- Mode de vie & résilience
Dix ans de vie de famille au temps de la transition énergétique
Par Lucile SCHMID, Denis COUVET
Pour les Gaspard, ce mois de mai 2035 marque la fin d’une aventure commencée en 2025. À l’époque, en couple depuis 12 ans avec deux garçons de 10 et 7 ans, ils avaient accepté de participer à une enquête qualitative commandée à l’INSEE conjointement par le ministère de l’Écologie, les services de la Commission européenne et la ville de Lille. L’enquête prévoyait le suivi d’une cohorte d’une cinquantaine de familles pendant dix ans : il s’agissait d’évaluer comment la déclinaison des objectifs de l’Accord sur le climat de 2015, repris dans les politiques publiques, conduisait à modifier les perceptions, les projets, et les réalités de la vie des Français. L’enquête donnait une place centrale à l’analyse de la capacité des familles à substituer certaines pratiques plus économes en carbone à d’autres, mais mesurait aussi la transformation progressive des préoccupations et des valeurs qu’elle pouvait induire, dans leur vie professionnelle comme dans leur vie privée. C’est la notion de substituabilité dans ses différentes acceptions qui avait été placée au coeur des évaluations : substituabilité d’une habitude à une autre dans la vie quotidienne, substituabilité des métiers et des trajectoires professionnelles, substituabilité des rôles et des temps sociaux. En effet l’hypothèse structurante de l’enquête était que le processus de transition écologique implique des déplacements et des transformations importantes des parcours de vie. À cette question de la substituabilité s’ajoutait un deuxième angle complémentaire portant sur le caractère supportable ou non du rythme des transitions nécessaires. En effet les différents scénarios de transition prévoyaient un rythme d’adaptation des modes de vie et de définition des contraintes dont la « supportabilité » suscitait de nombreuses interrogations.
Les familles sélectionnées sur la base du volontariat s’étaient engagées à des points réguliers avec les enquêteurs tous les trimestres. Le cahier des charges de l’enquête prévoyait que chaque foyer témoin devait tenir une sorte de carnet de bord en notant de manière assez libre les gestes ayant une signification forte, l’évolution des habitudes des uns et des autres, les différences de perception sur les priorités entre membres de la famille, la place respective du travail et des loisirs et toute question qui semblait importante pour l’enquête.
Dix ans après, alors que l’enquête s’achève, et qu’ils approchent la cinquantaine, les Gaspard ont été conduits à regarder en face le fait que leurs aspirations les ont éloignés. Ce matin, ils ont discuté de leur séparation, et décidé d’en parler à leurs enfants. C’est un constat mutuel et le résultat d’une évolution très progressive. Catherine pense que la participation à cette enquête a conduit à cristalliser leur éloignement. Elle ne regrette rien, mais doit se rendre à l’évidence : cette période de transition écologique est aussi un moment où la nécessité de « regarder les choses en face » (comme elle aime à le répéter) par rapport à l’urgence écologique et les choix qu’elle implique, peut conduire à se séparer de ceux qui ont été proches. Elle se sent triste et dit aussi qu’elle garde l’espoir
de renouer les fils de leur ancienne proximité, plus tard peut-être. Régis n’est pas convaincu ; très touché par cette séparation, il pense malgré tout qu’elle relève surtout d’une réalité statistique : un couple sur deux n’est-il pas touché par le divorce ? Sur ce point les choses n’ont pas changé depuis un demi-siècle.
La décision de participer à l’enquête avait été longuement discutée entre eux deux. Il était sympathisant écologiste, tandis que Catherine, qui n’hésitait jamais à se qualifier de féministe, faisait plutôt confiance à l’innovation technologique et au progrès pour affronter les défi s du siècle. Ils l’avaient toujours vécu comme des aspirations complémentaires et tenaient à assumer chacun leurs convictions. Ils souhaitaient aussi par-dessus tout éviter de participer à une forme d’embrigadement. C’était d’ailleurs entre eux une source de débat sans fin : comment changer tout en conservant leur liberté ? Comment créer les dynamiques de changement à vocation majoritaire que leur semblait nécessiter la situation sur des questions aussi importantes que la relation au travail, les loisirs, l’éducation, et garder aux choix individuels leur importance ?
