premier accord international ambitieux d’atténuation des émissions de gaz à effet de serre (GES), au-delà des balbutiements du Protocole de Kyoto. 2015 est une date historique : elle marquait un tournant inédit vers une nouvelle conception du développement international. L’accord obtenu mettait un terme à l’accroissement constant de la production nationale au profit d’une logique de recherche d’équilibre soutenable entre demandes sociales et contraintes écologiques.
Rappelons qu’à la fin du XXe siècle et, même plus, au début du XXIe, les immigrants étaient souvent perçus comme une charge pour les pays d’accueil, particulièrement parmi les « pays développés » (c’est-à-dire, essentiellement, l’Europe, l’Amérique du Nord, le Japon et l’Australie). Les « immigrants » servaient souvent de boucs-émissaires dans des discours démagogiques, où ils étaient accusés tant de générer des difficultés économiques (chômage, crises socio-économiques ou même financières) que de constituer des menaces sécuritaires (perte d’« identité nationale », terrorisme...). Malgré leurs déficits budgétaires vertigineux, de nombreux États « développés » investissaient massivement dans des politiques répressives de contrôles migratoires, symbolisées par l’ancienne Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières (FRONTEX). Alors que les pays « en développement » étaient contraints de faciliter la circulation des capitaux, des marchandises et des services, les États dominants refusaient toute discussion sur la circulation des personnes.
Il va de soi que cette gestion répressive des « flux migratoires » s’opposait à l’égale dignité de tous les êtres humains – principe pourtant déjà bien reconnu, au moins depuis le lendemain de la Seconde Guerre mondiale, y compris par de multiples conventions internationales et autres déclarations politiques. Plutôt que comme les garants de valeurs fondamentales propres à l’humanité, les États étaient essentiellement perçus comme les gardiens des « intérêts nationaux » (c’est-à-dire, souvent, les intérêts économiques des élites au pouvoir). Les migrations étaient considérées comme une anomalie dans cet ordre géopolitique d’États-souverains. De nombreux secteurs économiques profitaient d’ailleurs de la disponibilité de « migrants illégaux » sans protection juridique et donc facilement exploitables. Des politiques environnementales irresponsables et des conflits longs contribuaient à créer de nouvelles routes migratoires. De nombreuses études empiriques contemporaines démontrèrent que les impacts des changements climatiques (impact statistique sur la fréquence des catastrophes naturelles et impact sur les changements environnementaux lents) exacerbaient la mobilité humaine dans de nombreuses régions du monde.
À la fin du XXe siècle et au début du XXIe, la tension entre la norme d’une égale dignité de tous les êtres humains et la répression des migrants devenait insoutenable. De plus en plus de migrants perdaient la vie en tentant de traverser des frontières de plus en plus surveillées, et les dirigeants étatiques étaient incapables de répondre à l’indignation croissante de leurs populations.
La seule exception au régime de gestion répressive des flux migratoires, construit dans l’après Seconde Guerre mondiale, consistait en une protection étroitement limitée des « réfugiés » qui, s’ils parvenaient sur le territoire d’un État étranger, pouvaient se voir reconnaître un statut particulier interdisant notamment leur renvoi dans leur État d’origine. Les États « développés » mettaient cependant tout en œuvre pour refuser l’accès des « demandeurs d’asile » à leur territoire. Dès la fin du XXe siècle, cependant, certaines voix s’élevaient pour proposer une extension de cette protection exceptionnelle, basée sur la compassion. Des concepts mal définis étaient avancés : « réfugiés de la misère », « réfugiés économiques », « réfugiés environnementaux », « réfugiés climatiques »... En particulier, l’agenda de protection de l’Initiative Nansen, publié deux mois avant le Sommet de Paris, proposait des lignes directrices pour l’accueil des personnes déplacées par des catastrophes environnementales dues aux changements climatiques. Ces voix, cependant, n’étaient guère prises au sérieux : le paradigme d’une gestion répressive des migrations internationales était profondément enraciné dans l’ordre mondial d’États-souverains poursuivant leurs propres intérêts. Plus que tout, l’accroissement des « flux migratoires » causés par les changements climatiques était perçu par beaucoup de dirigeants politiques comme une bonne raison pour continuer de renforcer les politiques de surveillance et de contrôle des migrants en situation irrégulière, tout en facilitant des politiques de sédentarisation dans les pays d’origine des migrants.
