Philippe FRÉMEAUX est membre du Conseil de surveillance de la FEP et éditorialiste à Alternatives Économiques. Dans son ouvrage le plus récent RÉINVENTER LE PROGRÈS, il fait dialoguer Pascal Canfin et Laurent Berger autour des enjeux de la transition écologique.
Le texte publié ici fait le point sur la situation politique avant le second tour de la présidentielle. Il est adaptée d’une chronique publiée sur le site d’Alternatives Économiques.
Emmanuel Macron et Marine Le Pen sont donc qualifiés pour le second tour de l’élection présidentielle. Le choix qui nous est offert est simple. D’un côté, le candidat En Marche ! nous offre un programme social-libéral sur lequel nous reviendrons. En Face, Marine Le Pen nous annonce sa volonté de remettre la France en ordre. Soyons clairs : Marine Le Pen, c’est au contraire la France en désordre à coup sûr. Parce que, comme le parti dont elle a hérité, elle porte la haine, la division, et non le rassemblement.
Nombreux sont ceux qui sont aujourd’hui déçus après l’élimination de leur candidat au premier tour de l’élection présidentielle. Et je comprends que certains soient peu enthousiastes à l’idée de devoir voter pour Emmanuel Macron afin de faire barrage à l’extrême droite. Mais il est temps de dépasser leur déception et il faut désormais prendre conscience des enjeux du choix désormais devant nous. C’est pourquoi, avant de penser à l’avenir, je veux commencer par mettre en garde solennellement nos lecteurs contre la tentation de l’abstention. S’abstenir, au fond, c’est penser qu’entre Le Pen et Emmanuel Macron, il n’y a pas vraiment de différences, comme l’a, à ma grande tristesse, affirmé dimanche soir Jean-Luc Mélenchon au début de son intervention, ce qui revient à considérer comme chose négligeable ce qui les oppose dans leur rapport à la démocratie.
Une telle attitude est d’une grande irresponsabilité historique. S’abstenir, c’est prendre le risque de voir s’installer demain à l’Elysée la candidate de l’extrême droite nationaliste et xénophobe. Si je vais au fond de ma pensée, c’est considérer implicitement que l’arrivée au pouvoir de Marine Le Pen ne changerait pas grand-chose à sa propre situation. C’est peut-être vrai pour certains, bien protégés par leur statut ou par la couleur de leur peau. Mais, pour ma part, je pense aux jeunes et moins jeunes issus de l’immigration, je pense à tous les hommes et femmes qui auront à craindre non seulement du nouveau pouvoir, mais aussi de ceux qui estimeront venu le moment d’exprimer en actes et non plus en paroles leur ressentiment, leur aigreur et leur haine en toute impunité, une fois leur championne installée au sommet de l’Etat, une fois les ministères régaliens occupés par ses affidés.
MÉPRIS POUR LA DÉMOCRATIE
L’extrême droite s’est jusqu’à présent montrée très respectueuse des institutions et n’a pas attenté aux libertés publiques. Mais si, demain, elle devait accéder aux responsabilités, qu’en sera-t-il ? Les responsables du FN n’ont que du mépris pour la démocratie, pour les institutions, pour l’Etat de droit. Ils estiment que la fin justifie les moyens. Que ferez-vous si demain des milices privées viennent tirer des coups de feu sur les lieux de culte musulmans ? Et si les instructions données à la police sont de ne pas faire preuve de trop de zèle dans un pays où près de la moitié des effectifs des forces de l’ordre vote déjà pour l’extrême droite ? Que ferez-vous quand un climat de guerre civile s’instaurera, qui viendra justifier des mesures attentatoires aux libertés ?
Certes, vous ne serez peut-être pas les premiers à en subir les conséquences. Mais rappelez-vous cette triste blague qu’on racontait dans les années 1930 en Allemagne. Un opposant entend sonner à une porte à 6 heures du matin et se rassure en constatant que ce n’est pas chez lui, car il n’est ni juif, ni communiste, ni homosexuel. L’histoire se répète jusqu’au moment où c’est à sa porte que retentit la sonnette. Il appelle alors « au secours », mais c’est trop tard, car il n’y a plus personne pour venir le défendre dans l’immeuble. N’attendez donc pas qu’il soit trop tard. Votez dimanche 7 mai pour la démocratie, pour les libertés, pour la paix civile. Autant de biens publics dont on ne comprend la valeur que lorsqu’ils ont disparu.
