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Faire de la finance sans faire fi du carbone
Par Anne-Catherine HUSSON-TRAORE
2 juillet 2035. Réunion de crise dans la salle de réunion sous le toit végétalisé de la tour qu’a fait construire Cedrus Investing à quelques encablures de La Défense. La patronne de ce fonds d’investissement spécialiste des énergies renouvelables ne décolère pas.
« Nous n’avons pas atteint nos objectifs CO2 de mi-année. À ce rythme-là, on sera très loin fin décembre de la cible que nous nous étions fixée en 2015. Je vous la rappelle : une diminution de 30 % de nos émissions financées en partant de l’empreinte carbone réalisée en 2014. Vous souvenez-vous de cette époque ? Elle n’était pas jolie, jolie, notre empreinte carbone... Nous avions financé des centrales à charbon et nous n’avions que quelques dizaines de millions d’euros dans l’éolien et le solaire. »
Sur la vingtaine de personnes, seul un tiers, les plus âgées, se souviennent de cela. Les autres, les plus jeunes, baissent la tête, s’efforçant de laisser passer l’orage. Ils savent que Shakira Salamé est en principe très calme mais ils connaissent aussi son obsession pour les objectifs carbone. Elle a l’oeil rivé sur ce tableau de bord qui lui permet de convertir chaque million d’euros investi en tonnes de CO2 évitées ou en KW/h produits en énergies renouvelables.
Elle conclut la réunion en secouant une dernière fois ses troupes. « Nous avons réussi en 15 ans à changer nos modèles d’investissement, à convertir nos clients à cette logique de pesée environnementale des décisions d’investissement. Nous sommes devenus leader européen du financement d’équipements solaires pour petites communautés urbaines. Il est hors de question que nous finissions l’année 2035 avec une communication minable du genre "Cedrus Investing s’était fixé un objectif de - 30 % d’émissions financées mais ses efforts continus ne lui ont permis d’atteindre péniblement que les - 25 % ...". C’est la crédibilité de notre stratégie qui est en jeu ! On se retrouve dans 48 heures avec un plan d’attaque pour aboutir à - 5 % d’émissions supplémentaires dans les six prochains mois. J’attends vos idées. »
La petite troupe se disperse, perplexe. Jules Bokande, jeune diplômé de l’École des hautes finances, qui a rejoint Cedrus Investing quelques semaines auparavant, ne comprend plus rien. « Je voulais travailler dans la finance pour gagner et faire gagner beaucoup d’argent à nos clients. Ce n’est pas cela notre objectif ? Pourquoi Mme Salamé ne parle-t-elle que du CO2 et pas de nos excellentes performances financières ? On a fait + 12 % cette année par rapport à l’année dernière. Cela ne compte pas à ses yeux ? »
Jacques Audiberti, le plus ancien de l’équipe, entré à Cedrus Investing lors de sa création en 2007, se dévoue : « On ne t’a pas expliqué dans ta super école que les règles avaient été modifiées par le grand chambardement de la COP21 organisée à Paris en 2015 ? »
Jules Bokande est de plus en plus surpris.
« Non, on m’a surtout formé aux calculs les plus complexes de probabilités. Attends, je me souviens… Pendant mes trois ans de formation, j’ai eu chaque année un cours de deux heures sur l’éthique et l’utilité sociale de la finance, c’est ça ? C’était intéressant mais tellement loin de nos équations habituelles que j’ai eu du mal à intégrer tous ces concepts. Tu peux me briefer ? » Jacques Audiberti soupire. « Il y en a pour un moment. Je t’invite à déjeuner. »
Pas moins de trois heures sont alors nécessaires à Jacques pour retracer l’histoire de la prise de conscience du secteur financier et des différentes étapes qui ont amené les investisseurs à comprendre qu’ils pouvaient lutter contre le changement climatique en modifiant leurs choix d’investissement.