Malgré le militantisme de certaines ONG qui appelaient à une protection des « migrants climatiques », les migrations n’étaient pas au cœur des négociations du Sommet de Paris. Pour les 195 délégations, l’enjeu principal était de défendre leurs « intérêts nationaux » dans un accord sur la limitation des émissions de GES. Pourtant, bien au-delà des attentes, le Sommet de Paris est resté dans l’histoire pour avoir marqué le début d’un changement profond dans la gouvernance internationale des politiques migratoires. En reconnaissant que, dans un monde interdépendant et complexe, globalement affecté par les conséquences liées aux changements climatiques, nul État ne pouvait prospérer durablement s’il ignorait les besoins légitimes de ses voisins, Paris Climat 2015 marqua un changement de vision des relations internationales, évoluées depuis vers un renforcement de la coopération internationale.
Jusque-là crispés sur leurs « intérêts nationaux », les chefs d’États et de gouvernements s’aperçurent que leurs États ne pouvaient prospérer durablement de manière isolée, sans une prise en compte systématique et attentive des aspirations des populations migrantes. Comme un château de cartes, ce changement d’attitude facilita immédiatement des négociations dans de nombreux domaines, bien au-delà de l’atténuation des émissions de GES, notamment en ce qui concerne les politiques de développement et les politiques migratoires. En 2016, le troisième « Dialogue de haut niveau sur les migrations internationales et le développement » se révéla bien plus constructif que les deux Dialogues précédents, en 2007 et 2013. Deux ans plus tard, le Haut-commissariat des Nations unies pour les migrants (HCM) fut établi par le premier Dialogue de haut niveau sur les droits humains des migrants. Abandonnant le paradigme répressif de la protection des États contre les migrants, la plupart des États mirent en œuvre une politique de protection des droits et de la dignité de tous les migrants.
Le HCM est un organisme en charge de promouvoir les bonnes pratiques de protection des droits et de la dignité de tous les migrants. Outre son rôle normatif, il met en œuvre des opérations d’assistance, en soutien aux États, notamment lors d’épisodes de déplacements massifs et soudains. Un fonds international d’assistance aux déplacements massifs et soudains est alimenté par des contributions volontaires ainsi que par des contributions obligatoires des États, calculées sur la base de leurs émissions de GES, en application du Mécanisme de Rome adopté à la COP27 en 2021. Le HCM comprend également un mécanisme de recours individuel et collectif qui a développé une jurisprudence ambitieuse, particulièrement en relation au droit au regroupement familial et au droit des migrants à la non-discrimination dans les droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels, et au traitement national dans l’accès aux services publics. Enfin, le HCM est compétent pour faciliter des consultations et, si celles-ci échouent, pour prendre des décisions à force obligatoire en ce qui concerne le sort des populations en besoin de relocalisation dans un État tiers. Dans les rares cas où ce mécanisme a été mis en œuvre (lors de la relocalisation temporaire de la population de Tuvalu suite au cyclone Isabella ou de l’évacuation partielle de Singapour lors de la catastrophe nucléaire de Changi Island), des négociations régionales ont rapidement permis de définir des solutions protectrices des droits des populations concernées sans que le HCM ne doive prendre une décision contraignante. Des consultations ont également permis de faciliter la migration de pays à forte densité démographique, en particulier le Bangladesh, vers des États demandeurs de main d’œuvre, tels la Chine, tout en garantissant les droits des migrants.
Aujourd’hui, peu d’États continuent de rechigner à leurs obligations relatives à la protection des droits et de la dignité de tous les migrants, même si l’objectif d’un monde sans contrôle migratoire n’est pas encore atteint. Si certaines des populations touchées par les sécheresses du sud des États-Unis n’ont pas encore pu être relocalisées, les consultations devraient très bientôt reprendre, faisant suite aux excuses publiques des États-Unis pour les discriminations passées à l’encontre des migrants mexicains et asiatiques.
S’il reste beaucoup de chemin à parcourir vers un monde idéal, rappelons-nous que le Sommet de Paris fut l’occasion pour les dirigeants nationaux de réaliser qu’un État ne peut prospérer durablement de manière isolée. Dans un monde ouvert et interdépendant, le développement est un processus mondial requérant une coopération constructive de tous pour reconnaître et protéger le droit à la dignité de tous les êtres humains. D’ailleurs, il ne viendrait plus à l’idée de quiconque de considérer un migrant comme « illégal » simplement parce que l’État d’accueil ne lui fournit pas de statut adéquat. Il ne s’agit plus, non plus, de distinguer des catégories de migrants « méritant » protection (« réfugiés » ou « migrants climatiques ») car, bien sûr, tout migrant est un être humain, digne et sujet de droits. Ainsi, les migrations sont à nouveau considérées comme un phénomène social présent dans toute société et en tout temps, qui ne peut être contrôlé, même s’il peut être influencé par des politiques économiques d’incitation.