Tout au long de ces dix années, ils ont vécu des événements forts et symboliques sur le front de la transition écologique : la fermeture de deux centrales nucléaires du Bugey et du Tricastin aujourd’hui démantelées à 40 % ; la montée en puissance des renouvelables en France mais surtout dans l’ensemble de l’Europe ; le sursaut politique créé par l’engagement qui ne s’est jamais démenti de la génération de ceux qui avaient 18 ans en 2015 et la modification de la sociologie des élus qu’il a entraîné ; le droit de vote donné aux étrangers ; et enfin la réduction du temps de travail dont la durée effective est aujourd’hui de 34 heures alors qu’en 2016, à la fi n du quinquennat de François Hollande, elle s’était stabilisée à 39 heures. Ils ont vu leurs enfants grandir, les villes se transformer, la rénovation de l’habitat s’accélérer et vécu plusieurs hivers incroyablement doux alors que les îles Tuvalu étaient progressivement submergées par la montée de l’océan Pacifique. Les troubles sociaux, qui ont résulté des difficultés de reconversion des pays, et des entreprises, très engagés dans la production, et l’utilisation des énergies fossiles, ont finalement peu affecté le rythme de la transition écologique sur la décennie. Si les grèves et manifestations ont pu faire vaciller les gouvernements, elles ont accéléré la prise de conscience des nécessités de développer d’autres filières économiques.
Les déclarations d’indépendance qui ont vu l’apparition de plusieurs États pétroliers, États de l’Alberta et des Dakotas, avec lesquels la communauté internationale a dû négocier, offrir des compensations, et imaginer de nouvelles technologies, ont été des événements spectaculaires mais qui sont finalement restés marginaux.
La transition écologique s’est peu à peu installée au coeur de leurs vies dans un mélange d’effets de contagion et de convictions. Ils avaient toujours le même appartement, avaient procédé à sa rénovation thermique, diminué leur consommation d’énergie de 50 %, se déplaçaient à vélo ou en transports en commun. C’est en notant régulièrement les évolutions de leur alimentation que les Gaspard ont pris conscience, dès les deux premières années de leur participation à l’enquête, qu’ils avaient beaucoup réduit leur consommation de viande et privilégiaient davantage les produits locaux. Attention au label bio, souci du bien-être animal, et préoccupations de santé publique s’étaient conjuguées pour modifier la composition de leurs repas. Cette tendance au « manger sain » n’a d’ailleurs pas conduit la famille à abandonner le goût des sucreries et autres barres chocolatées. Et Catherine a d’emblée averti qu’il n’était pas question qu’au nom de la transition écologique elle passe plus de 3/4 d’heure par jour dans sa cuisine, que sa libération de femme passait par la récupération d’un temps précieux passé à lire des romans et autres essais politiques, même si beaucoup de ses copines passaient des heures à échanger des recettes de cuisine à l’AMAP. Quant à Régis, après avoir proclamé pour le principe qu’il assumerait ce rôle de cuisinier de la famille, il s’y conforme un jour sur deux. En dix années de participation à l’enquête, les Gaspard ont constaté qu’ils fréquentent toujours autant les restaurants mais sont devenus plus attentifs à la qualité des produits et privilégient les sorties de proximité. Cette évolution de leurs habitudes doit être replacée dans un contexte : le passage à l’agro-écologie a permis de créer des emplois agricoles et d’avoir des produits de meilleure qualité, mais il a entraîné une augmentation sensible des prix, ce qui a aussi pesé sur la modification des habitudes de consommation de la famille.
Régis et Catherine constatent que leurs voisins, ou leurs proches, qui ne partageaient aucunes de leurs convictions ou analyses de la nécessité d’une transition écologique, ont finalement adopté des modes de vie assez semblables, même si c’est pour des raisons assez différentes, sous l’influence des crises agricoles et énergétiques de la fin des années 2020, avec leurs conséquences sur les coûts, et des politiques publiques très incitatrices qui en ont résulté.
