- Interdépendance & solidarité
L'économie climatique fait société
Par Yannick JADOT
20 JANVIER 2035.
Le président nouvellement élu de l’Union européenne confirme la bonne nouvelle : l’Europe devrait atteindre la neutralité carbone au plus tard en 2050. Elle assume toujours le leadership mondial en matière climatique. Elle a réduit de plus d’un tiers sa consommation d’énergie par rapport à 1990 et la moitié de celle-ci provient désormais des énergies renouvelables. Rien n’était pourtant acquis un quart de siècle plus tôt.
COPENHAGUE : LE MONDE ASSISTE ATTERRÉ AU BAL DES ÉGOS
2009.
Lorsque la Conférence des Nations unies sur le climat débute à Copenhague, l’espoir est là d’un accord mondial contraignant, dans lequel les 193 pays participants s’engageraient à réduire les émissions de gaz à effet de serre à des niveaux supportables pour la planète – moins de 2°C de réchauffement par rapport à l’ère préindustrielle –, un accord qui assurerait une solidarité suffisante en faveur des pays les plus vulnérables – les plus pauvres et les moins responsables de la crise climatique. Les citoyens sont mobilisés, les ONG ont travaillé dur, Al Gore, l’ancien Vice-président des USA, a présenté aux quatre coins de la planète son film Une vérité qui dérange, l’économiste britannique Nicholas Stern a démontré le coût économique astronomique de notre inaction climatique, le Grenelle de l’environnement a passionné la société française, les Grands de ce monde ont beaucoup promis. On allait voir ce qu’on allait voir !
Le Sommet de Copenhague est pourtant un échec cuisant. Certes les dirigeants défilent à la tribune, plus ambitieux et soucieux de l’humanité les uns que les autres. Les Sarkozy, Brown et Merkel jouent leurs partitions personnelles, à savoir qui sauvera le premier le climat, ce nouvel eldorado de la communication politique consensuelle. Mais en quelques heures, les dirigeants chinois, indien, brésilien et sud-africain se mettent d’accord avec le Président américain Obama sur une feuille de route vide d’engagements et douchent les espoirs de puissance de nos dirigeants européens. L’Union européenne, divisée et inefficace, constate paralysée le basculement du centre de gravité mondiale.
La présence de tant de chefs d’État et de gouvernement ouvrait la perspective d’un engagement fort de la communauté internationale. Elle se transforma en parodie affligeante, sans savoir si ce sont les impostures de fond ou les postures de forme qui générèrent le plus de dépit.
Car un sommet sur le climat n’est pas un simple G7 où l’enjeu premier réside dans la qualité de la photo finale. Et la négociation climatique n’est pas qu’une négociation environnementale. Lutter contre le dérèglement climatique nécessite de modifier en profondeur nos modes de production et de consommation, dans l’énergie, l’industrie, l’agriculture et les transports. Autant d’habitudes, de rentes et d’intérêts à bousculer. Jamais négociation internationale n’avait mobilisé autant d’opposition acharnée de lobbys très puissants. Pour ces derniers, ce n’était pas la vérité qui dérangeait, mais bien les solutions à la crise climatique. Seule négociation multilatérale encore active, la négociation climatique posait clairement la question de la gouvernance internationale, de la redistribution des richesses et de l’accès aux ressources, enfin de la coopération dans un monde où règne en maître la compétition.
LE CRIME ÉTAIT PRESQUE PARFAIT
Après l’échec de Copenhague, la lutte contre le dérèglement climatique quitte les écrans radars. Facile d’instrumentaliser la crise économique pour ceux qui veulent reporter sine die les transformations à engager, qui ne veulent ni transition énergétique, ni changement de modèle de développement, ni remise en cause d’un système où 20 % de la population mondiale s’accaparent 80 % des ressources planétaires.
2014.
Les faits sont pourtant têtus et l’Europe est rapidement confrontée à son destin. En 2014, sa facture énergétique vis-à-vis du reste du monde est gigantesque et ne cesse d’augmenter, pour atteindre plus d’un milliard d’euros par jour – près de 4 % de notre PIB –, nous rendant toujours plus dépendants de la Russie et des pétromonarchies du Golfe. Près de 100 millions d’Européens souffrent de précarité énergétique. Nos infrastructures énergétiques arrivent en fin de vie et des investissements colossaux sont nécessaires. Les dégâts environnementaux et sanitaires liés à l’énergie s’alourdissent et le dérèglement climatique s’accélère. Une évidence s’impose de nouveau : notre présent et notre futur dépendent des choix énergétiques.
