Cet article est la version française d’un article paru sur le site du Green European Journal.
Il est accessible dans sa version anglaise ici: Animals on the Agenda
- Corine PELLUCHON est professeure de philosophie à l’université Paris-Est-Marne-La-Vallée. Elle est l’auteure du Manifeste animaliste. Politiser la cause animale (Alma, 2017) et de Éthique de la considération (Seuil, 2018). Corinne Pelluchon est membre du Conseil de surveillance de la Fondation de l’Ecologie Politique.
- Florent MARCELLESI est un eurodéputé écologiste représentant du parti écologiste espagnol EQUO.
L’exploitation des animaux à grande échelle reste une réalité grotesque d’aujourd’hui. Mais un changement culturel est en marche et la conscience des souffrances et la lutte pour les droits des animaux continuent de progresser. Entretien avec Corine Pelluchon, philosophe, et Florent Marcellesi, eurodéputé pour les Verts espagnols, des perspectives qui s’ouvrent pour les animaux, leurs droits et la cohabitation avec les êtres humains.
Qu’est-ce qui explique la résurgence de la cause animale dans la société et en politique ces dernières années?
Corine Pelluchon: Ce n’est pas une résurgence, c’est une apparition dans la société et dans la politique en particulier. Elle est liée à la contestation d’un modèle de développement usé, essoufflé, et dont les contre-productivités sociales et environnementales apparaissent en plein jour. La question animale et donc la conscience des souffrances animales et de leur intensité est plus tangible à travers l’image que les dégradations environnementales. La profondeur de la cause animale est, d’après moi, la contestation de ce modèle de développement, qui conduit les êtres à s’insensibiliser et à se cliver pour l’accepter parce qu’il est intolérable, mais elle est aussi un levier pour proposer un autre modèle. C’est l’espoir qu’on puisse promouvoir une société où sont pris en compte les intérêts des humains et des animaux et où l’on puisse reconvertir l’économie et arriver, justement, à la transition écologique.
S’agissant du volet politique, il y a, d’une part, la pression de la société civile, des associations de protection animale qui mobilisent certains représentants politiques, bien que la question animale tarde à devenir une des finalités du politique. Elle n’est pas encore admise comme un principe constitutionnel. D’autre part, si quelques-uns (dont des députés européens) veulent améliorer la condition animale, voire arriver à la suppression de certaines pratiques cruelles, ils n’ont souvent pas les moyens de se faire entendre car la démocratie représentative privilégie les intérêts immédiats des hommes actuels, et non le long terme et les autres vivants ; elle favorise encore aussi une politique très économiste où les lobbies sont puissants. Je pense qu’il y a un divorce entre les représentants politiques et les acteurs de la société civile, par exemple la plupart des éleveurs qui ont compris qu’il faut changer de modèle.
Florent Marcellesi: Il y a encore dix ans, quand vous disiez « je suis végétarien », on avait tendance à rire de vous. Aujourd’hui, la première réponse qu’on reçoit, c’est plutôt « ah, moi, j’essaie de faire le maximum pour manger moins de viande ». Ce changement culturel très profond n’a certes pas encore débouché sur des changements concrets de masse, encore moins au niveau politique, tant au niveau européen que dans les Etats membres mais le changement, lent et graduel, a été initié aux niveaux production et consommation. Et il est certain que le pouvoir de l’image, à travers des vidéos faites dans des abattoirs par exemple, explique en partie la visibilité du sujet. Ce pouvoir de l’image nous renvoie à nous-mêmes, à notre modèle de développement. Personne ne tolérerait que nos animaux de compagnie ne subissent ce que subissent cochons, vaches ou poulets.