Les débats sur la manière dont il faut mettre en oeuvre concrètement la transition n’ont pas manqué dans la famille et souvent de manière imprévue. Ainsi, il y a quatre ans, Régis et Catherine ont eu un débat très vif sur la question des vacances. Catherine souhaitait emmener toute la famille faire un voyage en Indonésie pour visiter les temples hindous de Java, aller jusqu’aux Célèbes et même à Bornéo dans l’espoir de voir les orangs-outans dont le nombre a recommencé à augmenter depuis quelques années. Régis était d’abord enthousiaste puis les choses sont devenues plus compliquées. Pourquoi aller si loin, pourquoi prendre l’avion, pourquoi enchaîner les déplacements d’une île à l’autre ? Pourquoi ne pas partir en Europe ? En définitive les Gaspard ont décidé d’aller en Bretagne et de se donner le temps de la réflexion. Il a fallu gérer la déception des enfants. Ils en parlent encore ; le voyage en Indonésie n’a pas eu lieu, sans qu’un sens commun ait été donné à ce renoncement.
Dans la société, c’est sans doute le partage du temps de travail et ses conséquences symboliques et économiques, qui ont été les changements les plus difficiles à organiser et à faire accepter. Ce partage a en effet conduit à un nivellement de nombreux salaires, et entrainé une redéfinition de l’ambition sociale. Les « Grandes Écoles » (qui se contentent désormais dans le langage commun de s’appeler écoles) ont dû revoir profondément leurs formations ; avec réticence dans un premier temps, puis avec enthousiasme, redécouvrant leur ambition initiale de la Révolution française : contribuer au développement humain, aider la société à se libérer des chaînes de la tradition. Les universités sont devenues des lieux d’interaction vivants entre enseignement, recherche-action et innovation ; elles disposent de moyens adaptés et sont en lien permanent avec les écoles. L’École Nationale d’Administration a été renommée École Européenne des Transitions Publiques. Elle a renoué avec l’esprit d’intérêt général qui avait pu la caractériser à sa création au milieu du XXe siècle lorsqu’il s’agissait de reconstruire la France après le second conflit mondial, et oublié les égarements des trente dernières années où l’ « énarchie » était devenu synonyme d’entre-soi, d’opacité et de privilèges aristocratiques.
Ce n’est pas un hasard si l’un des points de désaccords majeurs qui s’est manifesté entre Catherine et Régis dès les premiers mois de l’enquête concernait donc la place donnée au travail : carrière, salaire, arbitrage entre vie privée et contraintes professionnelles, ils confrontaient régulièrement des conceptions de la réussite et du bonheur assez divergentes. À trente-cinq ans au début de l’enquête, Régis venait de traverser une période de questionnements importante. Il avait fi ni par démissionner de son emploi de directeur du service fiscal d’un grand groupe et décidé de se réorienter vers la formation professionnelle pour adultes, ce qui avait divisé son salaire par deux. Catherine le comprenait mais trouvait son désir d’en faire une décision exemplaire un peu infantile. Elle restait quant à elle convaincue que l’autonomie procurée aux femmes par l’accès aux études et à des métiers qualifiés ne devait ni être sous-estimée, ni être bradée, et ne s’imaginait pas pouvoir faire de même. Mais elle pensait aussi que c’était lié au caractère tardif de l’émancipation féminine. Régis avait fait valoir qu’il ne supportait plus de vivre le décalage entre son univers professionnel et ses valeurs. Lors de leur entretien avec l’enquêteur de l’INSEE, il avait longuement développé ses motivations. Cette réorientation avait été une réussite personnelle ; il se sentait enfin utile, pouvait mesurer qu’il existait de vraies possibilités de réorientation et de changer la vie des gens.
Néanmoins, aujourd’hui, Régis ressent encore la pression sociale face à son choix de vie, dont il a le sentiment qu’il doit toujours le justifier et l’expliquer.
