André Gorz (1923 – 2007)
Parti d’une réflexion sur lui-même qui trouve dans la philosophie de Sartre le guide d’une reconstruction personnelle (il est né en 1923 dans une famille juive autrichienne qui a dû fuir le nazisme en Suisse), Gorz prolonge assez vite la critique ontologique en une réflexion d’anthropologie sociale, ce qui le conduit à une critique de la société moderne, du capitalisme et de la rationalité économique qui ne se satisfait pas de la réponse marxiste, trop économiste. Il développe un projet social, centré sur la question de l’autonomie individuelle, qui doit beaucoup à Ivan Illich: il lui emprunte l’opposition entre autonomie et hétéronomie, liberté et nécessité, entre l’auto-affirmation de l’individu et le système qui l’instrumentalise. Cela l’amène à faire, comme Illich, une critique de l’école et de la santé. Il met surtout l’accent sur la critique de la rationalité économique, celle du capitalisme, de la maximisation du profit et de l’extension des rapports marchands, auxquels les individus sont subordonnés. Cette rationalité économique est aussi celle d’un système industriel, ce qui conduit Gorz à une critique de la technique. Il reprend à Illich la distinction entre technologies conviviales (rebaptisées «ouvertes») qui accroissent le champ de l’autonomie et technologies hétéronomes (rebaptisées «verrou») qui le restreignent et «asservissent l’usager, programment ses opérations, mobilisent l’offre d’un produit ou d’un service».
Mais c’est sans doute dans son étude du travail (notamment dans Métamorphoses du travail, Critique de la raison économique, 1988) que Gorz montre le plus son originalité. Il y critique l’idée moderne (commune au capitalisme et au socialisme) du travail comme action émancipatrice et participant de l’essence de l’homme («travailleur, ton vrai nom c’est l’homme», selon la chanson révolutionnaire); la question, pour lui, n’est pas (comme c’est le cas pour le socialisme) de libérer le travail de ses formes aliénées, mais de se libérer du travail, du travail nécessaire (le salariat). L’enjeu est de savoir que faire d’un temps libre qu’accroît le progrès technique: va-t-il être absorbé par la rationalité économique (marchandisation des loisirs, professionnalisation des services), ou peut-il renforcer l’autonomie?
Dès le début des années 70, notamment à travers la lecture du rapport Meadows, il découvre la crise écologique et la question des limites de la croissance. Cela le conduit à nommer écologie politique son projet de transformation sociale capable d’instaurer un nouveau rapport des hommes à la collectivité, de transformer leur monde vécu et de modifier leur relation à la nature. C’est cette écologie politique démocratique qu’il oppose à l’écologie scientifique par laquelle le capitalisme tente de tenir compte des limites de la croissance, mais qui l’expose à l’autoritarisme (la politique écologique auquel le capitalisme est contraint, conduit, pour Gorz, à un «écofascisme»).
Cette distinction est importante. Non seulement parce qu’on peut la comparer à celle que fait Arne Naess entre «shallow» and «deep» ecology (à ceci près, bien sur, que l’écologie «profonde» replace les hommes au sein de la nature, alors que l’écologie politique de Gorz met l’individu au cœur de la société, et laisse la nature à son extériorité), mais surtout parce que l’on retrouve cette dualité dans les réflexions françaises sur l’écologie politique, qu’il s’agisse de la critique par Bruno Latour de l’autorité des experts et des tentatives de formulations d’une «démocratie technique», ou de la façon dont certains «objecteurs de croissance» utilisent cette distinction pour critiquer le développement durable (voir Romain Felli, Les deux âmes de l’écologie).
C’est bien avec Gorz que l’écologie est devenue politique. Le terme, jusque-là, désignait, soit une science naturelle (celle des relations des vivants avec leur milieu), soit un secteur spécialisé des relations des humains avec leur environnement (protection de la nature, prévention des risques). Gorz a fait de l’écologie politique un projet global de transformation de la société, capable de succéder au capitalisme, sans tomber dans les impasses du socialisme. Mais, ce faisant, le lien avec le sens premier du terme, devient problématique. La requalification sociale de l’écologie par Gorz ne signifie-t-elle pas l’abandon de sa dimension environnementale? Pour entrevoir la possibilité d’une réponse à cette question, il ne faut pas s’en tenir à la seule dimension collective de la politique. Comme il ressort nettement de la Lettre à D. (2006), l’écologie, pour Gorz, n’est pas seulement une politique, c’est aussi un mode de vie, qui concerne notre autonomie aussi bien à l’intérieur du «monde vécu» (que détruit la rationalité économique) que dans notre «milieu de vie» (que nous partageons avec les autres vivants, et que l’extension des rapports marchands met à mal). Il n’en reste pas moins que la façon dont peuvent s’accorder l’autonomie (idée centrale de la philosophie sociale et politique de Gorz) et l’interdépendance (leçon de base de l’écologie scientifique) reste problématique.
Catherine Larrère, Présidente de la Fondation de l’Ecologie Politique
Bibliographie (sélection):
Écologie et Politique (Galilée, 1975, éd. augmentée Le Seuil ‘Points’, 1978, qui ajoute le texte ‘Écologie et Liberté’ paru en 1977)
Écologie et Liberté (Galilée, 1977)
Métamorphoses du travail. Quête du sens (Galilée, 1988 et Folio Essais, 2004)
Capitalisme Socialisme Écologie (Galilée, 1991)
Lettre à D. Histoire d’un amour (Galilée, 2006 ; rééd. Gallimard, ‘Folio’, 2008)
Ecologica (Galilée, 2008)