En politique, ceux qui défendent la cause animale restent encore assez minoritaires. Je pense que la question du bien-être des animaux a déjà progressé de manière plus transversale. Par exemple dans le Traité de Lisbonne Titre 2 article 13, le bien-être animal est reconnu mais est également limité par une clause sur les cultures, comme le cas de la tauromachie par exemple. Mais le grand absent c’est le droit des animaux. Comment est-ce possible d’avoir pensé notre démocratie représentative uniquement en termes d’êtres humains ? Quid des « entités non humaines » ? De la nature ? Des êtres sensibles ? Ces « sans-voix » soulèvent une question démocratique fondamentale sur les droits des animaux.
Doit-on voir dans la lutte actuelle pour la protection des animaux et leur défense une continuité plus profonde avec les luttes contre les injustices esclavagiste, raciale et de genre ? Une nouvelle frontière dans le combat contre les inégalités?
Corine Pelluchon: Il y a une sorte de convergence ou de logique entre la condamnation du racisme, du sexisme et du spécisme. Néanmoins, je pense que la question est plus profonde car c’est un enjeu civilisationnel, comme je l’ai montré dans Manifeste animaliste. Politiser la cause animale (Alma, 2017). Aujourd’hui, c’est notre humanisme même et notre conception de nous-mêmes, notre identité, qui sont en jeu. Dans mon livre Éléments pour une Éthique de la Vulnérabilité – Les hommes, les Animaux et la Nature en 2011, j’avais pris le contre-pied des animalistes classiques qui opposaient animalisme à humanisme, pour montrer que la question animale, qui nous interroge sur notre propre humanité, ce que nous sommes et comment nous en sommes arrivés là, ne peut être prise en compte qu’au sein d’un humanisme rénové, qui prend en compte la subjectivité et la vulnérabilité. Le but, c’est de compléter l’héritage inachevé des droits de l’homme, qui se sont fondés sur une conception atomiste et abstraite du sujet. Tout mon travail, dans Les Nourritures. Philosophie du corps politique (Seuil, 2015) et Éthique de la considération (Seuil, 2018) est voué à cela.
Je suis née à la campagne : mon père était agriculteur et éleveur ; les vaches alors vivaient quatorze ans. Elles avaient des cornes, elles avaient toutes un prénom. Aujourd’hui, elles vivent quatre ans, sont usées, ont des cancers de l’utérus parce qu’on les insémine très tôt et qu’elles métabolisent énormément pour produire autant de lait. Certes, le cochon était tué à la ferme, mais il n’y avait pas de cages gestantes, pas de castration à vif des porcelets. Aujourd’hui, l’élevage industriel qui s’est imposé comme la norme depuis la Seconde Guerre mondiale, avec une accélération dans les années 1980 et 1990, frappe les gens de stupeur et d’effroi, notamment les plus jeunes. Je pense que tout le monde est conscient et concerné, mais il y a beaucoup de gens mettent en œuvre des stratégies de défense psychologiques, parce qu’il est difficile d’assumer cette violence, de traverser toutes les émotions négatives liées à la honte de faire subir ce que l’on fait subir aux animaux. Le fait de prendre en charge la souffrance animale et de passer de l’autre côté du miroir, c’est quelque chose de très dur à vivre. Le fait de transformer cette souffrance en engagement prend du temps. C’est pourquoi il est très important d’accompagner la prise de conscience de la souffrance animale par des mots, et pas seulement par des vidéos. Aujourd’hui, il serait temps que dans certains pays, notamment en France et en Espagne qui sont très en retard, on avance au moins sur certains points.
Florent Marcellesi: Dès qu’on explique les chiffres aux citoyens, cela horrifie. Au niveau mondial, soixante milliards d’animaux terrestres sont sacrifiés par an. Il faut ajouter à cela cent milliards d’animaux marins. En Espagne par exemple : cinquante millions de cochons sont sacrifiés par an, c’est-à-dire autant que la population de l’Espagne. Pour les poules et poulets, 700 millions par an, c’est-à-dire plus que la population de l’Union européenne ! Je pense que le mot « exploitation » est trop faible, on devrait parler d’écocide. C’est un « génocide animal », comme dirait Mathieu Ricard, un massacre à grande échelle autorisé et mis en place par le système et dont les pouvoirs publics et la société sont partie prenante.