Après avoir marqué son accord, Catherine avait tout de même fait valoir qu’heureusement, elle pouvait continuer à payer les traites de l’appartement. Le fossé entre leurs motivations professionnelles s’était accru par à-coups. Relativiser l’importance de la vie professionnelle, la mettre à la bonne place, démêler ce qui relevait des nécessités économiques et de la reconnaissance était déjà difficile pour chacun d’entre eux. Élaborer une approche commune à leur couple s’était avéré impossible. Pourtant ils étaient tous les deux persuadés qu’il fallait partager le temps de travail, organiser le passage de témoin entre générations, monter le niveau en qualifi cation de la population active. Mais passer de ce raisonnement global et désintéressé à sa mise en oeuvre se heurtait à des obstacles qu’ils n’avaient pas anticipés. En mars 2032, Catherine venait de vivre plusieurs mois de pression très forte au travail. Alors qu’elle avait toujours écouté sans broncher Régis parler avec satisfaction de son activité et de la conciliation entre son temps de travail et sa vie de famille, elle avait craqué et demandé s’il comptait lui annoncer bientôt qu’il allait la quitter pour une femme moins occupée. Un an plus tard, Catherine, qui travaillait dans un groupe de consultants en organisation, avait quitté son travail dans le cadre d’une rupture conventionnelle. Aujourd’hui elle a créé son entreprise, déposé un brevet sur une forme inédite de certificats d’économie d’énergie et travaille sans compter. « C’est nécessaire », aime-t-elle à répéter : son entreprise n’a que deux ans et ce secteur est à la fois concurrentiel et en pleine expansion. Et lorsqu’elle visionne en ce mois de mai 2035 l’entretien entre Régis, elle et l’enquêteur (ils avaient accepté d’être filmés et que ces documents puissent être conservés et utilisés à des fi ns pédagogiques ou de recherche), il y a presque 10 ans dans une sorte de quête du temps perdu, elle se dit que c’est autour de cette place à donner au travail que tout s’est joué, que leur séparation s’est peu à peu organisée, que chacun a choisi un autre chemin. Comme si la hiérarchie de leurs priorités avait cessé d’être compatible.
Face aux demandes de Régis, Catherine a d’abord essayé de ralentir son rythme de travail, mais la nécessité pour son entreprise d’intégrer sans cesse de nouvelles innovations a rendu ce ralentissement difficile à envisager. Le danger que l’entreprise disparaisse, si elle ne modifiait pas ses techniques qui pouvaient devenir obsolètes, était réel. Elle pourrait certes envisager de partager ses tâches, donc son salaire, mais alors qui paierait les traites ? Vivre dans une grande ville française reste coûteux, même si ce coût diminue progressivement, car la qualité de vie dans les grandes villes des pays du Sud s’améliore – attirant de plus en plus d’urbains –, et devient de plus en plus compatible avec des modes de vie moins intenses en travail.
Le paradoxe est qu’elle s’est aujourd’hui spécialisée dans une filière située au coeur de la transition énergétique. Mais c’est aussi ce choix qui l’a conduite à être de plus en plus absorbée dans son univers professionnel, à cesser toute implication associative, à rentrer de plus en plus tard. Ce n’est pas seulement une question d’argent. Elle sait que la durée effective du travail pour les salariés est de 34 heures mais elle pense être autour de 70 heures par semaine. Le plaisir d’avoir créé son entreprise, l’excitation de trouver de nouveaux clients, la curiosité de pouvoir explorer d’autres partenariats ont joué. Elle se demande si elle est une entrepreneure écologiste ou capitaliste, ou simplement d’ailleurs une entrepreneure. Elle sait en tous cas que ses activités et ses désirs ne sont pas parfaitement substituables : jamais les activités bénévoles ne lui ont procuré le même plaisir que celles liées à son travail, et elle sait que dépasser ses limites, surprendre ses proches, ses amis par sa réussite professionnelle lui procurera toujours autant d’adrénaline. Est-ce une question de génération ? Il n’est pas sûr qu’il y ait une réponse simple à cette question. Elle sait aussi que les êtres ne sont pas substituables, que chacun vit cette période de transition écologique différemment, et que la période de vie qui vient de s’écouler lui a montré comment et jusqu’où elle pouvait changer. Elle ne vit plus de la même manière, elle a été souvent sur la brèche, a pris des risques pour faire progresser les économies d’énergies ce qui a toujours été son secteur de compétence, elle a innové, modifié son statut en devenant entrepreneure. Mais il y a aussi des choses qu’elle n’a pas réussi à changer, même si elle aurait voulu le faire. Lorsqu’ils ont eu leurs enfants, ils avaient décidé d’essayer de leur consacrer chacun autant de temps ou au moins du temps de manière équilibrée. Pourtant, rétrospectivement il y a maintenant des années qu’elle n’a pas réussi à dégager la moitié des heures que Régis a consacrées à l’éducation des garçons. Mais après tout, pour lui, est-ce que cela n’a pas été la plus belle conquête, être réellement proche de leurs fils, être père « pour de vrai » ? Ses désirs et ceux de Régis n’étaient pas les mêmes, leurs aspirations individuelles se sont éloignées et aujourd’hui, c’est leur vie commune qui va s’interrompre. Au fond elle n’a pas envie de différencier ses loisirs et son travail. Cette catégorisation lui semble artificielle.
