Ce texte de Catherine Larrère est adapté d’une contribution à la thématique «Présence de la nature» développée pendant l’été 2014 par le quotidien La Croix et le magazine Terre Sauvage.
La première fois que je suis allée à Rio de Janeiro, en 1992, pour le Sommet de la Terre, je suis arrivée de nuit. L’amie qui m’hébergeait est venue me chercher à l’aréoport et je n’ai pas vu grand chose de la ville. Le lendemain matin, non plus. Il pleuvait un peu. Nous ne sommes pas allées à la plage (elle habitait à Ipanema), mais nous avons flané dans un marché proche, où l’on trouvait à vendre des reproductions de gravures du XIXe siècle représentant la célèbre baie. Ce n’est que l’après midi que nous nous sommes rendues dans les jardins de Burlo Marx, à côté du Musée d’Art Moderne, où se tenait le forum des ONG . Et là, surprise! C’était le même paysage que celui dont j’avais vu la représentation le matin. Oh bien sûr la ville s’était développée, le cadre plutôt agreste des gravures anciennes avait complètement disparu. Mais la nature était toujours là! Pas seulement la mer, pas seulement le pain de sucre, mais une profusion végétale, animale, minérale omniprésente. Rio de Janeiro : une ville qui ne parvient pas à venir à bout de sa nature. C’est l’impression que j’ai eue ce premier jour et qui s’est confirmée tout au long de mon séjour et lors de mes voyages ultérieurs : les moros, ces montagnes couvertes de végétation qui jaillissent à l’intérieur de la ville, les singes qui visitent les appartements des habitations voisines du jardin botanique, la forêt que l’on trouve dès que l’on monte un peu, au dessus de Santa Teresa, notamment,… La nature que j’ai rencontrée à Rio s’est imposée à moi avec plus de force et d’authenticité que celle que j’ai vue quelques années après quand, dans l’État d’Esperito Santo, au nord de Rio, nous avons rendu visite à l’un des rares restes de mata atlantica (la forêt tropicale atlantique, qui couvrait toute la région côtiere avant l’arrivée des Européens). Oh, c’était impressionnant! À peine avait-on fait quelques pas que l’on perdait tout repère tant la forêt était dense et que l’on se trouvait enveloppé par la chaleur, le bruit et les piqures des insectes : on avait intérêt à être accompagné. Mais cette forêt-là, entourée de plantations de caféiers, elles-mêmes gagnées par des cultures d’eucalyptus, apparaissait bien comme une réserve, qui ne devait de survivre qu’à la volonté humaine.
À ne chercher la nature que dans les espaces demeurés à l’écart de l’intrusion humaine, on s’expose à la mésaventure que rapporte Rousseau dans les Rêveries du promeneur solitaire, quand, au cours d’une marche dans les Alpes, où il se croit parvenu au plus profond de la nature, loin des hommes, et se laisse aller à ses émotions heureuses, il est tiré de sa rêverie, par un bruit mécanique et répété : une fabrique de bas se trouvait derrière les fourrés! Il vaut mieux l’accompagner dans sa promenade parisienne quand il suit les boulevards jusqu’à la rue du Chemin Vert, gagne les hauteurs de Ménilmontant, et traverse Charonne. En chemin, il herborise et se réjouit de trouver en abondance certaines ombellifères rares ailleurs. Aujourd’hui, la ville a tout absorbé, le chemin vert ne mérite plus son nom, et les prairies et les vignes qui entouraient ces villages ont disparu. Mais les plantes sont toujours là. Des plants de fraisier poussent sur les berges de la Seine, une herbe sudaméricaine s’est faufilée dans le terre plein qui est en bas de la Maison de la Radio. Cet hiver, un cormoran fréquentait assidument la Seine entre le pont Sully et le pont Marie…
On aurait tort de croire que, du moment où l’on vit en ville, on est coupé de la nature. Elle est là, présente, insistante, à découvrir et à respecter. Pendant plusieurs saisons, un petit arbre s’est obstiné à pousser sur le muret qui sépare ma cour de l’immeuble voisin. La personne qui entretient ces cours, s’obstinait à l’arracher. Il repoussait… Mon petit fils, quand il nous rendait visite, venait vite dans la cuisine pour voir s’il était toujours là. C’était un vaillant compagnon. Le ciment en a eu finalement raison. Mais d’autres arbres, ailleurs, s’empressent de pousser : il suffit qu’une rue soit barrée pour que le bitume éclate sous la poussée du végétal. Cette nature que nous n’avons pas invitée, que souvent nous ne remarquons pas, qui parfois nous irrite, mais dont nous ne pouvons pas nous débarrasser, nous en apprend plus sur la nature, sur sa vitalité, sa spontanéité, que celle que nous entourons de barrières protectrices. On ne vient pas à bout de la nature. Et c’est ce qui peut nous donner espoir.
Catherine Larrère
Philosophe, professeur émérite à l’Université Paris I
Présidente de la Fondation de l’Ecologie Politique
Illustration: Tobias Myrstrand Leander, 135., (CC BY-NC 2.0), https://flic.kr/p/bY7iDQ