« Quand la grande crise financière de 2008 a éclaté, la planète finance était très loin de cela, elle était en quelque sorte satellisée. La crise des subprimes, suivie de la disparition de Lehman Brothers l’ont ébranlée mais les débats qui ont suivi portaient sur la régulation de la finance beaucoup plus que sur sa finalité et ses objectifs. Les investisseurs continuaient à dire que leur mission sociale était de faire prospérer l’argent qui leur était confié pour financer l’économie telle qu’elle était et non pas telle qu’elle aurait dû être. Cette première étape a amené le développement de l’investissement responsable. Les Principes pour l’Investissement Responsable, lancés par les Nations unies en 2006, rassemblaient en 2014 plus de 1000 signataires venant d’une soixantaine de pays gérant 45 000 milliards de dollars. Ces derniers s’engagèrent à intégrer des critères "environnementaux, sociaux et de gouvernance" (ESG) dans la gestion financière. Ils inventaient des nouveaux procédés de gestion et ils avaient commencé à changer de modèles. Cela les avait conduits à mesurer en quoi le changement climatique, la raréfaction des ressources, les entorses aux droits humains encore récurrentes dans les usines du monde, en Chine et au Bangladesh, pouvaient impacter leurs portefeuilles. Ces analyses ESG (prenant en compte les critères "environnementaux, sociaux et de gouvernance"), utilisées en complément de leurs analyses traditionnelles, ont aidé à les sensibiliser à la notion d’impact financier du carbone. Dans ces analyses, les émissions de CO2 des entreprises étaient prises en compte mais il s’agissait d’un critère parmi beaucoup d’autres.»
Le jeune homme ouvre de grands yeux et semble très intéressé par le récit de son aîné. « Que s’est-il passé pour que cela bascule ? — C’est une petite ONG anglaise, Carbon Tracker, qui d’une certaine façon, a déclenché tout ce chambardement. Elle a lancé le concept de bulle carbone qui s’est répandu en quelques mois sur toute la planète ! De quoi s’agissait-il ? Au départ d’une simple étude, publiée en 2011, qui analysait les placements des investisseurs dans les grands indices boursiers. Carbon Tracker a montré que les objectifs de réduction fixés par les États n’avaient pas grand effet si, dans le même temps, les principaux investisseurs de leurs pays mettaient des centaines de milliards d’euros et de dollars dans des indices boursiers truffés de compagnies pétrolières valorisées financièrement par les réserves de pétrole qu’elles avaient découvertes. Carbon Tracker a expliqué que si on brûlait toutes ces réserves de pétrole et de charbon, on atteignait inévitablement les + 6°C de réchauffement climatique, bien loin des + 2°C recommandés par le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat). Son raisonnement conduisait donc à alerter les investisseurs sur le risque de voir se déprécier très rapidement la valeur des entreprises extractives dont ils étaient actionnaires puisque les États allaient prendre des décisions limitant ou interdisant l’exploitation de ces ressources fossiles. On a appelé cela le risque carbone en français, stranded assets en anglais. Al Gore, l’ancien vice-président américain, champion de la lutte contre le changement climatique, a repris et largement diffusé cette démonstration. Tu imagines la suite…
— Pas vraiment. Qu’est ce qui a été si efficace auprès des investisseurs ?
— Honnêtement, ils ne se sont pas tous convertis en quelques jours. Mais le concept de bulle carbone s’était suffisamment répandu avant le sommet climat de 2015 pour préparer cette révolution. En réalisant leur empreinte carbone, les investisseurs ont progressivement admis l’idée que leurs placements contribuaient à financer des émissions de CO2 et qu’ils pouvaient donc, en changeant leurs choix d’investissement, en limiter le volume. Quand les ONG ont commencé à cibler les acteurs financiers au début des années 2000, cela semblait insensé. Les gros pollueurs, c’étaient les industries extractives, les cimentiers, pas leurs bailleurs de fonds. Or, petit à petit, surtout après la crise financière, s’est imposée l’idée que le secteur financier était bien la clef susceptible de changer la donne. En 2014, un sommet climat avait été organisé à New-York par les Nations unies. À cette occasion, 358 investisseurs pesant 24 000 milliards de dollars ont signé une déclaration reconnaissant l’impact du changement climatique sur leurs portefeuilles et se sont engagés à financer une économie bas carbone par les moyens de leur choix.
— C’était qui ? Sûrement des institutions financières des pays émergents ou des pays les plus "verts", ceux d’Europe du Nord ?