En laissant ses pensées vagabonder, elle se dit que le principal enseignement qu’elle a tiré des dix années écoulées est sans doute que la mise en oeuvre de la transition écologique a été au moins autant un bouleversement psychologique et intime qu’une révolution de l’organisation sociale. Elle est convaincue que, pour leurs enfants, les choses seront différentes que pour leur couple, moins difficiles peut-être sur le plan des valeurs, mais rythmées par un sentiment d’urgence qu’ils pouvaient encore, eux, repousser. À les avoir regardé grandir, Régis et elle sont néanmoins certains que les débats entre leurs fils Frédéric et Matthieu resteront vifs lorsqu’il s’agira de leurs choix de vie.
Leurs deux fils ont toujours suivi les échanges entre leurs parents avec un certain détachement. Régis et Catherine ont tout fait pour être présents et leur assurer une vie confortable. Frédéric passe son bac cette année. Il a parfois le sentiment de flotter. Il ne sait pas très bien comment faire la part dans son avenir entre ce qui relève de lui, et des évolutions qui lui échappent. Il s’interroge souvent sur la manière dont l’addition des comportements individuels peut réellement conduire à transformer notre modèle de développement. Cette question qui se posait déjà à ses parents, a-t-elle vraiment une réponse ? Il a conscience du temps qui passe et qui fait peser l’urgence climatique au-dessus des têtes. Il hésite sur la manière de construire sa vie. Agir, réfléchir, comment trouver la bonne articulation ? Est-ce qu’il doit profiter de ses années de jeunesse pour se lancer à corps perdu, comme il voit sa mère le faire, dans un métier où il pourrait faire progresser les innovations nécessaires à la transition ? Mais c’est l’articulation entre la recherche scientifique et les innovations technologiques qui le passionne le plus à priori plus que le fait de s’insérer dans un univers professionnel existant. Il a le sentiment que beaucoup reste à découvrir pour structurer l’organisation de la transition dans les entreprises, les habitudes de consommation, les échanges économiques, les modes de fabrication industriels, sans que la place qu’il convient de donner à la nature et à sa préservation dans cette élaboration des processus soit stabilisée. Il pense aussi que l’évaluation et le retour sur expérience des vingt années écoulées depuis l’Accord sur le climat de 2015 devraient être approfondis. Et finalement c’est à définir une approche de la vie, de son avenir et de celui de la société et de la planète, plus qu’à un métier qu’il a envie de se consacrer dans les années à venir.
Faut-il ainsi se donner le temps des rencontres, de l’exploration humaine comme son père le lui conseille ? A-t-il encore le temps de prendre le temps ? Il sait en tous cas qu’il ne veut pas rester vivre en France. Est-ce le regret des vacances asiatiques avortées ? C’est en Chine qu’il a envie de passer les prochaines années de sa vie. Il est persuadé que c’est là qu’elles seront les plus intenses. Pourquoi ? Il a tendance à penser que c’est dans ce pays qui était devenu en 2014 – l’année avant la conférence de Paris 2015 – la première puissance économique mondiale, que vont se jouer dans les dix ans à venir les principaux enjeux de la transition et la possibilité de maintenir l’élévation de la température du globe en dessous de 2°C. Il s’agit de rendre compatible l’aspiration à l’ascension sociale, à un mode de vie comparable à celui des occidentaux, avec la transition écologique. Il se sent d’ailleurs un peu citoyen chinois et apprend le mandarin depuis la seconde. Néanmoins, la diminution de la longévité constatée en Chine, due aux très nombreuses pollutions qui sont encore loin d’être contrôlées, à la mauvaise qualité de l’alimentation malgré leurs prouesses agronomiques récentes, font que ce choix inquiète ses proches.
