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  • Engagement & responsabilités

Un regard en arrière. États-Unis, 2037-2014

Par Alice BÉJA

 « Nimporte quel homme sérieux admettra que la situation actuelle de la société est porteuse de grandes transformations. La seule question qui vaille est : ces transformations se feront-elles pour le meilleur ou pour le pire ? Ceux qui croient à la noblesse fondamentale de l’être humain penchent pour la première solution, ceux qui croient à sa bassesse pour la seconde. Quant à moi, je suis de la première opinion. Un regard en arrière est fondé sur la conviction que l’âge dor est devant nous, et non pas derrière nous, et quil nest pas loin. Nos enfants le verront sûrement, et nous aussi, qui sommes  déjà des hommes et des femmes, si nous le méritons, par notre foi et nos œuvres. »

Edward Bellamy, Lettre au Boston Transcript suite à une critique de son ouvrage Looking Backward (Un Regard en arrière), 1888.

 LE 26 JANVIER 2037

DISCOURS SUR L’ÉTAT DE L’UNION
DE MADAME LA PRÉSIDENTE DES ÉTATS-UNIS, CONSUELO DAMON-GONZALEZ(1)

Madame la Présidente de la Chambre, Monsieur le Vice-président, mesdames et messieurs les membres du Congrès, mes chères concitoyennes, mes chers concitoyens,

Je voudrais vous parler des États-Unis d’Amérique. Parfois, dans la vie d’une nation, il est nécessaire de prendre un temps de réflexion, de se retourner vers le passé et de se demander : qu’avons-nous accompli ? Notre pays est tourné vers l’avant, vers l’avenir, vers un monde de possibilités qui jour après jour s’ouvrent à nous. Je veux revenir sur ce que nous avons accompli ces vingt dernières années, sur les tragédies qui nous ont touchés, sur les progrès qui font qu’aujourd’hui, plus encore que par le passé, notre union est forte et surtout, notre peuple est uni. Des progrès qui ont permis de préserver l’avenir de notre planète, de nos enfants et de nos petits-enfants, des progrès qui ont permis que moi, une fille de migrants mexicains rescapés de l’ouragan Katrina, qui a fait ses études dans une modeste université du Texas, j’aie l’honneur de vous parler aujourd’hui.

Les plus jeunes d’entre vous ne se souviennent sans doute pas de ce jour de septembre 2014. Ce jour-là, des dizaines de milliers de personnes ont défilé pacifiquement dans les rues de New York pour dire aux leaders du monde entier que le changement climatique était bien réel, qu’il affectait leurs vies, leurs carrières, leurs familles. Il y avait là des gens venus de nombreux pays, et des quatre coins des États-Unis. Des victimes de l’ouragan Katrina, de la tempête Sandy, des inondations en Floride, des incendies californiens, des tornades de l’Oklahoma. Pour la première fois, on voyait, sur les visages, les pancartes, les conséquences des événements climatiques extrêmes sur l’ensemble du pays. Mais au même moment, de nombreux politiciens et journalistes remettaient en cause le principe même de l’influence de l’activité humaine sur les transformations du climat. Au même moment, les montagnes de Pennsylvanie, les plaines du Dakota, les vastes étendues texanes se hérissaient de puits pour la fracturation hydraulique et la récupération du gaz et du pétrole de schiste. Au même moment, des milliards de requêtes et d’activités sur le web consommaient d’immenses quantités d’énergie sans que les utilisateurs semblent s’en rendre compte. Au même moment, des millions de dollars passaient des mains de puissants lobbyistes à celles de représentants du peuple, et des milliers de citoyennes et de citoyens perdaient foi dans la capacité de notre démocratie à faire entendre leurs voix.

Les Américaines(2) n’ont pas attendu que les dirigeants du monde prennent des décisions à leur place. Elles se sont massivement mobilisées pour faire advenir le changement. Elles ont envoyé des représentantes d’associations à la Conférence de Paris sur le climat en 2015, ont participé à l’élaboration des objectifs de la transition énergétique, ont manifesté contre les abus des firmes pétrolières qui menaçaient leur communauté. Elles ont aussi vécu, dans leur chair, les conséquences de décisions politiques et économiques désastreuses, et ont fait de ces tragédies le moyen de changer leur pays et le monde. Lorsque le Congrès a manifesté son hostilité aux engagements pris à Paris(3), lorsque les mesures pour limiter le réchauffement climatique ont tardé, elles ont pris les choses en main.

Je pense à Richard Plaster, habitant de la petite ville de Masontown, près de Pittsburgh, en Pennsylvanie, qui, se préoccupant parce que ses enfants tombaient souvent malades, ayant effectué des relevés systématiques dans les nappes phréatiques de sa ville et de sa région, pour constater que l’eau était contaminée par le méthane utilisé pour la fracturation hydraulique du grand gisement de gaz de schiste Marcellus, a alerté ses voisins, ses collègues, et a monté une action collective contre l’exploitant du gisement.

