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La dépossession démocratique

La dépossession démocratique

- 17 septembre 2014

Crise économique et crise démocratique partagent en partie les mêmes causes : la déstabilisation de la signification de l’idéal démocratique, l’impuissance des modes de régulation actuels à prendre en charge la décision collective et une crise des programmes politiques. L’analyse de ces causes conduit toutefois à penser que, tant au niveau de l’Union européenne que de ses Etats membres, le sentiment de crise démocratique précède sous de nombreux aspects l’éclatement de la crise économique et financière.

Capture d’écran 2014-09-04 à 10.02.22.pngCet article est la version française d’un article paru dans un dossier spécial du Green European Journal intitulé «The Green Democratic Reboot». Il est accessible dans sa version originale ici: Democratic Dispossession.

Retrouvez une sélection d’articles en français du nouveau numéro du Green European Journal sur le site de la Fondation de l’Ecologie Politique.

Crise économique et crise démocratique partagent en partie les mêmes causes : la déstabilisation de la signification de l’idéal démocratique, l’impuissance des modes de régulation actuels à prendre en charge la décision collective et une crise des programmes politiques. L’analyse de ces causes conduit toutefois à penser que, tant au niveau de l’Union européenne que de ses Etats membres, le sentiment de crise démocratique précède sous de nombreux aspects l’éclatement de la crise économique et financière.

En France, en Italie, en Espagne, mais aussi dans les pays scandinaves ou d’Europe de l’Est, les enquêtes d’opinion montrent une baisse tendancielle de confiance dans la représentation politique et les institutions publiques en général[1]. Cette baisse conduit plus largement à un repli politique et sociétal des opinions publiques européennes, ainsi qu’en témoigne la mobilisation multiforme autour de l’adoption de la loi relative au mariage pour tous en France, au rejet du référendum relatif à la légalisation du mariage homosexuel en Croatie . Bien que ces tendances varient en fonction des zones géographiques, elles se traduisent depuis vingt ans par une poussée électorale des partis populistes un peu partout en Europe, en Europe de l’Est (Hongrie), en Europe du Nord (Finlande, Danemark, Suède) mais aussi en Europe centrale et en Europe de l’Ouest (France, Grande-Bretagne, Belgique, Autriche) avec la montée du Front national en France, du Vlaams Blok/Belang en Flandre ou du Parti de la liberté d’Autriche. Ces tendances accompagnent en outre un souhait croissant d’un pouvoir fort et une résurgence des rhétoriques du « bouc émissaire ». Ce sont du moins sur ces arguments qu’Aube Dorée, un parti ouvertement néonazi soutenant ouvertement la violence politique, obtient 7% aux élections nationales en Grèce en 2011.

Sur une échelle chronologique et électorale, l’émergence de cette crise ne semble pas directement liée à la crise économique. Le cas de la Grèce mis à part, les pays les plus touchés par la crise ne sont pas forcément ceux qui ont essuyé les manifestations les plus visibles de défiance démocratique. À l’inverse, la montée de partis « hors système » — de gauche ou de droite — s’avère plus marquée depuis 2008 dans des pays qu’on présente souvent comme de « bons élèves » économiques de la classe européenne : nous songeons ici aux cas de la Finlande, de l’Autriche, du Danemark, du Royaume-Uni, de la France, des Pays-Bas[2]. La montée du populisme est sans doute alimentée par une sorte de « chauvinisme du bien-être », mêlant le désir de préservation économique et la crainte « de ne plus faire partie du peloton de tête » dans la course à l’échalote de l’économie mondiale. Toutefois, cette anxiété diffuse préexistait largement à la crise économique, et procède plutôt d’une crainte parfois assumée, parfois plus honteuse, devant la mondialisation des règles du jeu économique et la relative égalisation de ses conditions de compétition.

