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  • Engagement & responsabilités

L'Europe a atteint l'âge de l'intelligence

Par Stephen BOUCHER

2000-2014 : L’EUROPE SE CROYAIT STUPIDE, ET DONC L’ÉTAIT

2000-2014 : L’Europe se croyait stupide, et donc l’était. En mars 2009, la réalisatrice Franny Armstrong produisait L’Âge de la Stupidité. Ce docu-fiction dramatique frappa les esprits. Il montrait un documenta- liste qui, passant en revue les archives vidéo des premières années du siècle, constatait avec effroi que l’on avait toutes les preuves et analyses nécessaires pour prendre la mesure du changement climatique. Et que les décisions appropriées n’avaient pas été prises au bon moment. Résultat : il est trop tard, le monde en 2055 est en ruine, le documentaliste en question a trouvé refuge dans une tour au nord de la Norvège, balayée par une tempête terrifiante. Le début du XXIe siècle marquait clairement L’âge de la Stupidité. Propos que Copenhague vint confirmer quelques mois après la sortie du film.

Nous paraissions d’autant plus stupides que nous avions toutes les solutions techniques nécessaires pour choisir de ne pas l’être. Les rapports d’experts pointaient vers un ensemble de mesures « sans regret » : amélioration drastique de l’efficacité énergétique de nos bâtiments, de nos véhicules et appareils ménagers ; diffusion à grande échelle des énergies renouvelables avec une intégration intelligente des réseaux électriques ; capture et stockage du carbone émis par les industries énergo-intensives... Solutions pour lesquelles le savoir-faire technique existait déjà et progressait continûment.

Notre stupidité était aussi politique : nous savions conduire par les standards techniques une amélioration rapide des normes d’émission des véhicules. Plusieurs territoires avaient montré leur capacité à se doter d’un plan d’action « zéro carbone ». Généralisées à tous les États de l’Union européenne, les meilleures politiques des États et régions européens pris individuellement auraient permis à l’Europe d’être considérablement plus proche dans son ensemble de l’ambition nécessaire pour répondre au défi climatique au niveau recommandé par les experts scientifiques.

Mais effectivement, les décisions prises ne furent pas en ligne avec la science, ni climatique ni économique. Les analyses étaient là, montrant qu’un objectif de 40 % de réduction des émissions de gaz à effet de serre en 2030 par rapport à 1990 n’était pas efficient économiquement, car il impliquait une accélération des efforts après 2030. La Commission européenne elle-même l’avait montré dans ses études d’impact. D’autres avaient clairement montré que de toute façon, cette étape intermédiaire avait été définie par rapport à un objectif de 80 % de réduction des émissions à l’horizon 2050, objectif qui devait tôt ou tard être ajusté pour être en ligne avec les 95 % recommandés ultérieurement par le GIEC. Les États persistèrent pourtant dans leur procrastination, persuadés que leur action était « ambitieuse », terme très en vogue dans les débats politiques climatiques de l’époque.

Stupide, l’Europe l’était enfin, fondamentalement, dans sa frilosité à s’affirmer sur le plan mondial et à inventer un nouveau modèle de prospérité économique et de bien-être social qui ne dépendit pas des carburants fossiles. Ce qui nous paraît évident aujourd’hui, en 2035, faisait l’objet de débats, d’évaluations, de groupes de réflexion et autres forums de think tanks sans fin. Comme le disait à l’époque l’ancien Commissaire européen, puis dirigeant de l’OMC, Pascal Lamy : qui de mieux placé que l’Europe pour « civiliser la mondialisation » ? Qui de mieux placé avec son long héritage de civilisation diversifiée, sa culture de la démocratie, ses institutions de collaboration, sa richesse culturelle la connectant avec toutes les parties du monde, son niveau d’éducation, sa cohésion sociale, perfectible mais forte par rapport au reste du monde ?

Nous qui vivons aujourd’hui avec fierté « l’union dans la diversité » que représente l’Europe, nous qui avons partagé nos instruments de hard power pour ne plus avoir à nous en remettre à de maigres soft powers que les théoriciens tels Joseph Nye avaient bien voulu nous reconnaître, sommes bien étonnés de la crainte mal placée des États d’alors à partager leurs compétences et à s’affirmer comme façonneurs actifs de la mondialisation. Tout le monde a oublié les atermoiements, calculs politiques de courte vue et débats secondaires entre partisans d’un « libre marché » vs. « une Europe politique » qui avaient accompagné par exemple la préparation puis le rejet en 2005 d’un Traité constitutionnel européen n’apportant pourtant que des améliorations institutionnelles partielles aux faiblesses inhérentes au continent européen. Rétrospectivement, on ne peut que partager le sentiment que le début du siècle était mal parti pour l’Europe. Pourtant celle-ci sut trouver les ressources nécessaires pour éviter un déclin fatal.