Je pense à Mahalia Devon qui, a lancé une action semblable au Texas. À toutes ces femmes et ces hommes qui pacifiquement, en faisant valoir leurs droits auprès des tribunaux, ont réussi à force de patience à obtenir que les entreprises payent pour les dommages qu’elles causaient et à faire en sorte que les législateurs encadrent plus strictement les forages qui, en plus d’être dangereux pour la santé des habitantes, dénaturaient les paysages de notre nation. Aujourd’hui, sans renoncer à l’indépendance énergétique, nous avons massivement investi dans les énergies renouvelables. Au Nevada, où Las Vegas représentait naguère l’emblème du gaspillage énergétique, 40 % de l’énergie produite provient de panneaux solaires ; New York, la ville qui ne dort jamais, a, depuis l’impulsion fondatrice du maire De Blasio en 2014, réduit de près de 50 % ses émissions de gaz à effet de serre, et près de la moitié de son énergie provient de sources renouvelables.

Je pense à Gary Wong, un jeune employé de Google qui a tout perdu lors du tremblement de terre de la baie de San Francisco en 2020(4) : sa maison, son travail, son compagnon. Il ne s’est pas enfermé dans la douleur, il a agi, a aidé ses voisins, ses amis ; il a fondé, sur les lieux mêmes du tremblement de terre, une compagnie de haute technologie spécialisée dans la prévention des catastrophes sismiques. Aujourd’hui, Gary Wong est un homme qui a réussi, et qui a contribué à faire réussir son pays. Il est ici dans cette salle, je l’en remercie et je le salue. D’autres ont fait comme lui ; les dégâts massifs qui ont frappé Google, Facebook et d’autres entreprises du secteur de l’internet ont profondément bouleversé le marché. Mais au lieu de se laisser abattre, des femmes et des hommes ont fait le choix de reconstruire, de créer de nouvelles marques, de nouveaux emplois. Aujourd’hui, la concurrence est rude ; nous ne sommes plus, comme il y a vingt ans, dans une situation de monopole. Mais les Américaines croient à l’économie de marché, à la concurrence libre et non faussée ; et le monopole, ça n’est pas la concurrence. Les GAFA(5) ont disparu, ou presque. Vous avez aujourd’hui plus de choix lorsque vous voulez trouver quelque chose en ligne, vous avez plusieurs réseaux pour rester en contact avec vos collègues, vos amis ; vous pouvez faire vos achats à différents endroits ; il existe plusieurs compagnies pour vous garantir des appareils design et pratiques, à des prix concurrentiels. Les choses sont peut-être plus compliquées. Mais c’est aussi plus sain pour notre économie comme pour notre démocratie.

Car notre démocratie a beaucoup souffert. Elle a même failli disparaître, tant le pouvoir était concentré entre les mains de quelques-uns, tant l’argent faisait du mal à notre politique. Mais les Américaines ont su se mobiliser. Je pense à ces travailleuses des chaînes de restauration rapide qui se sont organisées pour réclamer un salaire minimum décent et le droit de se syndiquer. Aux employées de Wal-Mart qui les ont rejointes. À ce que ces mouvements – de manifestations, de recours devant les tribunaux, de mobilisation en ligne – nous ont apporté dans la prise de conscience que l’inégalité ne pouvait fonder une démocratie. Que les pauvres avaient droit à une alimentation saine. Qu’il fallait refonder notre modèle agro-alimentaire en encourageant les circuits courts et la soutenabilité des approvisionnements.

Je songe aux étudiantes qui ont rappelé leurs universités à leur mission première, non pas le profit, mais l’éducation. Aux Africaines-Américaines qui, en organisant des marches pour l’égalité, nous ont rappelé que l’ « Amérique post-raciale » était encore une utopie.

Il y a vingt ans, la justice pouvait mettre des femmes et des hommes à mort. Il y a vingt ans, les inégalités semblaient condamner des générations entières à la pauvreté. Il y a vingt ans, on pouvait craindre une explosion de notre modèle démocratique. Il y a vingt ans, de nombreux dirigeants refusaient de voir que nous menions notre planète à sa perte.