Dans ce cadre, la montée et la restructuration des populismes nous rappellent bien sûr qu’il n’y a rien de plus ancré dans la pensée politique que l’idée de « crise démocratique ». La démocratie est un régime suspect par essence, puisqu’elle consiste à donner à tout citoyen le droit de penser et dire que ce que les autres pensent et disent est stupide. Comme le montre Canfora[3], la pensée politique s’est toujours montrée profondément sceptique quant aux vertus de la démocratie. D’Aristote à Schumpeter, l’idée que l’exercice de la souveraineté du peuple puisse construire l’intérêt général est considérée comme hasardeuse au mieux. le peuple étant pris comme une masse passive ou un agrégat d’intérêts irréconciliables. Elle est considérée au pire comme un simulacre permettant aux plus puissants ou aux plus riches de garder le pouvoir avec l’assentiment du plus grand nombre. Que le bien-être puisse être légitimement construit même par les membres les plus incompétents de la collectivité, et que cette construction collective ne soit pas un théâtre d’ombres au profit des plus puissants est toujours apparu comme une idée acrobatique.

Toutefois, l’état de défiance actuel présente aussi des dimensions propres, structurelles, nous conduisant à réfuter le terme de « crise » démocratique. Ces causes ne sont pas engendrées par la crise économique. Elles consistent en un épuisement idéologique profond, en une déstabilisation de l’idée de communauté politique, et une perte de signification des traductions institutionnelles de l’idéal démocratique

Un épuisement idéologique tout d’abord. Si on met de côté la question des inégalités sociales au sens strict, les conflits politiques n’ont jamais été plus pacifiés qu’aujourd’hui dans l’Union européenne. Le communisme n’est plus perçu comme un croquemitaine. Le compromis libéral-démocrate s’est largement imposé. Les interlocuteurs sociaux ne participent pas partout à la négociation et/ou à la mise en œuvre des politiques sociales, mais bénéficient néanmoins d’un statut légal. Enfin, on a vite fait d’oublier le degré de violence politique que l’Europe a connu jusqu’au tournant des années 1980, que celle-ci fut perpétrée par des forces de police ou par des groupements politiques extraparlementaires. En revanche, nous assistons à une période de résignation pour le débat politique. La démocratie chrétienne a perdu une grande part de sa base confessionnelle ainsi que la part d’attraction qu’elle exerçait dans un monde bipolaire : à l’instar de la CDU en Allemagne, les partis qui en portent encore le flambeau ont quitté un positionnement interclassiste pour se repositionner au centre-droit de l’échiquier politique. Le libéralisme ne parait plus pouvoir donner les clés de ses promesses économiques et sociales, à savoir la poursuite simultanée d’une croissance élevée, du développement économique, de l’épanouissement de la classe moyenne et — in fine — d’une élévation générale du bien-être. Enfin, la social-démocratie se présente depuis vingt ans comme une doctrine d’ajustement social du capitalisme. Soit celle-ci redéfinit son identité autour de valeurs « progressistes » ou « démocrates », comme si l’adhésion au libéralisme politique suffisait pour définir un modèle de redistribution. Soit la social-démocratie se présente comme une version « réaliste » du socialisme, sans que ses objectifs et – plus largement – sa conception non idéale de la justice soient clairement définies pour autant. L’idéal de redistribution des richesses laisse alors la place à une logique d’assistance aux plus faibles, désormais justifiée au nom de l’« inclusion » ou de la « cohésion » sociale. A cet égard, le fait que l’égalité sociale ne représente plus un objectif en soi ne contribue pas seulement à un doute généralisé sur la capacité des institutions politiques à promouvoir le bien-être de tous. Elle fragilise également le sens même du principe d’égalité politique: l’idée qu’un régime légitime doit promouvoir une citoyenneté partagée est détrompée par le constat que certains acteurs disposent de tellement plus de ressources, de voies d’accès au pouvoir, voire même d’opportunités d’échec, qu’ils vivent dans une strate politique à part.