Bien heureusement, nous n’en sommes pas là. Emmanuel Macron devrait devenir, si les reports se déroulent normalement, le prochain président de la République. Un résultat qui semble d’autant plus assuré que la majorité des électeurs et électrices de Jean-Luc Mélenchon joindront très probablement leur voix à celles de tous les démocrates. Tout de même, quelle surprise ! Qui aurait pu penser voici encore un an que cet ancien conseiller de François Hollande, devenu ministre, jamais élu, puisse parvenir à incarner une forme de rupture alors qu’il est un pur produit de ce fameux « système » ? Chapeau l’artiste ! La rupture est assurément au rendez-vous. Une rupture comportementale, avec son talent de télévangéliste apte à faire se lever les foules, et l’affirmation d’une volonté de renouvellement générationnel. La promesse également de mettre en œuvre de multiples idées neuves, des idées associées à celle qu’il serait temps de dépasser un axe droite-gauche ayant désormais perdu une large partie de son sens, à l’heure où l’enjeu est de gagner tous ensemble la bataille de la mondialisation dans une société demeurant ouverte sur le monde. Emmanuel Macron, inspirateur des politiques hollandaises, est ainsi en passe de réussir la même prouesse que Sarkozy en 2007 : faire réélire Hollande comme l’autre avait réussi à faire réélire Chirac.
LES GAGNANTS FACE AUX PERDANTS DE LA MONDIALISATION
Son positionnement en fait le candidat rêvé pour Marine Le Pen qui voit ainsi son analyse confortée : le combat politique majeur n’opposerait plus la droite à la gauche, les riches et les bourgeois aux classes populaires, mais les partisans de l’ouverture aux « nationaux », les gagnants de la mondialisation face à ceux qui en sont les victimes. Elle serait la candidate qui défend les « Français » – un ensemble subitement devenu parfaitement homogène – face à un adversaire vendu aux forces obscures de la finance européiste et mondialisée… Emmanuel Macron ne s’y est pas trompé et s’est affirmé dimanche soir comme le candidat des vrais patriotes, ceux qui veulent vivre dans une France ouverte, fidèle à ses valeurs à portée universelle. Des patriotes qui récusent le nationalisme étriqué du Front national. Pour autant, il est sûr que cette opposition entre gagnants et perdants de la mondialisation a gagné en centralité dans la France d’aujourd’hui. Et si Marine Le Pen est détestable, c’est moins pour ses idées économiques, même si elles allient un irréalisme total à une démagogie sans bornes, qu’en raison de sa xénophobie et de son mépris des principes fondateurs de notre République.
Bien sûr, ce n’est pas parce que nous allons donc devoir voter Emmanuel Macron dans quinze jours qu’il doit être subitement paré de toutes les vertus. Les interrogations que nous avons émises à son sujet demeurent. Certes, Emmanuel Macron partage avec ses concurrents de gauche vaincus au premier tour des préoccupations communes : importance donnée à la réussite de tous les enfants, défense de la protection sociale tout en la rendant plus efficace et plus juste, souci de remettre la construction européenne au service des peuples, volonté de développer l’emploi en trouvant un meilleur mix entre compétitivité et soutien de l’activité, et entre flexibilité et sécurité, volonté de lutter contre le dérèglement climatique en allant vers une économie bas carbone.
On peut donc tout à fait être de gauche et admettre que nombre de réformes proposées par Macron seraient objectivement des facteurs de modernisation du pays et qu’en cas de réussite, ce qu’on ne peut pas écarter, il pourrait, lui aussi, faire baisser à terme le vote pour l’extrême droite. Mais on peut également redouter le contraire. Lui, président, peut tout aussi bien être prisonnier d’une majorité bancale qui le condamne à l’immobilisme, voire à être dès juin un président cohabitant avec une droite revancharde. Lui, président, pourrait bien se contenter de ne mettre en œuvre que quelques réformettes cosmétiques sans effets réels sur la situation du pays, dans la lignée de nombre de ses soutiens. Lui, président, pourrait conduire une gestion économique et sociale où la dimension flexibilité et ajustement pèserait bien plus lourd que la dimension sécurité et développement des capabilités de tous. Lui, président, devrait inscrire son action dans un cadre macroéconomique qui pourrait le conduire à renoncer à nombre de ses promesses. Lui, président, enfin, risque d’échouer à réconcilier les Français avec l’Europe, dans la mesure où il part de l’idée qu’on n’établira pas une Europe plus solidaire sans commencer par imposer à chaque Etat membre de remettre ses finances en ordre en comptant d’abord sur ses propres forces, une contrainte qui précisément risque de faire exploser l’euro et, demain, toute la construction européenne.