L’Union européenne doit alors adopter une nouvelle feuille de route climatique et énergétique, le paquet climat-énergie 2030. Ce dernier s’inscrit dans le prolongement du paquet 2020 décidé en 2008. L’Europe prenait alors le leadership mondial dans ce domaine : elle s’engageait à l’horizon 2020 à réduire d’au moins 20 % ses émissions de gaz à effet de serre (par rapport à 1990), à avoir 20 % d’énergies renouvelables dans son « mix énergétique » et à accroître de 20 % son efficacité énergétique. Ces objectifs avaient contribué au développement de puissantes filières industrielles et de services.
Mais en 2014 donc, le climato-fatalisme et la contre-révolution énergétique sont à l’œuvre. L’ambition de l’Europe s’est essoufflée et les dirigeants européens se mettent d’accord sur des objectifs a minima pour 2030 : au moins 40 % de réduction des émissions de gaz à effet de serre, 27 % d’efficacité énergétique et de renouvelables. Bref, l’effort dans la transition énergétique est réduit de moitié sur la décennie 2020-2030 par rapport à la décennie 2010-2020. Une aberration au moment où les énergies renouvelables deviennent compétitives, où les technologies et les programmes d’isolation des logements sont de plus en plus efficaces. Ce paquet marque un nouveau recul pour l’Europe, contraire aux attentes clairement exprimées par les citoyens européens, contraire à la dynamique des villes et régions qui s’engagent dans la transition énergétique, contraire à la réalité économique puisque deux tiers des nouvelles capacités de production électrique en Europe reposent déjà sur des sources renouvelables.
EN 2015, TOUT BASCULE : PARIS NE SERA PAS COPENHAGUE
2015.
Il n’y a pas que la rationalité économique et sociale qui impose la transition écologique. Et il n’y a pas que la société qui exige des décisions courageuses. Le climat lui-même va se mettre de la partie. L’année 2015 détrône 2014 comme année la plus chaude jamais enregistrée.
En Arctique comme en Antarctique, les glaciers fondent comme jamais, et des centaines d’icebergs partent à la dérive. Aux États- Unis, après un hiver exceptionnellement froid et neigeux dans l’Est et le Nord, bloquant pendant des semaines l’économie américaine, c’est la sécheresse qui sévit au printemps et à l’été dans le Centre et l’Ouest. Les marchés céréaliers mondiaux sont profondément déstabilisés. De nombreuses émeutes de la faim explosent en Afrique et en Asie où les récoltes sont également mauvaises. Alors que des membres éminents du Parti Républicain, qui tient alors le Congrès, continuent de proférer un climato-scepticisme moins scientifique que politique et religieux, le scandale « Oil-leaks » éclate et entraîne plusieurs démissions. Des documents révèlent en effet que représentants et sénateurs ont accepté, pour financer leurs campagnes électorales, d’importants financements de groupes pétroliers en échange d’un engagement à nier la réalité climatique et à bloquer toute initiative politique dans ce domaine.
En Chine, la pollution de l’air dans les grandes villes dégénère en crise politique. Depuis plusieurs années déjà, les pollutions de l’air, de l’eau et des sols produisaient régulièrement des émeutes locales, de plus en plus violentes, exprimant tout à la fois une colère vive contre la dégradation des conditions de vie et une colère plus sourde contre l’oppression politique. Dès le printemps, les « émeutes de l’air » réunissent chaque semaine des millions de manifestants pacifiques dans les rues des grandes villes. Ces mobilisations de familles fatiguées et rendues malades par les ciels jaunes, bruns et gris qui ne laissent plus passer le bleu depuis longtemps, inquiètent vivement le pouvoir en place. En Asie du Sud et dans le Golfe du Mexique, les cyclones sont d’une rare violence.
L’Europe n’est pas épargnée. Après un printemps doux et sec, elle subit une nouvelle canicule. Les records de chaleur tombent : plus de 10 jours au dessus de 35°C dans le Nord, plus de 15 jours au dessus de 40°C dans le Sud. Les victimes se comptent par dizaines de milliers, victimes de la chaleur et des pics d’ozone. L’agriculture est ravagée, l’électricité rationnée, car le tiers des centrales nucléaires ont dû être arrêtées faute d’eau suffisante pour pouvoir les refroidir. À la fin de l’été les épisodes orageux se succèdent et, du fait de la sécheresse qui les a précédés, entraînent des inondations sur tout le continent. En octobre, c’est toute l’Île-de-France qui se prépare à la crue centennale, le métro est arrêté et les autorités s’apprêtent à évacuer des centaines de milliers de personnes. Les pluies cessent heureusement et Paris échappe à la catastrophe.