Aujourd’hui, la peine de mort a été enfin abolie aux États-Unis. Aujourd’hui, nous avons réussi, État par État, à instaurer un salaire minimum décent, à dé-financiariser les universités pour contenir l’augmentation des frais d’inscription. Aujourd’hui, plus d’un tiers de notre production d’énergie provient de sources renouvelables, et les progrès de la technologie nous ont permis de miniaturiser les infrastructures, de faire des agriculteurs des producteurs d’énergie propre, de réguler la consommation des terres rares. Aujourd’hui, nous avons des normes strictes en termes de sécurité et d’hygiène alimentaire qui assurent un meilleur avenir à nos enfants et un meilleur contrôle de nos dépenses de santé. Aujourd’hui, la Cour suprême garantit l’équité du combat politique en limitant les donations autorisées, et renforce ainsi la confiance des citoyens dans leurs représentants. Aujourd’hui, nous avons progressé dans la transparence des administrations publiques et la protection des lanceurs d’alerte ; aujourd’hui, Edward Snowden est conseiller à la Maison-Blanche.

Nous ne sommes plus la première économie du monde. Nous ne dictons plus nos volontés au reste de la planète. Sommes-nous pour autant moins respectés ? Non, car nous savons prendre en compte les attentes de nos alliés. Notre indépendance énergétique nous permet, lorsque nous intervenons à l’étranger, de ne pas mélanger nos intérêts économiques et les valeurs que nous défendons.

Il reste encore beaucoup de choses à accomplir. Nous avons fait les premiers pas pour construire une économie qui produit des emplois malgré une croissance plus faible ; il faut poursuivre dans cette voie, rapatrier des emplois sur notre sol, sans nous désengager du monde. Car ce sont les échanges qui font la vitalité d’un pays. La technologie doit servir cet objectif, tout comme l’enseignement supérieur et la recherche, pour penser les emplois de demain. Mais il faut également savoir contrôler notre puissance technologique, mieux préserver les droits des individus, renforcer notre sobriété énergétique, diminuer nos déchets, mieux accompagner les plus vulnérables d’entre nous.

Notre principal défi, encore aujourd’hui, est de réconcilier la technologie et l’environnement. Nous avons fait d’immenses progrès dans la réduction des émissions de gaz à effet de serre, dans l’efficacité énergétique de nos habitations et de nos moyens de transport – et je tiens ici à saluer la formidable transformation qu’a opérée notre industrie automobile au cours des vingt dernières années, dans le recyclage et la diminution de nos déchets. Mais certaines évolutions technologiques sont allées à l’encontre de ces progrès. La multiplication des drones privés et commerciaux, outre les risques qu’elle comporte en matière de sécurité, encourage une forme de consommation qui n’a pas pour visée le bien-être, mais simplement elle-même. L’utilisation massive des imprimantes en trois dimensions, si elle a permis un changement radical dans la manière dont nous nous considérons nous-mêmes – non plus simplement comme des consommateurs, mais comme des producteurs – a aussi augmenté notre production de déchets plastiques. Il faut donc d’une part responsabiliser chaque personne dans ses usages pour lutter contre le gaspillage, adapter le Packaging Act(6) aux individus, d’autre part encourager la production de matériaux recyclables pour limiter la pollution au plastique. Il en va de même pour la consommation d’énergie de nos maisons, de nos robots ; il faut faire en sorte que leur plus grande sobriété énergétique ne corresponde pas à leur multiplication exponentielle. Nous avons aussi encore des efforts à faire concernant la pollution au méthane, qui dérive de l’exploitation de notre gaz naturel.

Des mesures doivent être prises pour éviter que les inégalités progressent du fait de la transition énergétique, pour éviter une nouvelle désunion de notre population. Si, dans certaines communautés, la transition se fait sans heurts, dans d’autres elle engage des coûts que les ménages modestes ne peuvent supporter seuls. Le gouvernement fédéral doit encourager les États à investir dans les transports en commun, encore trop peu développés dans notre pays. Il faut également faire en sorte que l’augmentation des prix de l’énergie ne pénalise pas celles et ceux qui doivent utiliser leur voiture plusieurs fois par jour, pour se rendre au travail ou aller chercher leurs enfants.

Pour préserver les valeurs fondamentales de notre démocratie, il faut lutter contre les inégalités et protéger les individus. Nous sommes à chaque instant localisés, repérés, mesurés ; ces données sont importantes, elles nous ont permis de faire progresser la connaissance sur nos comportements, et de prendre des mesures dans le domaine de la santé, notamment en matière de prévention. Mais elles sont aussi dangereuses. Les usurpations et les créations d’identité ont augmenté dans des proportions effrayantes au cours des vingt dernières années ; il nous faut combattre plus efficacement ces délits, qui nous touchent au plus profond de notre être.

Enfin, nous devons renforcer notre démocratie ; le vote en ligne a permis de ramener vers les urnes de nombreuses personnes qui les avaient désertées, les deux principaux partis ont su s’ouvrir pour accueillir des militants de la société civile. Mais nous restons dans un système politique trop professionnalisé, où l’argent joue un trop grand rôle pour permettre à chacun de s’investir avec l’espoir du succès. Je voudrais donc encourager les expériences – qui se déroulent dans plusieurs États, notamment la Californie et l’État de Washington – de tirage au sort des candidats pour les élections municipales.