— Détrompe-toi, il y avait beaucoup de grands investisseurs, privés et publics, de tous les pays, avec des horizons de long terme, des fonds de pension, des assureurs. En France, je peux te citer la Caisse des dépôts parmi les signataires de cette déclaration.
— C’était un simple engagement. Cela ne les obligeait pas à prendre des mesures très concrètes ?
— En soi, non, mais beaucoup d’autres initiatives ont été lancées à la même époque, en septembre 2014. Il y a eu l’engagement de Montréal porté par les Principes pour l’Investissement Responsable. Ses signataires s’engageaient à réaliser leur empreinte carbone et à la publier. Dans le même temps, une autre coalition s’est montée autour d’un autre concept "la décarbonisation des portefeuilles".
— Qu’est-ce que la "décarbonisation des portefeuilles" ?
— C’est un peu la suite logique d’une empreinte carbone. Pour la calculer, tu additionnes les émissions des entreprises dont tu es actionnaire, en proportion de la part de capital que tu détiens. Décarboner, cela signifie faire baisser le volume ainsi obtenu. Tu peux choisir de rester dans tous les secteurs en sélectionnant les entreprises qui ont les modes de production les moins émetteurs de carbone ou tu peux éliminer de tes portefeuilles les secteurs les plus émetteurs comme les compagnies extractives. Tu pousses un modèle vertueux et tu assèches les sources de financement des autres. En 2014, les grands investisseurs ont été bousculés sur ce sujet. Le fonds norvégien par exemple. Il y a eu un débat national pour savoir si oui ou non il pouvait continuer à investir dans des entreprises extractives très émettrices alors que ses ressources financières venaient directement de l’exploitation du pétrole de la Mer du Nord et que son empreinte carbone était par nature très importante. Les universités américaines ont été prises à partie par le mouvement « Go Fossil Free ». Les étudiants ont lancé des campagnes plutôt efficaces pour les inciter à exclure les grandes compagnies pétrolières de leurs portefeuilles. Il y a eu de la résistance mais elles ont été nombreuses à changer leur politique d’investissement. Ce mouvement est devenu mondial, souvent relayé par des citoyens qui y voyaient un nouvel enjeu de société, à l’image du combat contre l’apartheid en Afrique du Sud, mené quelques dizaines d’années auparavant. — C’est passionnant, cette histoire, mais j’ai du mal à croire qu’en quelques années, tous les investisseurs se sont ralliés à la même cause, partageant la même méthodologie d’évaluation de leur empreinte carbone et des objectifs environnementaux ambitieux !
— Bien sûr que non, tu as raison, mais si je te raconte toutes les batailles, tous les débats qui se sont déroulés autour de la méthodologie de calcul de l’empreinte carbone, des problèmes de qualité des données fournies par les entreprises sur leurs émissions de CO2, des réticences des financiers qui se demandaient comment maintenir leurs performances financières tout en devenant les champions du monde de la décarbonisation… on va devoir rester tard dans la nuit ! Évidemment tous les investisseurs étaient loin d’être d’accord avec ces idées, beaucoup d’entre eux refusaient d’entendre parler d’empreinte carbone. En France, ils n’étaient qu’une poignée à porter le sujet.
— Tu peux m’expliquer comment on en arrive à ce qu’en 2035 tous les investisseurs aient des objectifs de réduction de carbone intégrés dans leur rapports annuels ?
