Né dans le Tennessee en 1941, J. Baird Callicott a dirigé le département de philosophie de l’université North Texas avant de prendre sa retraite universitaire en 2015. Pionnier de l’éthique de l’environnement, c’est en 1971, à l’université du Wisconsin, qu’il a donné le premier cours universitaire d’éthique environnementale. Baird Callicott a assuré la présidence de la Société Internationale d’Ethique Environnementale, il a été accueilli à l’université de Yale en tant que bioéthicien en résidence et il a co-dirigé l’Encyclopedia of Environmental Ethics and Philosophy parue en 2008. Les principaux travaux de Baird Callicott sont traduits en français par les éditions Wildproject. (Une présentation biographique plus complète de Baird Callicott est disponible sur le site de la FEP).
Comment voyez-vous le futur de la philosophie environnementale ?
La direction prise par mes recherches, notamment dans Ethique de la terre (Éditions Wildproject, 2010), peut vous donner une idée de ce que peut être ma réponse à cette question. Cela tient à la ramification du changement climatique global. Le changement climatique est un phénomène qui à la fois éclipse et exacerbe les autres problèmes environnementaux. Par exemple, ce phénomène accentue les enjeux en terme de perte de biodiversité. Mais cela s’avère vrai également pour pratiquement toutes les préoccupations environnementales. C’est un thème qui va devenir majeur selon moi, sans pour autant dire que tous les philosophes de l’environnement vont le traiter de la même manière, mais qu’il sera étudié sous différentes perspectives, notamment celle de l’éco-féminisme, de l’éco-phénoménologie et bien d’autres. Cela ne réduit en aucun cas la diversité au sein de la philosophie environnementale, mais propose plutôt une problématique commune aux différentes disciplines.
Pour ce qui est de la philosophie en général, on observe une claire séparation entre les sous-branches du domaine: la philosophie analytique anglo-américaine d’un côté et la philosophie continentale anglo-américaine de l’autre (bien que la formulation puisse paraître contradictoire) se sont de plus en plus centrées sur des problématiques spécialisées et techniques, au point d’aboutir à l’exclusion d’autres disciplines. Les personnes appartenant à d’autres disciplines intellectuelles qui assistent aux discussions des philosophes sont abasourdies par ces conversations qui ne font, pour elles, aucun sens. Il n’est d’ailleurs généralement pas courant que les spécialistes de différentes disciplines soient amenés à interagir entre eux, sauf dans quelques rares exceptions. L’une de ces exceptions est justement la philosophie environnementale, qui depuis des dizaines d’années travaille en concertation avec l’écologie, avec la biologie de la conservation, ou encore avec la psychologie morale évolutionniste. Je pense que la philosophie environnementale est, en ce sens, le signe avant coureur du futur de la philosophie en général: elle va de l’avant et collabore avec d’autres disciplines et pourvoit une expertise et une perspective que seuls les philosophes peuvent apporter. Je peux uniquement parler depuis la perspective de la philosophie environnementale mais je pense que, pendant des années, les écologues et les autres scientifiques du vivant pensaient encore, épistémologiquement parlant, selon la logique positiviste des années 1930, prônant l’objectivité des valeurs, tels des enfants se disputant pour savoir quelle couleur est la plus belle. Ils ne savaient pas reconnaître les valeurs ni en débattre d’une façon qui expliquerait pourquoi quelqu’un adopte une opinion particulière et pas une autre.
Ce n’est ici que la surface de ce que la philosophie pourrait apporter aux autres disciplines, par une conversation riche, mais aussi une certaine habilité à prendre du recul et à synthétiser. À l’heure où la science est de plus en plus spécialisée sur des sujets de plus en plus précis, les philosophes pourraient être le ferment qui lie des choses séparées dans une vision du monde plus large et plus cohérente.
Le concept d’Anthropocène est-il utile pour la philosophie environnementale ?