Je veux, au cours de mon mandat, renforcer notre union, pour nous rendre plus confiantes, plus fortes, à l’intérieur comme à l’extérieur. Trop longtemps, les États-Unis n’ont pu assumer leur rôle de leader que par la violence ou l’intimidation. Aujourd’hui, saisissons la chance que nous avons de n’être plus seuls parmi les puissants. Trop longtemps, nous avons fait la leçon aux autres en nous excluant nous-mêmes des règles que nous voulions leur imposer. Engageons- nous aujourd’hui là où nous savons pouvoir donner l’exemple.

Dans tous ces domaines, le gouvernement fédéral a son rôle à jouer, les États également. Et vous, mes chères concitoyennes, vous devez continuer à vous mobiliser, à nous interpeller, car il n’y a pas d’« eux » ni de « nous ». Nous sommes un peuple uni. Notre union est forte.

Longue vie à vous, longue vie aux États-Unis d’Amérique !

 

1_ Consuelo Damon-Gonzalez, élue à la présidence des États-Unis en novembre 2036, est née à Juarez, au Mexique, en 1995. Ses parents ont émigré aux États-Unis en 2000 et se sont installés en Louisiane, à la Nouvelle-Orléans. Leur maison a été détruite en 2005 par l’ouragan Katrina ; ils ont habité plusieurs mois dans une tente avant de déménager au Texas. Consuelo Damon-Gonzalez a fait des études de droit et de sociologie à l’université d’Austin. En 2020, au lendemain du tremblement de terre de la baie de San Francisco, elle fonde le mouvement « Never Again », qui se mobilise autour de la question des catastrophes environnementales et de leur impact social. C’est ce mouvement qui lance sa carrière politique. Elle intègre le petit parti vert en 2023, absorbé par le parti démocrate en 2025, est élue sénatrice du Texas en 2030, puis est désignée par son parti comme candidate aux présidentielles de 2036. Les transformations sociales et politiques des dernières années, ainsi que la suppression du système des grands électeurs, créent une participation massive (73,4 %) au scrutin, qui lui bénéficie. Elle est élue avec 54,6 % des suffrages exprimés face à son adversaire républicaine, Meghan McCain.

2_ Depuis plus de vingt ans maintenant, il est d’usage en anglais américain de remplacer le neutre masculin par un féminin. Cette pratique a été importée en France, où elle reste relativement récente ; elle nous a ici semblé indispensable.

3_ La Conférence sur le climat de Paris en 2015 a donné naissance à un document final non contraignant, réaffirmant l’objectif de limitation de l’augmentation de la température globale de la planète à 2°C pour le XXIe siècle. Si l’Union européenne et la Chine ont présenté des plans contraignants, les États-Unis sont restés en retrait. Le président de l’époque, Barack H. Obama, faisait en effet face à une équation politique compliquée, le Congrès lui étant hostile. Les premières mesures issues de la Conférence ont été mises en place en 2020 ; le tremblement de terre de la baie de San Francisco (voir note suivante) ayant provoqué une prise de conscience dans la population américaine, associée à des transformations dans les équilibres politiques, l’objectif de transition énergétique fut affiché par les États-Unis à partir de cette date. Plus de quinze ans après, les États-Unis sont sur la même ligne que l’Union européenne, et placent la poursuite des efforts vers une économie plus verte au centre de leurs préoccupations.

4_ En 2020, la région de la baie de San Francisco a connu un tremblement de terre d’une magnitude de 7,5 sur l’échelle de Richter – dû aux failles San Andreas et Hayward, à l’ouest et à l’est de la baie – qui a notamment affecté la ville de Palo Alto où se trouvaient l’université de Stanford et, à proximité, les sièges sociaux de Google et Facebook. Grâce aux efforts faits en matière de prévention, les pertes humaines, au vu de la force du séisme, furent limitées. En revanche, les dégâts matériels s’élevèrent à plusieurs milliards de dollars, donnèrent lieu à une réflexion en profondeur sur l’organisation des géants du web américain et à une remise en cause de leur situation de quasi-monopole. Cette remise en question eut des conséquences législatives qui affectèrent bien des entreprises – comme Amazon – qui n’avaient pas été touchées directement par le tremblement de terre.

5_ Google, Apple, Facebook, Amazon.

6_ Conquis de haute lutte, notamment face aux représentants de l’industrie agro-alimentaire, le “Packaging Act” de 2029 a imposé une réduction drastique des emballages ; il incluait notamment une « clause de superfluité » définissant comme superflu tout emballage qui n’était pas directement en contact avec le produit.