- Équilibre & diversité
Le kiwi qui en avait marre de faire le tour du monde
Par Marc BARRA
Etre compatible avec la nature
Conscients de l’échec du Protocole de Kyoto et du marché carbone, les artisans de la COP21 sur le climat en 2015 à Paris privilégièrent des mesures portant sur l’efficacité, le mix et la décentralisation énergétique dans les territoires. Contre toute attente, ils ratifièrent une « taxe kilométrique » mondiale sur plusieurs produits de consommation, notamment alimentaires. Vingt ans plus tard, cette réforme phare a changé la donne en France et en Europe. Elle a entraîné dans son sillage de nombreuses avancées : relocalisation industrielle, conversion agro-écologique, gestion locale de la biodiversité. Ce qui aurait pu passer à l’époque pour un matraquage fiscal a été un véritable tremplin pour les entreprises et l’emploi. Les scientifiques furent à l’honneur lors de ce sommet où la biodiversité s’était aussi invitée à la table des négociations, faisant émerger un conseil international chargé de veiller à la gestion des ressources. De nouvelles générations d’économistes accédèrent aux responsabilités tandis que la société civile devenait impliquée via des jurys citoyens. En 2035, nous récoltons les fruits de ces ambitions. Mieux, le processus de relocalisation nous apprend progressivement à innover pour transformer les activités impactantes en activités compatibles avec la nature : repenser l’urbanisme, l’aménagement du territoire et la construction, mettre en oeuvre une autre agriculture, ou encore expérimenter des solutions inspirées de la nature. Retour sur un tournant pour l’écologie politique et scientifique.
La taxe kilométrique a tout changé
Ce qui n’était qu’un slogan : « Une taxe kilométrique pour relocaliser nos emplois et sauver le climat ! », est devenu réalité. Soutenue par plusieurs économistes habituellement relégués au second plan, elle était la mesure phare de ce sommet mondial. C’est un rapport qui a changé la donne : il montrait que l’instauration d’une taxe kilométrique sur les produits de consommation, assortie d’une coopération entre États, conduirait non seulement à la réduction drastique des émissions de CO2 dues aux transports mais aussi à de nouvelles opportunités en termes de création d’emplois locaux. Malgré la réticence des entreprises exportatrices et les négociations de l’époque autour d’un nouveau traité de libre-échange (TAFTA) entre les États-Unis et l’Europe, la réforme a gagné en adhésion populaire et en crédibilité au fil du temps.
La taxe kilométrique a vu le jour en 2017 ; d’abord progressive, visant en priorité les produits les plus émetteurs de gaz à eff et de serre, elle est appliquée en fonction de la distance parcourue par les biens avant d’arriver sur le lieu de distribution ou d’achat. Les taux initiaux étaient faibles et le montant a été modulé en fonction des modes de transport. Elle ne porte que sur les marchandises et non sur les déplacements humains. Le projet ne concernait au départ que les fruits et légumes, mais le champ d’application a rapidement intégré les produits carnés, le bois, les céréales, les oeufs, ainsi que les emballages. Tandis que le prix d’un légume produit en France restait inchangé, une tomate d’Espagne ou un kiwi de Nouvelle-Zélande subissaient une augmentation de prix, proportionnellement à la distance parcourue.
Le gouvernement français a joué le jeu en exonérant de cette taxe les produits que nous ne pouvions pas produire sur le territoire français. Si l’huile de palme n’a pas échappé à la taxe, certains fruits et légumes tropicaux ou encore le cacao en étaient exemptés.
Initialement, le produit de la taxe devait servir au financement des producteurs acceptant de jouer le jeu de la relocalisation. Mais la simple annonce a eu un effet radical sur les systèmes de production : beaucoup d’entrepreneurs, notamment des PME, se sont appuyés sur cette réforme progressive pour saisir de nouveaux marchés, relocaliser leurs activités de production et répondre à la demande croissante des Français pour des produits locaux. Aujourd’hui encore, cette situation profite majoritairement aux entreprises françaises. Il faut dire que la société civile y était prête depuis longtemps, notamment pour son alimentation. Le scandale du parcours de la viande de cheval dans les lasagnes ou l’origine lointaine de beaucoup de produits alimentaires avaient fortement renforcé l’adhésion du grand public.