Mon avis sur la question est partagé. Premièrement je pense qu’il est important d’être très clair sur l’origine du terme d’Anthropocène. Ce terme est originellement issu de la géologie. L’idée initiale était de savoir si dans un ou deux millions d’années, les géologues – si tant est qu’il y en ait encore à cette période, humains ou non d’ailleurs – pourraient observer un marqueur dans la couche terrestre prouvant que quelque chose d’unique est arrivé dans la longue histoire de la Terre. Et la réponse est oui. Il sera possible de voir qu’il y a eu le changement climatique, que des éléments artificiels ont été créés, comme les réacteurs nucléaires qui n’existeraient pas sans l’intervention de l’homme et ainsi de suite. Il y a donc différents ‘marqueurs’ et la question est de savoir à quel moment ces marqueurs commencent à être visibles. Cela pourrait donner la date de commencement de l’Anthropocène. En ce sens, oui, je pense que que l’Anthropocène est un concept utile.
Toutefois quand le concept migre de la géologie vers les sciences humaines, nous nous trouvons dans une situation bien différente. Je pense que le discours des sciences humaines apporte une excuse à nos comportements: avec l’Anthropocène, certains n’hésitent pas à affirmer que les préoccupations environnementales sont démodées, que nous vivons dans une nouvelle ère, et que nous devons nous y faire. C’est selon moi un prétexte pour nous détourner de nos préoccupations habituelles. Ce qui est encore plus important à souligner, c’est que, en appliquant une perspective géologique sur le discours des sciences humaines, l’Holocène serait déjà l’Anthropocène. Nous sommes d’accord que nous entrons dans une nouvelle ère géologique mais je l’appellerai davantage le post-Anthropocène. En effet, c’est le climat de l’Holocène qui a permis une agriculture sédentaire. C’est l’agriculture sédentaire qui a permis l’émergence de villes, puis des civilisations, des arts, des sciences et tout ce qui se rapporte au concept de civilisation, incluant les transports et les communications. Le changement climatique met tout cela en danger.
Face à cette situation, deux discours dominants sur le futur coexistent. Le premier est le post-humanisme voire le «cyborganisme», l’idée que nous allons de plus en plus fusionner avec différentes technologies, que la science va rendre possible de plus en plus de modifications génétiques, une vie sans maladie et l’immortalité. Ce n’est pas humain mais bien post-humain. L’autre scénario est celui du cataclysme environnemental, selon lequel le changement climatique va rendre la planète non-habitable et que de grands bouleversements vont se produire – nous pouvons déjà voir cela arriver aujourd’hui – la chute des États, des guerres, des crashs démographiques, des combats de bandes guidées par des chefs de guerres psychopathes et ce genre de choses. Une toute autre vision du post-Anthropocène en somme.
Pour résumer, je pense donc qu’en tant que concept scientifique, l’Anthropocène est défendable, mais qu’au sein des sciences humaines, c’est un prétexte pour ne pas prendre sérieusement en compte les problèmes auxquels nous faisons actuellement face. Le concept échoue, de plus, à reconnaître le rôle du climat de l’Holocène dans tout ce qui nous rend humains après le Paléolithique.
Qu’est-ce qui vous a conduit, dans votre dernier ouvrage Thinking Like a Planet, à opérer une transition d’une éthique de la terre vers une éthique de la planète ?
La question est de savoir pourquoi j’ai fait cette transition dans ma monographie la plus récente, Thinking like a Planet. The Land Ethic and the Earth Ethic. (Oxford University Press, 2014 ; [Penser comme une planète. De l’éthique de la terre, à l’éthique de la planète] Non traduit). La réponse à cette question est une histoire d’échelle, spatiale et temporelle. Prenons premièrement l’échelle spatiale. Nous situons en général le début d’une connaissance générale de la crise environnementale aux années 1960. C’est la période de publication du Printemps Silencieux de Rachel Carson, de The Quiet Crisis de Stewart Udal. Nous réalisons concrètement à cette époque que nous vivons dans une monde pollué: les nuages de pollution au dessus des villes, les rivières polluées par les eaux usées, les déchets industriels… Mais les problèmes environnementaux identifiés durant les années 1960 étaient locaux et limités dans l’espace. La pollution au-dessus des villes, restait au-dessus des villes, les pesticides répandus sur des champs restent au niveau du paysage. Pollutions ponctuelles, marées noires: tout cela restait à l’échelle locale et pouvait être corrigé en quelques décennies, pour retrouver un air propre et des rivières saines. Cela est un peu moins vrai pour l’eau mais toutefois ces problèmes restaient localisés, spécifiques et corrigeables.