2014-2020 : L’EUROPE PASSE DE LA STUPIDITÉ À L’INTELLIGENCE

Que nous manquait-il pour être non pas « stupides » mais « intelligents » à l’échelle du continent européen ? Non pas, comme on l’avançait trop souvent à l’époque, « plus de courage politique », réponse insuffisante pour être opérationnelle. Le courage ne se décrète pas. Et il est rarement choisi par les électeurs. Ce dont l’Europe avait besoin et ce qu’elle avait esquissé de manière bancale avec le Traité constitutionnel, c’était d’institutions qui surmontent les freins inhérents à l’action politique, pour que le courage ne soit pas nécessaire, et que l’action puisse se déployer tout naturellement dans une perspective de long terme. Parce que, comme l’avait souligné un groupe de réflexion coordonné au début des années 2010 par le philosophe Dominique Bourg, nos démocraties contemporaines péchaient face aux enjeux environnementaux sur au moins trois plans essentiels.

D’abord, elles peinaient à prendre en compte de manière adéquate le moyen et long terme (10-20 ans et au-delà). Pourtant, là aussi on savait que parmi les neuf limites du système planétaire identifiées par Johan Rockström, le climat était probablement celle dont l’inertie temporelle était la plus grande, nos actions d’aujourd’hui ayant des effets, suivant les gaz à effet de serre considérés, sur une durée allant de quelques années à plusieurs centaines d’années. La capacité des États à se projeter dans l’avenir n’était certes pas nulle. L’Europe s’était donné en 2008, puis en 2014, des objectifs contraignants qui l’engageaient respectivement sur les 12 et 16 années suivantes. Le Danemark s’était engagé au niveau national à être sans charbon d’ici 2025. Rares furent toutefois les exemples de décision impliquant un choix difficile entre le présent et le futur.

Les démocraties occidentales, y compris au niveau européen, avaient aussi du mal à prendre en compte les problèmes qui dépassaient leurs frontières de compétence, alors que les problèmes environnementaux, en particulier ceux liés à l’atmosphère, ont toujours nécessité la collaboration des principaux émetteurs sur tous les continents.

Enfin, le climat, enjeu politique probablement le plus complexe de l’histoire auquel l’humanité ait eu à faire face, soulignait la difficulté des institutions en place à intégrer l’expertise et la complexité. Répondre de manière adéquate au défi climatique impose en effet de mobiliser des expertises dans de nombreux domaines, les solutions affectant toutes les facettes de la société, soit parce

qu’elles sont liées à toutes les formes d’utilisation de l’énergie, au cœur de nos économies et modes de vie, soit parce qu’elles sont liées à l’utilisation des sols ou à la production et consommation des produits de la terre.

De manière inattendue à l’époque, le tournant fut donné par le sommet climatique de Paris de décembre 2015, la négociation d’un paquet législatif relatif à l’économie circulaire et d’une enveloppe d’investissements de 300 milliards d’euros. Ce fut l’occasion d’écrire un nouveau récit de projection dans l’avenir de l’Union européenne, sur le long terme, et non de défiance par rapport à la mondialisation, donnant envie d’investir dans l’Union face aux tentations isolationnistes de plusieurs États. Se projeter dans l’avenir, c’est aussi croire en l’avenir.

Ce fut également l’occasion d’organiser une consultation citoyenne d’envergure à la mi-2015 alimentant la préparation du sommet climatique sur les choix de société requis pour les 20 années à venir. Ce fut probablement l’innovation la plus forte et bénéfique que prit la Commission Juncker à l’époque pour sortir le débat des contingences immédiates. Celle-ci comprit en effet que le manque d’écoute sincère des citoyens dans leurs inquiétudes face à la mondialisation, aux faiblesses économiques de l’UE, et le manque de projet commun vouaient sa présidence à l’échec. Depuis, chaque mois de juin, la Commission organise, en bonne entente avec le Conseil, un Sondage délibératif pan-européen avant l’un des quatre principaux sommets des chefs d’État et de gouvernement : un échantillon représentatif de tous les citoyens de l’Union européenne se réunit, examine et se prononce sur un dossier essentiel à l’avenir du continent. L’avis informé qui en ressort est examiné attentivement par les chefs d’État qui en tiennent compte dans leurs négociations.

En matière environnementale aussi, la Commission européenne, voyant sa législation flouée dans bien des domaines, avait tenté de demander des pouvoirs et des moyens d’inspection supplémentaires, notamment en matière d’environnement, en vain. Après plusieurs épisodes météorologiques particulièrement marquants – canicules meurtrières quatre années de suite, tempêtes hivernales destructrices –, cette époque marqua le rattrapage entre réalité scientifique et agenda politique : l’ère de la procrastination climatique devait de toute évidence arriver à son terme.

Il faut dire aussi que les années 2010 et 2020 furent celles de la contestation de la valeur ajoutée de l’Union européenne. Le retrait de la Grande-Bretagne de l’Union européenne, longtemps pressenti, fut à peine compensé par l’adhésion de la Serbie, du Montenegro, de la Norvège et de la Suisse. L’entrée de ces deux dernières fut expressément conditionnée à des réformes institutionnelles de l’UE favorisant une meilleure prise en compte de l’action sur la durée et s’inspirant de leurs propres modes de gouvernance.