Dans un tel contexte, les dirigeants de la planète réunis en décembre 2015 à Paris pour la grande conférence climatique sont sommés d’agir. Des marches pour le climat s’organisent partout. Des centaines de milliers de citoyens convergent vers Paris. À défaut d’accord, Paris 2015 se transformera en Seattle 1999, lorsque les manifestants s’étaient emparés de la ville pour protester contre le sommet de l’Organisation mondiale du commerce qui tentait de marchandiser nos sociétés. En 2015, pour l’opinion publique mondiale, l’inaction serait un crime contre l’humanité.
Un accord est obtenu et c’est un bon accord. Les engagements des pays en matière d’émissions devraient permettre de rester sous la barre des 2°C.
Ils sont contraignants et contrôlés. Les dirigeants devront se retrouver tous les deux ans pour faire le point et ajuster les engagements, si nécessaire. Des sanctions commerciales sont prévues pour les États qui ne joueraient pas le jeu. L’accord pêche sur les transferts financiers vers les pays les plus touchés par le dérèglement climatique et les moins capables d’y faire face. En contrepartie, toutes les technologies d’atténuation et d’adaptation leur seront transférées à un coût très réduit. Un plan d’arrêt de la déforestation sur deux ans est annoncé. L’ampleur de la négociation climatique, hier une contrainte, devient un atout : autonomie énergétique, développement soutenable, accès à l’énergie, relance industrielle, création d’emplois, sécurité alimentaire, moindres migrations climatiques, réduction des chocs météorologiques... sont autant de bénéfices liés à l’obtention de l’Accord de Paris.
LA SOCIÉTÉ CLIMATIQUE EST NÉE
La mise en œuvre d’une telle ambition ne se fait évidemment pas sans mal. Les résistances sont fortes et les groupes industriels des énergies fossiles et nucléaire, de la chimie ou de l’automobile, combattent avec acharnement un agenda qui met fin à des décennies de rente assise sur l’ébriété énergétique.
Heureusement, dans ces années 2010, les citoyens sont prêts. Déjà de nombreuses entreprises, des quartiers, des villes et des régions dans le monde entier sont entrés de plain-pied dans l’économie climatique, cette nouvelle économie qui intègre l’objectif +2°C et la neutralité carbone. En Allemagne par exemple, loin des oligopoles rentiers des énergies polluantes, les citoyens possèdent déjà la moitié des capacités de production d’énergies renouvelables installées depuis la sortie du nucléaire décidée en 1999. Plus de 80 000 d’entre eux sont alors regroupés dans quelques 650 coopératives. Le Danemark a emboîté le pas avec une loi qui impose de proposer 20 % des parts de tout projet éolien à la population locale. En France, les premiers parcs éoliens citoyens voient enfin le jour, sur le modèle de Béganne, dans le Morbihan.
On imagine sans mal la dimension révolutionnaire d’une transition énergétique où chacun, individuellement ou collectivement, peut produire et partager l’énergie dont il a besoin à partir du soleil, du vent, de la biomasse ou de l’eau. Le choix citoyen en lieu et place des intérêts des grands groupes ! Vision d’horreur que cette démocratie énergétique pour les géants du pétrole et du nucléaire qui affichent leur opposition farouche aux politiques d’économies et de développe- ment des renouvelables, et tentent une dernière offensive en faveur du gaz de schiste ou du charbon dont ils sont sûrs de contrôler la rente. Quitte à sacrifier la lutte contre le dérèglement climatique. Mais on n’arrête pas la société lorsqu’elle s’empare de son destin au travers de technologies décentralisées accessibles à tous, qu’elle y trouve le plaisir de faire et de vivre ensemble, qu’elle retrouve espoir et se projette dans un avenir positif et bienveillant.