Puis, au cours des années 1980, il y a eu une seconde vague de crises environnementales de grande échelle, tant spatiale que temporelle. Il semblerait que je sois le seul à le conceptualiser de cette façon. Je ne saurais précisément définir quel est ce long terme, mais il n’est certainement pas mesurable en dizaines d’années, mais plutôt en siècles et peut-être en millénaires, selon la manière avec laquelle nous identifions ces crises. Trois problèmes principaux ont émergé dans les années 1980. Le premier fut l’étonnante découverte d’un trou dans la couche d’ozone. Le second fut la crise de la biodiversité et la prise de conscience que les disparitions d’espèces n’étaient pas de simples extinctions sporadiques mais que nous nous trouvons désormais au milieu de la sixième grande extinction de masse. Et enfin troisièmement, au cours de ces années 1980, un certain consensus dans le monde scientifique va émerger à propos du réchauffement climatique. Michel Serres en France, par exemple, identifie l’année 1988 comme celle de la prise de conscience, Dale Jamieson dans son premier article de 1992 sur le climat parle lui aussi de 1988, qui fut une année avec des feux massifs dans l’Ouest américain, des vagues de chaleurs en Europe et aux Etats-Unis. C’est dans ce contexte que va émerger une réflexion plus large sur le réchauffement climatique.
L’éthique de la terre est calibrée pour le local et le particulier. Mon livre Ethique de la terre (Éditions Wildproject, 2010) fait écho à l’essai d’Aldo Leopold «Penser comme une montagne». Il nous invite à comparer la taille d’une montagne: elle paraît grande si nous la comparons à nous-même mais anecdotique, tant sur une échelle planétaire qu’une échelle temporelle de long terme. Il y explique aussi qu’un cerf tué par des loups peut être remplacé en trois ans, mais une montagne ravagé par une population trop élevée de cerfs par exemple aura besoin de trois décennies pour se reconstituer. Désormais, avec la crise environnementale que nous connaissons, nous nous devons de nous projeter à l’échelle des siècles et des millénaires. Le nouvel ordre de grandeur adopté durant la deuxième vague de la crise environnementale nous conduiut donc à repenser l’éthique environnementale et la philosophie environnementale par rapport à ces nouvelles échelles temporelles et spatiales. Au niveau de ces échelles-là, les choses changent plutôt radicalement. Si nous pensons aux communautés biotiques ou à un écosystème, ils peuvent être détruits par les activités humaines, mais ce n’est certainement pas le cas de la biosphère qui a résisté 3.5 milliards d’années et qui a vécu des changements catastrophiques pour en ressortir plus tenace et plus diverse. La planète n’est donc pas en danger et je suis en parfait désaccord avec mes collègues qui disent que la planète est en train de mourir ou que la planète a de la fièvre… Ce sont des bêtises. Nous devons remettre l’échelle de l’imagination humaine et de l’existence humaine en comparaison avec la Terre et donc recentrer paradoxalement notre éthique environnementale sur des bases anthropocentriques plutôt que non-anthropocentriques. Ce fut un dur changement pour moi sachant que j’ai lutté sévèrement contre l’anthropocentrisme depuis les débuts de ma carrière, dans de vives controverses avec des personnes comme Bryan Norton. Et maintenant me voilà, néo-anthropocentriste, si nous pouvons le dire ainsi, face à la seconde vague de la crise environnementale et les implications que ce changement d’échelle a entrainé pour l’éthique environnementale.
Propos recueillis à Paris le 29 juin 2016 par Rémi Beau et Benoit Monange
Traduction : Matthias Ollivier, Lucie Perrin-Florentin et Benoit Monange