Je pense qu’il existe des connexions entre les mouvements pour l’égalité. Rosa Parks et Coretta Scott King luttaient pour les droits des animaux, comme extension du mouvement de non-violence. Alicia Parker, autrice de « Couleur pourpre », disait : « De même que les Noirs ne sont pas nés pour servir les Blancs, que les femmes ne sont pas nées pour servir les hommes, les animaux ne sont pas nés non plus pour servir les êtres humains en général ». Je pense que, tout comme l’écologisme a fait entrer la nature dans la démocratie, même si de façon encore incomplète, l’animalisme va y faire rentrer les animaux. C’est pour cela qu’il faut des connexions entre ces différents mouvements. Le progressisme avait oublié l’écologie, et l’écologie avait un peu oublié l’animalisme. C’est le prochain pas à faire. Bien sûr, rajouter dans le débat les intérêts des animaux aux intérêts humains et de la nature complexifie encore l’approche globale. Mais, que cela soit au Parlement Européen ou au jour le jour, c’est très important pour changer le mode développement, de production et de consommation d’avoir cette vision complète et holistique.
Comment est-ce qu’on arrive à réconcilier ces différents points ? Quels sont les différents points de friction?
Florent Marcellesi: Il existe des points de friction, on ne peut pas le nier, par exemple autour des espèces invasives et de la biodiversité. Mais il existe aussi beaucoup de points de convergence qui moi m’intéressent plus que les points de friction qui peuvent nous faire perdre la direction et l’objectif globaux. Mais sur le principal, c’est-à-dire le dépassement de seulement l’être humain dans un modèle de développement soutenable, juste et démocratique, c’est là qu’on doit se retrouver.
Corine Pelluchon: C’est exactement ma manière de faire les choses. Il faut négocier en politique, trouver des accords sur fond de désaccords, ne pas refuser les divergences. Il importe aussi d’éviter les débats futiles comme celui qui voudrait que le véganisme implique la fin des animaux de compagnie. Tout d’abord je pense que c’est dommage de se couper de tout ce que nous enseignent les animaux, par exemple l’altérité. Mais il faut arrêter aussi d’opposer véganes et non-véganes. Car le vrai problème est d’abord l’élevage industriel avec ses conséquences sur le climat, l’accaparement des terres et le fait que la demande en produits animaliers a un impact sur les 865 millions de personnes qui souffrent de la faim et les deux milliards qui souffrent de malnutrition et habitent dans les pays pauvres où les céréales sont exportées à destination du bétail américain et européen. Sans parler des problèmes sanitaires liés, par exemple, à la résistance aux antibiotiques liés à leur utilisation massive dans les élevages industriels de porcs, comme en Allemagne. Les problèmes que j’évoque ici suffisent pour tracer des lignes de convergence majeures, et inviter les Occidentaux à réduire de moitié leur consommation de produits animaliers, laitages compris. C’est la recommandation pour revenir à une consommation semblable à celle du début du 20e siècle alors qu’aujourd’hui en France, soixante-dix à quatre-vingts kilos de viande sont mangés par personne par an, ce qui est énorme. Le plus important dans nos actions pour aller vers une transition écologique et alimentaire, c’est qu’on insiste sur la convergence entre écologie, santé, justice sociale et condition animale. L’objectif est d’avoir des partenaires tolérants et non-violents, pour opérer des changements profonds et durables.
Florent Marcellesi: En écologie politique, c’est cette fameuse révolution lente, dans un réformisme radical sur le long terme. Avec les chiffres que nous avons évoqué, penser qu’on va abolir l’exploitation animale du jour au lendemain, c’est vivre dans un autre monde. Je pense qu’il faut avoir un objectif abolitionniste. Ethiquement c’est le plus cohérent, mais, dans la pratique, il faut savoir évoluer au jour le jour et travailler avec tout le monde.