Quant à son frère Matthieu qui vient de fêter ses 20 ans, il a choisi depuis longtemps d’être actif en politique. Il a été élu dès ses 18 ans et a choisi de travailler avec sa mère pour pouvoir aménager son temps en fonction de ses engagements militants. C’est un luxe et il en profite sans remords. Il milite dans le Parti pour un développement social et durable qui a placé le slogan « Social écologie pour la planète » au centre de son programme. En dix ans, les règles du jeu politique ont beaucoup changé. La démocratie est devenue plus démocratique : le statut de l’élu a permis de réinclure progressivement une partie de ceux qui avaient déserté les urnes et les fonctions électives, des classes populaires aux nouvelles générations. La conscience de l’urgence de la transition a donné aux débats du contenu et à leurs modalités opérationnelles une importance centrale. Faut-il parler de repolitisation ou de retour des idéologies ? Pas nécessairement, car le climato-scepticisme a complètement disparu, balayé par les réalités du constat de montée des eaux et de modification de la météo. Mais les élus sont désormais évalués sur leur capacité à innover et à faire, et ce d’autant plus que les changements que nécessite la transition écologique sont massifs et rapides. Faire le lien entre l’échelon européen, qui pèse sur les politiques mondiales, et l’échelon local, où se vérifie – ou non – la compatibilité entre les géopolitiques, et les désirs et les souhaits des individus est devenu une priorité. La tâche centrale des élus est de parvenir à expliquer et justifier pourquoi l’Europe doit s’engager sur des politiques de plus en plus contraignantes pour les acteurs locaux et de travailler sur l’acceptabilité sociale de changements dont le rythme et l’ampleur ne correspondent pas à ceux, beaucoup plus progressifs, des mentalités. Il s’agit aussi pour les élus de mieux identifier ce qui change dans les mentalités, changements sur lesquels l’action publique peut s’appuyer, mais aussi d’identifier les îlots de mentalité qui résistent aux changements sociaux, et dont l’action publique doit tenir compte.
Dans cette transition à marche forcée, il s’agit pour chacun de trouver un point d’équilibre, d’identifier les conditions nécessaires à son bien-être matériel et psychologique. Surtout, il s’agit de redéfinir l’ambition qui porte les interrogations de chacun sur la vie bonne, la réussite. Plus collectivement, la société se doit de répondre aux aspirations des jeunes, à leurs ambitions légitimes, de montrer leurs capacités à contribuer au progrès des sociétés. Dans leur accomplissement personnel, psychologique et physiologique, dans leurs capacités démocratiques, lorsqu’il s’agit de parvenir à mieux tenir compte des valeurs des autres, et de la morale d’autrui, comme d’intégrer cette diversité des valeurs dans l’action publique, les défis sont encore nombreux. Il y a une sorte de paradoxe à constater combien la transition écologique a bouleversé silencieusement les mentalités et la conception de l’accomplissement personnel sans que l’ampleur de ce changement des valeurs soit encore pleinement perceptible. Mais la discrétion ne fait-elle pas partie des nouvelles vertus que chacun s’emploie à développer ? Le débat public a quitté le terrain des indicateurs de richesse. Il se déploie désormais sur le champ des indicateurs de capabilité. Dans la continuité des analyses d’Amartya Sen liant économie et philosophie morale, ceux-ci mesurent l’exercice par les individus de leurs talents et de leurs responsabilités économiques en respectant une perspective de bien commun. Cette conception de l’accomplissement, qui fait la part belle à la diversité des parcours et à l’éthique individuelle, a beaucoup aidé à donner un sens social à ces nouvelles ambitions.