En 2020, les autorités ont étendu la taxe aux matériaux de construction, aux énergies renouvelables, au numérique et aux technologies industrielles de façon à encourager les démarches d’économie industrielle et les synergies circulaires sur le territoire français. La contrainte fiscale, qui était la hantise de l’économie du début du siècle, est apparue comme un levier pour l’innovation.
Un conseil scientifique international pour la gestion des ressources
Si la taxe kilométrique avait pour vocation initiale la seule réduction des transports et des émissions de CO2 associées, elle pouvait avoir des effets potentiellement néfastes pour l’environnement : la demande accrue en production a démultiplié l’usage de notre territoire, et renforcé l’exploitation de matières premières locales habituellement importées des pays en voie de développement. Cette situation a conduit beaucoup d’acteurs à s’interroger sur les systèmes de production et leur impact sur la biodiversité, le paysage et les territoires en général.
C’est notamment grâce à l’impulsion du Sommet mondial sur la biodiversité à Séoul en 2014 que des décisions ont pu être prises en ce sens, ouvrant la voie à d’autres réformes complémentaires de la taxe kilométrique. Invités de dernière minute, les scientifiques ont joué un rôle prépondérant dans ce processus. La présence des chercheurs du Stockholm Resilience Center comme celle des scientifiques du Global Footprint ont fait pencher la balance pour la création dès 2017 d’un Conseil international sur la gestion des ressources et de la biosphère, chargé par la communauté internationale de définir des règles minimales de prudence. À vocation informative dans un premier temps, le travail de cette commission consistait principalement à définir des taux d’exploitation des ressources naturelles renouvelables (marines, forestières, géologiques, génétiques) ne dépassant pas leurs taux de régénération, les taux d’émission de polluants ou de déchets dans l’eau, l’air et les sols acceptables au regard des capacités d’assimilation et de recyclage des milieux dans lesquels ils étaient rejetés et enfin le rythme maximum d’exploitation des ressources naturelles non renouvelables en fonction de leur substitution par des ressources renouvelables.
La traduction effective des lignes directrices du conseil scientifique à l’échelon national intervint en 2022, puis au niveau régional et local en 2025, notamment par l’apport des observatoires régionaux de l’environnement. Ces règles minimales de prudence dans l’exploitation et la gestion des ressources s’avérèrent très complémentaires de la taxe kilométrique dont elles constituaient le prolongement. Elles définissent un cadre pour les acteurs du territoire, ainsi qu’un certain nombre de principes qualitatifs pour exercer leurs activités de façon compatible avec le vivant et ses rythmes. Le secteur agricole et celui de l’aménagement du territoire furent ciblés en priorité.
Le virage de l’agroécologie en France
L’instauration de la taxe kilométrique tout comme l’expertise du conseil scientifique conduisit presque naturellement à une réforme de la PAC en 2020. Les subventions, qui avaient longtemps privilégié les cultures intensives gourmandes en pesticides et les céréaliers exportateurs furent désormais calquées sur ce nouveau modèle. Progressivement, les aides de la PAC basculèrent vers le soutien des productions en agriculture biologique ou similaires. En France, les chambres d’agriculture régionales devinrent les relais locaux de la nouvelle PAC, favorisant la conversion écologique des exploitations et la cohérence locale des productions.
Face à l’augmentation des subventions les encourageant, les pratiques agroécologiques se démultiplièrent. Alors qu’en 2010, le maïs inondait le Sud-Ouest et que le blé couvrait la Beauce, ce sont aujourd’hui des productions diversifiées qui voient le jour en fonction des contextes locaux, du climat, ce qui va dans le sens de la demande par les citoyens d’une agriculture en lien avec les terroirs. Les producteurs de kiwis dans la région bordelaise vivent des jours meilleurs avec le renchérissement des kiwis importés de Nouvelle-Zélande. On observe également un retour important de l’élevage qui retrouve une dimension plus locale dans des systèmes de polyculture-élevage. Les races anciennes et rustiques sont plus présentes. Les scientifiques contribuent par leurs recherches à aider les agriculteurs au travail du sol, mais aussi au semis direct et à la couverture végétale, ou encore aux différentes rotations et associations culturales intéressantes pour diversifier les productions. Les démarches de permaculture sont également multipliées, tout comme l’agroforesterie dans certaines régions.