MARCHEPIED
J’espère avoir tort, mais il existe bien un risque, dans ces conditions, qu’après nous avoir évité – avec l’aide des affaires révélées par le Canard enchaîné et Mediapart – une victoire de la droite le 23 avril et, très probablement de l’extrême droite le 7 mai, Emmanuel Macron serve de marchepied à cette dernière en 2022, à moins évidement qu’une gauche à la fois réformiste et radicale, écologique et européenne ne parvienne à émerger entretemps et soit en position de proposer une alternative crédible…
Et sur ce plan, le score de Benoît Hamon est évidemment une lourde défaite pour ceux qui aspirent à voir une telle gauche s’affirmer. Il en a dignement porté la responsabilité dimanche soir. Au-delà des erreurs commises durant sa campagne, le candidat du Parti socialiste occupait la position impossible de celui qui devait incarner le renouveau sans renier le parti dont il est issu et dont nul ne voulait plus, en raison de l’impopularité du président sortant et de son dernier Premier ministre. Pour autant, on aurait tort de considérer que le score obtenu par Benoît Hamon traduit le poids réel des idées qu’il a défendues. Bien au contraire, la logique du vote « utile » a joué à plein, conduisant des millions d’électeurs à se reporter, qui sur Emmanuel Macron, qui sur Jean-Luc Mélenchon. La gauche va devoir désormais se reconstruire, mais elle n’aura un avenir que si elle s’unit autour d’un programme propre à répondre aux défis auxquels nous sommes confrontés. Un programme qui redonne sens à l’idée de progrès en traçant les voies permettant de sortir positivement de la quadruple crise économique, sociale, écologique et démocratique de nos sociétés.
Concrètement, il nous faut désormais admettre qu’un retour à une croissance forte et durable n’est ni souhaitable ni possible. Pas souhaitable pour des raisons écologiques, mais aussi parce que l’évolution de notre bien-être individuel et collectif n’est plus corrélée au niveau du produit intérieur brut (PIB) depuis maintenant plusieurs décennies. Plus de croissance, dans sa forme actuelle, ne signifie pas plus de bien-être. Il nous faut donc sortir du vieux logiciel social-démocrate d’hier, qui attendait le plein-emploi et l’accès à un revenu décent pour tous de la seule croissance, du fameux « grain à moudre ». Le retour à une croissance forte n’est pas non plus possible. D’une part, l’intégration de l’économie française dans la mondialisation – pour le meilleur et pour le pire – ne rend plus possible la mise en œuvre d’une politique keynésienne dans un seul pays. D’autre part, les transformations structurelles de l’économie contribuent à diminuer la dynamique des gains de productivité, support de la croissance à long terme. C’était d’ailleurs sans doute une des limites du programme de la France insoumise.
CONSTRUIRE UNE SOCIÉTÉ POST-CROISSANCE
Pour autant, la fuite en avant dans le tout-flexible que proposait François Fillon, et que défend Emmanuel Macron dans une moindre mesure, n’est pas plus efficace. Sauf à vouloir voler quelques points de croissance à nos voisins en pratiquant un dumping social et fiscal, et à attendre la croissance de l’emploi d’une montée des inégalités – une heure de travail des uns permettant alors d’acheter plusieurs heures du travail des autres, comme on le voit aujourd’hui en Allemagne ou au Royaume-Uni.
L’enjeu demeure donc de construire une société post-croissance, qui donne de nouvelles finalités à l’activité économique, pour la rendre enfin soutenable, inclusive et productrice de bien-être pour tous. Cela suppose une action publique forte, afin d’accompagner les mutations de l’appareil productif et de l’emploi qui vont en résulter. Le bilan en matière d’emploi de la transition écologique et de la révolution numérique fait encore débat, compte tenu du développement attendu de nouvelles activités. Et c’est sans doute une des erreurs de Benoît Hamon d’avoir présenté le revenu universel comme un remède à la baisse future de l’emploi, alors que l’emploi manque déjà et que la portée émancipatrice du revenu de base va bien plus loin.
Surtout, chacun s’accorde pour considérer que les transitions en cours et à venir vont provoquer d’importantes mutations dans l’emploi et les besoins en qualifications. Ce qui suppose de développer une vraie sécurisation des parcours des personnes et de nouvelles protections, quelle que soit leur forme.
Donner de nouvelles finalités à l’activité économique, c’est aussi développer des modes de gouvernance des entreprises qui donnent plus de place à toutes les parties prenantes, afin que les entreprises n’aient plus pour seul objectif de maximiser la valeur pour l’actionnaire. Bref, il s’agit de redonner du pouvoir à chacun sur sa vie et à toute la société sur son avenir.
Enfin, n’imaginons pas qu’il soit possible de déployer un tel programme dans une France qui se couperait du monde ou qui imaginerait possible d’imposer sa loi à ses partenaires. Le cadre européen, qu’on s’en réjouisse ou qu’on le regrette, est plus que jamais le cadre pertinent pour réaliser une large partie des transformations requises, que ce soit dans le domaine de l’énergie, de la régulation du commerce mondial ou de la préservation du climat. Il doit donc plus que jamais être transformé en profondeur, pour être rendu plus solidaire et plus démocratique. Reconstruire, donc.