LA RECONQUÊTE DE L’EUROPE PASSE PAR LA DÉMOCRATIE CLIMATIQUE
Dès 2015, dans la suite de l’Accord de Paris, l’Europe se dote de nouveaux objectifs pour 2030 :
40 % d’efficacité, 45 % de renouvelables et 60 % de réduction des émissions. L’Union de l’énergie est lancée. Et l’Europe renoue avec l’Histoire, lorsqu’en 1952 naissait la Communauté européenne du charbon et de l’acier. L’enjeu déjà n’était pas mince : construire une paix durable en organisant l’indépendance énergétique et, partant, la puissance industrielle et économique de l’Europe. Soixante ans plus tard, l’Europe engage donc une nouvelle révolution économique, industrielle et démocratique, en portant la transition énergétique comme pilier d’une relance de l’Union, en apportant des solutions aux contraintes quotidiennes des Européens comme aux défis globaux, en se réconciliant avec les citoyens et avec la nature.
Très rapidement, des euro-obligations sont émises pour financer un « plan Marshall » de l’économie climatique. L’investissement public ne peut pas tout mais la dynamique est lancée. Salariés, retraités, épargnants et actionnaires se mobilisent pour faire évoluer les fonds d’investissement dont ils sont parties prenantes : dès 2015, des centaines de milliards de dollars, jusque-là investis dans les énergies fossiles, sont réorientés vers la transition climatique, boostant formidablement les innovations technologiques, sociales, démocratiques qui permettent la transformation de l’économie. Rénovation des bâtiments, mobilité douce avec tramways, trains régionaux, bus zéro émission, énergies renouvelables, interconnexions et réseaux intelligents, chimie verte... des milliers de PME investissent tous les territoires européens.
2017.
L’Union européenne réforme sa politique agricole commune. Pour la première fois, les syndicats agricoles dominants sont mis en difficulté pour leur écrasante responsabilité dans un modèle agricole qui non seulement contribue au dérèglement climatique mais rend notre agriculture et donc notre alimentation extrêmement vulnérables à ses conséquences. La nouvelle PAC se fixe comme objectifs de garantir la souveraineté alimentaire de l’Europe et des autres régions du monde avec des produits de qualité, de protéger les travailleurs de la terre, d’assurer le renouvellement des ressources naturelles dont nous dépendons pour vivre et de contribuer à tempérer la planète.
La PAC, renommée Politique Alimentaire Européenne, établit un nouveau contrat entre agriculture et société. Dès 2017, 50 % de son budget est consacré à sou- tenir la demande intérieure via la restauration collective, à partir de produits de qualité issus de productions locales, paysannes et durables - de préférence biologiques. Rapidement, cette nouvelle politique met fin à l’hémorragie sociale du secteur. Des emplois non délocalisables se créent dans toutes les filières. L’autonomie protéique est soutenue, mettant fin au pillage des pays du Sud. Les circuits courts dans l’agriculture et l’alimentation, y compris pour approvisionner les consommateurs urbains, constituent un formidable pied de nez aux groupes agro-alimentaires et de la grande distribution qui entendaient bien décider seuls, et pour longtemps, des conditions de production comme du contenu de nos assiettes.
2020.
Quatre millions de nouveaux emplois sont déjà créés. La reconquête économique des territoires leur permet de se régénérer socialement, culturellement et démocratiquement.
ON N’ARRÊTE PAS UNE SOCIÉTÉ QUI RETROUVE ESPOIR
2035.
L’économie climatique dans laquelle nous vivons désormais fonde d’autres rapports économiques, tisse de nouveaux liens sociaux, redéfinit la frontière entre le marchand et le non-marchand. Elle fait société, elle fait mouvement. Chaque jour, des citoyens toujours plus nombreux s’inscrivent dans de nouveaux usages en matière de consommation et créent de nouveaux types d’organisation. Ces réseaux impulsent à leur tour de nouveaux comportements qui bouleversent les domaines de l’éducation, de la culture ou de l’information. Ces nouveaux comportements et modes d’organisation redessinent un vivre- ensemble et offrent de nouvelles voies d’émancipation qui sont autant de réponses aux défis du quotidien comme aux menaces qui continuent de peser sur la planète.
En 2035, mes petits-enfants se demandent s’ils iront étudier à Varsovie, Rome, Nantes, Londres ou Kiev, s’ils iront vivre à Barcelone, Saint-Étienne, Bruxelles ou Istanbul. Leurs logements produisent davantage d’énergie qu’ils n’en con- somment, et la coopérative locale d’énergie dont ils sont membres fête son 25e anniversaire. Ils se nourrissent sainement grâce au réseau d’agriculteurs biologiques locaux. Ce week-end, ils prendront un TGV pour aller voir à Berlin le concert de la nouvelle star mondiale de la pop, une Européenne.