— Tout a changé fin 2015 avec la COP21 organisée à Paris. À l’époque on sentait monter une nouvelle prise de conscience des États, des entreprises et des investisseurs. Le changement climatique devenait une réalité sur laquelle ils devaient agir. Ils avaient besoin de décisions visibles et concrètes. À la surprise générale, les États participants ont annoncé qu’ils allaient adopter, avant 2020, une législation obligeant tous les investisseurs de leur pays à réaliser et à publier leur empreinte carbone. Du coup, on est passé à un phénomène de masse. On ne comptait plus les empreintes carbone par dizaines mais plutôt par milliers. Voyant que ça marchait, les États sont montés d’un cran dans leurs attentes. Ils ont exigé que les investisseurs se fixent des stratégies carbone ambitieuses, ce qui supposait non seulement de ne pas financer les entreprises les plus émettrices de CO2 mais aussi de financer l’économie verte ou bas carbone. On a assisté à un retournement progressif de la situation. Les quelques pionniers du départ qui étaient complètement isolés ont été consultés et cités en exemple. Cedrus investing a bénéficié de cet élan. Nous n’étions pas très nombreux à maîtriser les modèles financiers d’investissement dans les énergies renouvelables. L’appel d’air créé par cette législation a été formidable mais il nous a donné des obligations : avoir un résultat mesurable en termes de baisse des émissions. C’est pourquoi Shakira est à cran sur le sujet. Si nous n’atteignons pas notre objectif, nous aurons une alerte sur nos résultats et cela peut avoir des conséquences très négatives.
— Tu plaisantes ! Comment cette histoire de CO2 peut-elle avoir une telle importance ? — Parce que nous sommes attendus, tous les yeux sont rivés sur nous, et pas que ceux de la planète finance ! À partir du moment où les investisseurs ont reconnu leur rôle dans ce domaine, ils se sont fixés des indicateurs de performance carbone et des objectifs de réduction. C’est devenu crucial puisque leurs clients les choisissent non seulement sur leurs performances financières mais aussi sur leurs capacités à faire baisser les émissions des entreprises cotées et à investir dans des modèles "zéro carbone". C’est devenu un critère de choix clef dans un monde financier qui doit rendre beaucoup plus de comptes sur l’impact de ses activités ! Les obligations de réalisation d’empreinte carbone ont fait évoluer les modèles d’analyse de risques et de création de valeurs. Enfin… dans les institutions financières qui ont compris à temps ce changement. Aujourd’hui le monde financier est un peu à deux vitesses : le nôtre qui a mis ses capacités et ses outils au service d’un bénéfice environnemental mesurable et qui regarde vers l’avenir, et celui de la vieille école, née dans les années 1980, et pour laquelle la finalité est d’avoir des rendements exponentiels, basés sur des calculs de plus en plus complexes, qui regarde le monde dans le rétroviseur... Je n’ai jamais compris pourquoi la répétition de crises financières gravissimes n’a pas réussi à l’éradiquer, mais visiblement tu as été formé par des enseignants de ce monde-là. — Merci pour ce décryptage... je vais chercher des idées pour rattraper le coup. »
48 heures plus tard, toute l’équipe se retrouve sous le toit végétalisé qui peine à les rafraîchir. Chacun porte une présentation sous le bras. Shakira Salamé se fait attendre. Elle entre, encadrée par ses deux principaux actionnaires. Elle esquisse un sourire et fait un tour de table. « Chacun doit se contenter de me donner le volume d’émissions de CO2 évitées de son dossier. Je n’écouterai les présentations que des trois plus élevés. »
À sa grande surprise, Jules Bokande est désigné pour parler le premier. Son projet tient la route et il a déjà pris des contacts. Il a repéré une entreprise en plein développement qui a mis au point un procédé « zéro carbone » pour éradiquer les émissions de fines particules qui ont continué à exister dans les grandes villes et ce, malgré la disparition progressive du diesel à partir de 2020. La société « À mort les particules » cherche des investisseurs. Cedrus Investing peut entrer à son capital. D’après l’indicateur interne, s’ils investissent 200 millions dans cette entreprise, ils réduisent leurs émissions de 3 %. Il faudrait seulement ajouter l’investissement dans deux parcs solaires, l’un en France, l’autre en Italie, ce qui représente 1 % pour chaque parc. Jules est suffisamment convaincant pour que son dossier soit choisi, ce dont il est très fier.
Début 2036, Shakira Salamé organise une conférence de presse où se bousculent les journalistes. Elle annonce que sa société a atteint et même dépassé les objectifs ambitieux de réduction d’émissions de CO2 fixés quinze ans auparavant. Cette excellente stratégie carbone lui attire de nouveaux clients et dès les années suivantes, Cedrus Investing mettra son savoir-faire au service des fonds souverains des pays les plus touchés par le réchauffement climatique.