La crainte d’une grande famine, si longtemps agitée par les lobbies semenciers et les producteurs de pesticides, ne s’est pas matérialisée : au contraire, la diversification des productions permet de couvrir sans peine la demande intérieure tandis que l’application des principes de l’agro-écologie a signé l’arrêt quasi définitif de l’usage des pesticides et la réduction des intrants de moitié en quelques années ! Les grands céréaliers sont devenus les premiers défenseurs du modèle, non seulement du point de vue de leur qualité de vie et de leur santé, mais bien sûr parce qu’ils continuent à percevoir un revenu plus que décent dans le nouveau système de subventions.
Les labels et chartes de qualité telles que les Appellations d’origine contrôlée (AOC) ou l’Indication géographique protégée (IGP) ont aujourd’hui le vent en poupe. Les producteurs de fromage de Laguiole ont renoncé à l’ensilage et au maïs tandis que les producteurs de Roquefort sont très attentifs à la protection du milieu naturel des Causses. De la même façon, l’AOC Saint-Nectaire prévoit que les vaches doivent être nourries à 90 % sur des prairies naturelles, tout en utilisant le moins d’engrais possible. Et de façon générale, le recours à des méthodes traditionnelles de transformation limite le rôle joué par la chimie.
C’est notamment grâce à l’apport du Scénario Afterres 2050 que le gouvernement français a pu s’appuyer sur des données et modèles fi ables pour la conversion agro-écologique de ses exploitations. Ce scénario propose des modèles agricoles favorisant la diversification des productions, en accord avec la préservation de la biodiversité et la régulation du climat. C’est une démarche complémentaire de la taxe kilométrique qui a eu un effet multiplicateur non seulement sur la demande locale en denrées alimentaires mais aussi sur la demande en biomasse nécessaire à la fourniture d’énergie et à la production de fibres ou de matériaux de construction.
Alors que le nombre d’agriculteurs avait continué de fortement diminuer depuis les années 70, le virage agro-écologique décidé par la France s’est révélé une aubaine pour l’emploi paysan et les coopératives agricoles qui n’ont cessé de progresser depuis 2020.
Des territoires en plein renouveau écologique
Les conclusions de la COP21 en 2015, tout comme la loi sur la biodiversité votée dans la foulée, se sont aussi focalisées sur les mesures d’adaptation des collectivités territoriales aux effets du changement climatique. En plus des dispositifs d’économies d’énergie, des engagements ont été pris pour renforcer l’adaptation des villes de moyenne et grande tailles. Le concept d’infrastructure verte, initié par l’Union européenne en 2010, s’est vu attribuer un fonds de dotation européen. Il vient renforcer l’idée que la biodiversité en ville n’a pas seulement un rôle esthétique et récréatif, mais répond à des besoins urbains réels qui étaient pendant longtemps assurés par des investissements lourds dans des infrastructures anthropiques dites « grises ». Ces besoins concernent, entre autres, la gestion de l’eau, la régulation de la qualité de l’air, la production de biomasse, la modulation des consommations d’énergie des bâtiments.
En matière d’urbanisme, le concept d’infrastructure verte a encouragé la concrétisation des trames vertes et bleues à l’échelle des communes pour favoriser le déplacement des espèces en vue du changement climatique.
Certaines villes se sont fixé comme objectif d’accroître de 20 % la part de végétalisation dans les milieux urbains pour combattre les effets d’ilot de chaleur. Elles investissent aussi de plus en plus dans l’ingénierie écologique pour la gestion des eaux pluviales et des eaux usées avec la désimperméabilisation des sols, la création de mares et de bassins de phytoépuration.
Dès 2020, le principe de zéro perte nette de biodiversité dans les territoires vint renforcer celui d’infrastructure verte. Il prévoyait de freiner l’imperméabilisation des sols et de réduire la consommation de terres agricoles par des mesures fiscales encourageant la densité (taxe sur les logements vacants, aides à la densification). La mise en oeuvre de cette fiscalité fut plus lente, nécessitant à la fois la suppression de taxes existantes ou leur remplacement (exemple : taxe d’aménagement), mais les régions jouèrent le jeu. Certaines communes optèrent pour la défi nition d’un seuil maximal d’imperméabilisation des sols pour tout projet d’aménagement de construction, une mesure qui avait été adoptée par un petit pays, le Bhoutan, jusque dans sa Constitution.