L’élevage industriel est clé car tout est y concentré et il est transversal : climat (15% des émissions de gaz à effet de serre), santé (800 millions de personnes qui meurent de faim, 800 autres millions qui ont des problèmes d’obésité, de cancers, de diabète à cause d’une mauvaise consommation, dont la viande), conditions de travail dans l’élevage, par exemple les abattoirs, déforestation dans les pays du sud et bien sûr la souffrance animale. Dans ce cadre, la réduction de la consommation de viande est une action durable et bénéfique : ce geste apporte son grain de sable au changement de système et en plus le consommateur peut vivre en meilleur santé. Il faut rappeler le plaisir qu’on éprouve en mangeant beaucoup moins de viande. On peut vivre beaucoup mieux et avec moins de maladies. Manger de la viande deux fois par semaine, c’est largement suffisant et cela permet de redécouvrir d’autres sources de protéines, comme les légumineuses. Changer cela, ça demande de changer deux choses : d’une part, changer le système de production pour qu’il donne plus d’importance aux protéines végétales qu’aux protéines animales, d’autre part changer bien sûr la Politique Agricole Commune (PAC) en Europe qui appuie actuellement l’industrie agroalimentaire et les macro-fermes qui prolifèrent mais qui devrait appuyer l’agroécologie et les petites fermes bio et extensives.
Corine Pelluchon: J’ai été auditionnée récemment par un groupe qui s’appelle Agrospective. Les représentants de McDonald’s par exemple, ont entendu mon discours, parce qu’ils sentent que les consommateurs bougent. Ils répondent avec des menus végétariens. C’était très intéressant, et le business attend beaucoup des députés européens pour réorienter la PAC. Personnellement, je crois aussi beaucoup au fait de pousser les individus à s’organiser, au niveau de l’usage des terres par exemple. Cela pourrait se faire via un revenu environnemental et solidaire pour des projets qui organisent la transition.
Élections européennes 2019 : peut-on envisager un vrai mouvement au niveau européen ? L’échelon européen est le plus pertinent pour les questions de droit des animaux?
Florent Marcellesi: Il faudrait qu’il y a une convergence entre tous. Si on veut faire une transition à long terme avec des petits pas, on a besoin d’avancer ensemble. Les convergences impliquent que plusieurs mouvements prennent en considération la question animale. Par exemple, ce serait intéressant si un mouvement comme Diem25 faisait entrer ses questions animalistes dans son projet pour l’Europe. Cela implique aussi que les partis animalistes intègrent des questions comme l’écologie, la lutte pour l’égalité homme-femme, etc. Et cela implique également que les écologistes fassent un pas en avant pour clamer haut et fort que les convergences sont plus fortes que les points de friction. Moi j’aimerais bien qu’on converge aux élections ou, du moins, dans un même groupe politique au Parlement européen pour pouvoir faire face aux lobbies agroalimentaires qui sont très présents à Bruxelles. Il y a déjà un travail dans ce sens avec un intergroupe au Parlement Européen assez bien organisé et auquel je participe avec tous les députés européens qui travaillent sur la cause animale. Il faut renforcer ces dynamiques.
Corine Pelluchon: Je pense exactement la même chose. J’ajouterais simplement que l’écologie, si elle est prise au sérieux comme sagesse d’habitation de la Terre et de cohabitation avec les êtres vivants, inclut nécessairement la question animale. Je crois que le danger qui guette les partis animalistes, c’est d’être nouveaux dans certains pays et donc d’être potentiellement isolés, ce qui serait dommage pour les élections européennes. Une vision large ne s’improvise pas. Cela suppose une réflexion sur l’humain dans son rapport aux autres vivants. Les lobbies sont extrêmement bien organisés et donc pour les contrer il faut être organisés et unis nous aussi.