Enfin, le réveil fut rude au milieu des années 2020. Face à une Chine qui dépassait l’Europe sur tous les plans - nombre de brevets déposés, attraction des meilleurs chercheurs, industries de pointe, développement des énergies nouvelles et arrêt concomitant des centrales au charbon, capacité de projection militaire internationale, aura institutionnelle face à un modèle démocratique européen perçu comme inefficace... Il était temps que l’Europe se mobilise. La Chine n’était plus depuis longtemps seulement « l’usine de la planète » à laquelle l’Europe sous-traitait et où elle externalisait ses industries polluantes ; elle était son université, son laboratoire industriel et social. L’Europe était à l’inverse devenue en grande partie une zone de tourisme et de sous-traitance pour Chinois aisés et entreprenants. Déclassé économiquement, diplomatiquement et même culturellement, le modèle démocratique européen se voyait ouvertement contesté en son sein. Parfois il faut toucher le fond pour rebondir.

2020-2035 : L’EUROPE S’INSCRIT PROGRESSIVEMENT DANS LA DURÉE

1er novembre 2034 : le nouveau président de l’Union européenne prend ses fonctions. Ce Norvégien de 45 ans, récemment élu au suffrage universel direct pour cinq ans sur sa vision de l’avenir de l’Europe, a spécifiquement pour mission de définir et mettre en œuvre les objectifs de long terme de l’Union européenne dans cinq domaines : un plan d’infrastructures de transport, numériques et énergétiques sur 20 ans ; le développement d’une stratégie industrielle ; un programme de recherche fondamentale et appliquée ; la finalisation et mise en œuvre du programme d’indépendance européenne en ressources et économie circulaire ; et un vaste programme d’échange culturel et éducatif.

Premier président européen à tenir ce rôle de gardien du long terme, sa nomination fut le fruit d’un processus de maturation lent mais sûr pour dépasser les contingences du court terme auxquelles l’Europe s’était heurtée.

La décennie 2020-2030 fut celle des déconvenues par rapport aux « feuilles de route », « stratégies » et autres objectifs à 10 ou 20 ans précédemment adoptés par les États membres de l’Union. Stratégie Europe 2020 en faveur de la croissance et de l’emploi, paquet énergie-climat 2020, puis 2030... Il faut bien avouer que les objectifs de l’Union se révélèrent inatteignables, largement dépassés longtemps avant l’échéance, car timorés et insuffisants face à l’accélération des modifications climatiques, et donc requérant une correction de trajectoire drastique.

Aujourd’hui, l’Europe dispose de ressources financières propres représentant 20 % du PIB de la zone et d’un plan décennal d’investissement, ajusté sur le rythme des élections européennes. Ses finances sont abondées par une taxe aux frontières compensant les différences compétitives avec les importations ne respectant pas les mêmes standards sociaux et environnementaux. Un fonds souverain a été créé, alimenté par les exportations européennes d’énergies renouvelables.

Sur le plan institutionnel, le président européen est épaulé par feu le Comité des régions et le Comité économique et social européen, fusionnés et transformés en deuxième chambre législative dédiée aux générations futures. Disposant d’un pouvoir de promotion de programmes d’action et de projets législatifs dédiés au long terme, cette assemblée peut également bloquer les propositions de législation compromettant le long terme au seul bénéfice du court terme. Elle est composée de représentants des régions, du monde économique et de la société civile tirés au sort parmi un pool de personnalités proposées par les États membres. Enfin, cette chambre veille à la bonne intégration des consultations citoyennes dans le processus de décision européen.

Finies les commissions européennes pléthoriques cherchant à satisfaire les égos nationaux de ses quelque 31 États membres. Un collège resserré autour de dix portefeuilles transversaux opère sur le modèle du très ancien et très précurseur Conseil fédéral suisse. L’Union elle-même est rationalisée autour de trois niveaux distincts d’intégration, un noyau dur de 10 États membres ayant mis en commun leurs compétences en matière économique, monétaire, fiscale, énergétique et sociale ; un vaste marché unique ; et une zone de coopération plus large, avec des partenariats étroits établis avec le pourtour méditerranéen, l’Ukraine et la Turquie. En matière d’application de la législation environnementale, un service correctement équipé d’inspection digne de ce nom a été mis en place. Il n’est jamais trop tard…

Aujourd’hui, en 2035, on peut affirmer avec confiance que Franny Armstrong s’était trompée. Nous ne serons pas en 2055 au niveau de catastrophe qu’elle donnait à voir en 2009. L’Europe est bien mieux équipée pour gérer les défis environnementaux, économiques et sociaux qui dépassent les frontières de ses États membres et le court terme. L’Europe a atteint l’Âge de l’Intelligence.