Cette impression d’impuissance idéologique s’accompagne d’une difficulté croissante à identifier la base sociale sur laquelle porte la démocratie. En d’autres termes, il devient plus compliqué pour les citoyens de savoir à qui s’adressent les règles collectives et d’où elles émanent. Il est banal de rappeler que la gestion publique fait face à un double processus de dénationalisation et de désétatisation[4]. Or, ce processus ne conduit pas seulement à remettre en cause l’État-nation comme référent de la décision politique. Il fragilise également le cadre juridique que nous avons hérité de la modernité, et qui se caractérise entre autres par la séparation des pouvoirs et des fonctions politiques, la pyramide des normes juridiques, le principe de l’État de droit, le monopole de l’État sur les administrations collectives. L’émergence de ce que François Ost et Michel van de Kerchove appelèrent un « droit en réseau » ne représente pas forcément une défaite du droit devant la force. Elle répond à des contraintes propres, associées à des aspirations à davantage de souplesse, de réflexivité, d’ouverture dans la conception et l’application de la norme juridique. Elle tend toutefois à accroitre les incertitudes du citoyen quant aux lieux, procédures et acteurs de la décision. Qui décide ? Les États, des institutions internationales publiques ou privées, des réseaux d’acteurs ? Quelles sont les étapes de la décision ? Comment est-il possible de les influencer ? Les transformations contemporaines du champ juridique donnent l’impression que l’action des représentants devient soit illisible — quand la décision est prise par des représentants élus ou cooptés, au troisième, voire quatrième degré, au sein d’instances de plus en plus éloignées du regard public — soit dérisoire — quand la plus simple des décisions exige de passer par trois niveaux de pouvoir, dont certains sont hors de portée du contrôle politique du citoyen. Enfin, l’identification même de ces règles est parfois peu claire, un nombre croissant d’entre elles s’inscrivant dans une sorte de légalité grise regroupant recommandations officielles, management par indicateurs, et rapports aboutissant à sanctions sociales par les pairs. La question posée aux partis, aux institutions, aux citoyens n’est donc pas seulement de savoir si le niveau national est le plus adéquat pour gérer les affaires publiques. Mais de s’interroger sur la manière d’organiser de manière démocratique des institutions sociales qui, distinctes de l’État – entreprises, fédérations sportives, agences de notation, plate-formes ISO, influencent pourtant considérablement la vie de la collectivité

Enfin, le basculement de la démocratie vers un régime fort ou le gouvernement technocratique n’est pas le fait d’une prise de pouvoir soudaine par les mouvements fascistes ou un mystérieux groupe d’experts en costume cravate, mais de la remise en cause progressive, passive de l’idée que la légitimité politique découle de l’exercice collectif de l’égalité politique de chacun.

Cette remise en question passe d’une part par une neutralisation progressive du principe représentatif, ainsi qu’en témoigne un rapide survol des institutions de l’Union européenne. Souvent contestées pour leur caractère bureaucratique, les institutions européennes fonctionnent de manière plus démocratique qu’il y a seulement dix ans, qu’il s’agisse de l’extension des pouvoirs du Parlement européen ou de l’écho médiatique plus large dont bénéficient les politiques européennes. Leur fonctionnement nourrit pourtant aussi un profond sentiment de dépossession collective, indépendamment même du contenu des politiques menées pour lutter contre la crise bancaire et financière. La Commission européenne est vue comme un organe de décision à la fois partial et illisible. Ses compétences restant limitées, le Parlement européen ne parvient pas à imposer l’idée qu’il est le foyer démocratique institutionnel de l’Union européen: la focalisation des opinions publiques sur la désormais fameuse « absence d’espace public européen » ne contribue pas à asseoir sa légitimité. Enfin, le fait que le Conseil européen est composé de chefs d’Etat et de gouvernements légitimés par les urnes ne le rend pas démocratique pour autant : les débats ayant eu lieu sur la conclusion du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance de l’Union européenne ont laissé l’impression que les travaux du Conseil européen ne correspondent pas aux exigences de publicité d’un processus démocratique, que le fonctionnement du Conseil est court-circuité par le directoire de certains États membres importants, que la Commission européenne se saisit de cette occasion pour exercer sur les politiques nationales une influence sans rapport avec les pouvoirs qui lui sont attribués par les traités, et que le travail du Parlement européen reste aux marges du processus de décision. Réduire la démocratie à un rapport infiniment dilué entre le vote du citoyen, la formation d’un programme de gouvernement, et la traduction négociée de ce programme au niveau européen, finit naturellement par renforcer l’idée que le scrutin démocratique n’exerce qu’un impact dérisoire sur la gestion publique.