Alors que la construction durable s’était généralisée dans les années 2010 autour des seules mesures énergétiques, l’apport du concept d’infrastructure verte et du « zéro perte nette » donna une place importante à la biodiversité, jusqu’alors le maillon faible des opérations immobilières. Par ailleurs, la relocalisation entraînée par la taxe kilométrique induisit de nombreuses réflexions sur les systèmes décentralisés comme la gestion de l’eau, la production d’énergies ou de matériaux de construction. Les grandes entreprises du BTP surent se saisir de l’opportunité, et pressentant l’évolution de la demande, se convertirent à l’éco-construction. Ils profitèrent pour cela de l’émergence de nouveaux types de matériaux plus écologiques qui se développèrent localement, en lien avec la conversion agro-écologique qui se déroulait par ailleurs : la paille, le lin, le chanvre, le bois, les matériaux recyclés ont aujourd’hui envahi le marché de la construction, pour le plus grand bien des producteurs et des utilisateurs. Là aussi, l’effet a été considérable en termes d’emplois puisque de nombreuses PME et TPE ont pu émerger au sein de cette nouvelle filière agro-industrielle. L’État et les collectivités territoriales s’étaient rendu compte que la commande publique fournissait un levier efficace, notamment dans les opérations d’aménagement du territoire et dans les marchés d’appel d’offre. La révision du Code des marchés publics avait aussi évolué, du fait de la taxe kilométrique, vers la possibilité de recourir en priorité à des compétences et des fournisseurs locaux.
Une des surprises de la mise en oeuvre de ces réformes territoriales fut de constater l’ampleur des bénéfi ces récupérés par les collectivités. L’aménagement du territoire qui régnait au début des années 2010 induisait de nombreux coûts cachés payés par le contribuable et les collectivités : frais de gestion des eaux pluviales par les villes, frais de santé liés à l’absence de nature, déplacements dus à l’étalement urbain, manque à gagner par le bétonnage des terres agricoles, etc. Les récents rapports viennent confirmer que les solutions écologiques sont – en coût global d’investissement et de gestion – bien moins onéreuses que leurs alternatives anciennes. Pour les habitants, ces initiatives riment avec plus de qualité de vie et de bien-être dans les espaces urbains, et aussi moins de taxes.
Des politiques gagnant-gagnant pour l’emploi et la qualité de vie
Les réformes engagées depuis 2015 ont confirmé les prédictions émises par de nombreux économistes : l’économie n’est pas une fi n en soi mais bel et bien un outil au service d’objectifs affi chés (par ces derniers, par la société civile, par les scientifi ques…). Face à la contestation citoyenne, les gouvernements ont eu l’audace d’engager des réformes et de les réaliser jusqu’au bout, réformes qui se sont avérées motrices pour l’emploi. Si de nombreux citoyens avaient un rapport paradoxal à l’écologie, à la fois conscients des responsabilités mais peu enclins à subir des contraintes, ils trouvent maintenant dans ces réformes une vraie cohérence. Aujourd’hui, ils sont devenus des consommateurs responsables parce que les entreprises et les collectivités le sont aussi ! Un cercle vertueux qui confi rme l’importance de concevoir dès le départ un système plus vertueux qui ne fasse pas porter par le seul consommateur la responsabilité du « bon choix ».
Les réformes économiques ou réglementaires engagées depuis 2015 et qui se poursuivent encore ont majoritairement profité aux entreprises qui ont anticipé comme à celles – nombreuses – qui se sont créées depuis. C’est un jeu dans lequel tous les acteurs ne sauraient être gagnants, ce dont les gouvernements ont bien conscience. En parallèle, de nombreux pays européens et mondiaux ont suivi cette voie de transition en partant de la taxe kilométrique. Chaque pays fait face à ses spécificités locales en termes d’usage des ressources et de productions. En quelques années, les contraintes liées à la taxe kilométrique et au conseil scientifique sur la gestion des ressources ont fourni des leviers d’innovation.
En 2035, l’écologie scientifique a su trouver sa place en marge de tout parti politique. Elle n’est pas en soi un outil mais elle oriente les outils. Elle a ouvert la voie à d’autres formes de gouvernance dans lesquelles elle trouve une place transversale. C’est en ce sens que le gouvernement français a proposé dès 2030 la suppression du ministère de l’Écologie et son remplacement par des directions de l’Écologie au sein de chaque ministère : les transports, l’agriculture, l’énergie, etc. Dans les régions et les communes, les services Environnement sont désormais rattachés ou ont fusionné avec les autres directions, ce qui a permis de pleinement les intégrer.