D’autre part, la crise démocratique est liée à un détournement de l’idéal pluraliste au profit d’un nouveau type d’élitisme. Le discours européen de gouvernance publique repose sur l’idée qu’il n’est possible d’esquiver le règne aveugle de la foule – ou au contraire, de compenser l’inexistence d’un espace public européen – qu’en développant des formes de gouvernements mixtes capables de représenter la société dans sa diversité tout en y extrayant une parole rationnelle. La légitimité démocratique consiste soit « dans une expression saine et ouverte des conflits d’intérêts et des différends d’appréciation[5] », soit en l’instauration de d’instances de délibération devant assurer les conditions d’une débat impartial et objectif. Dans ce cadre, le compte des prétentions réelles au pouvoir des membres de l’espace social est évacués au profit du développement de « systèmes délibératifs[6] » chargés de les sélectionner et les distiller dans l’espace politique. De Majone hier à Scharpf ou Rosanvallon plus récemment, une ample littérature exaltera ainsi les vertus du gouvernement par la concertation des acteurs, la mise en place d’agences indépendantes et pluralistes, la création d’organes de contrôle intermédiaires chargés de contrôler le pouvoir, la mise en place des mécanismes discursifs et éducatifs chargés d’assurer la réflexivité, l’impartialité, mais aussi la culture civique du débat public.

Peu d’endroits sont plus transparents et inclusifs en leur sein que le quadrilatère de bâtiments formant le quartier européen à Bruxelles; le quartier Schuman n’en ressemble pas moins à un petit Trianon démocratique. Que l’on se situe au niveau national ou européen, les traits élitaires du régime représentatif se renforcent dès lors que la répartition des responsabilités entre les différentes instances représentatives n’est pas clarifiée. Que la construction d’un consensus au niveau fédéral, national ou européen demande de combiner des intérêts tellement divers que les décisions les plus simples requièrent une négociation à huis clos. Et que la mise en place de conférences diplomatiques multiniveaux en vient à accroitre la préséance des organes exécutifs. Dans ce cadre, la courroie de la représentation populaire n’opère plus comme un moyen de légitimation, mais comme un mode pratique de désignation des acteurs amenés à négocier la décision publique. La mise en place de processus délibératifs ou de techniques de démocratie directe sont quant à eux hâtivement écartés pour leur caractère impraticable ou leur dimension populiste — comme si « davantage de pédagogie » ou la « culture du résultat » répondait davantage au sentiment de dépossession démocratique des citoyens. La crise financière traduit en ce sens une crise de la régulation, comme si la figure de l’État était devenue un obstacle à la fois moral et pratique à la libération des énergies économiques. Mais aussi une crise de l’idéal démocratique, réduit à la liberté de l’individu économique, et mis sous cloche par les instances administratives ou gouvernements d’experts chargés de proposer les mesures « détachées du court terme » pour lutter contre la crise. Le slogan « We are the 99 % » représente moins un coup de gueule contre les dérives économiques du capitalisme qu’un cri de rage contre la captation par certains de l’ensemble des ressources économiques et politiques, et la perversion du sens même de l’égalité politique.

John Pitseys est chercheur au Centre de Recherche et d’Information Socio-Politiques et enseigne à l’Université Catholique de Louvain.

Notes:

[1] Selon les chiffres de l’Eurobaromètre de mai 2013, 31 % seulement des citoyens européens interrogés déclaraient avoir confiance dans les institutions européennes, 26 % pour ce qui concerne leurs Parlements nationaux, et 25 % pour leur gouvernement. Ces chiffres sont en baisse constante depuis le printemps 2007. Voy. Eurobaromètre Standart 79, printemps 2013 : http://bit.ly/1iYrufS.

[2] Concernant le cas particulier de la Hongrie: K. Szombati, « What is going on in Hunary », Green European Journal, vol. 1, février 2012.

[3] L. Canfora, La démocratie. Histoire d’une idéologie, Seuil, 2006.

[4] Jessop B., « Capitalism And its Future : remarks on regulation, Government and Governance », Rev. Int. Polit. Econ, 1997, n° 4, p. 561-581 ; Aman A., « Globalization, Democracy, and the Need for a New Administrative Law », Indiana J. Glob. Leg. Stud., 2003, n° 10, p. 125-155.

[5] Rosanvallon, La légitimité démocratique, op. cit., p. 191.

[6] Papadopoulos Yannis, « On the embeddedness of deliberative systems : why elitist innovations matter more », et Parkinson John, « Democratizing deliberative systems », dans Parkinson John et Mansbrige Jane (dir.), Deliberative systems. Deliberative democracy at the large scale, Cambridge University press, 2012, p. 125-150.

Image: Todd Blaisdell, licence Creative Commons 2.0, https://flic.kr/p/aufDny.

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