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André Gorz, l’autonomie de l’individu au cœur de l’écologie politique

- 24 janvier 2014

Par Enzo Lesourt

LesourtGorz.jpgEnzo Lesourt est doctorant en philosophie politique au laboratoire «Philosophie Language et Cognition» de l’Université Pierre Mendès France de Grenoble.

Il est notamment l’auteur de l’ouvrage André Gorz, portrait du philosophe en contrebandier, L’Harmattan, 2012 et de l’article «Réconcilier souveraineté individuelle et vie en société: la société écologiste d’André Gorz et la société conviviale d’Ivan Illich» paru dans la revue Natures Sciences et Sociétés, vol.21, n°3, juillet-septembre 2013.


Introduction

Un quai de Seine, à Paris, vient d’être rebaptisé par Bertrand Delanoë «Quai André Gorz». Cela résume l’ambivalence de ce penseur. D’un coté, malgré la portée théorique et politique de son œuvre, André Gorz reste inconnu du grand public. Et, en même temps, il est en train d’être redécouvert, digéré, travaillé, au moins par une partie de l’échiquier politique. Depuis sa mort, en 2007, quelques ouvrages lui ont été consacrés. Certains courants intellectuels poursuivent les pistes qu’il a lancées: Ars Industrialis autour de Bernard Stiegler, la revue Multitudes, etc… Certains mouvements politiques commencent également à découvrir, ou redécouvrir Gorz: le Mouvement des Jeunes Socialistes, qui se revendique désormais de l’écosocialisme et qui fait de Gorz une de ses références intellectuelles. Le Parti de Gauche fait quelques fois référence à ses écrits, notamment sur le travail. EELV l’a fait entrer dans son panthéon intellectuel mais de façon encore un peu souterraine. Bref, progressivement, Gorz devient un penseur à qui l’on consacre des ateliers lors des Universités d’été.

Aujourd’hui, Gorz est un théoricien politique en voie de reconnaissance et, vu la portée des questions qu’il soulève et des pistes qu’il dessine, on peut parier que dans les années à venir ses travaux vont alimenter la réflexion collective et le débat public (ne serait-ce que pour le critiquer ou le dépasser).

L’originalité fondamentale de l’écologie politique telle qu’il la conçoit est que son point de départ n’est pas le dérèglement climatique ou la dégradation des écosystèmes naturels, mais bien le constat qu’en régime capitaliste et industriel,  l’individu  est dépossédé de lui même. Son point de départ est le suivant: la société industrielle moderne ne permet pas à l’individu de « se sentir chez lui dans le monde, dans sa ville et dans son corps ». Pour lui, le projet politique radical qui permettra à l’individu de devenir maître de sa trajectoire au quotidien, c’est l’écologie politique.

La prise de conscience de Gorz, celle de la destruction de l’individu par la société industrielle, n’est pas à proprement parler intellectuelle, elle n’est pas tombée du ciel des idées un beau matin: elle est enracinée dans son parcours personnel. C’est son histoire personnelle qui l’a poussé à conclure à l’urgence de l’écologie politique.

Il est donc délicat de comprendre la démarche générale de Gorz si l’on ne comprend pas au préalable qu’il y a une étroite relation entre son parcours, ses angoisses personnelles et sa production intellectuelle. Comme s’il y avait un aller retour permanent entre son histoire et ses idées, par exemple le fait qu’il ait été traumatisé par la période totalitaire du XXe siècle. Ce texte commencera donc par une brève présentation de l’homme André Gorz, ce qui nous permettra de saisir facilement, ensuite, la cohérence de son œuvre.

La trame qui structure tout le parcours intellectuel de Gorz est la transition entre 1/ un pessimisme radical au début de son parcours: l’individu ne pourra jamais être lui même dans une société, quelle que soit la société. Puis 2/ un optimisme éclairé, lorsqu’il voit dans l’écologie politique (aux cotés d’ Ivan Illich) les bons outils pour faire cohabiter harmonieusement les individus entre eux, on verra quelles réformes radicales et importantes cela suppose. Enfin, 3/ dans la dernière partie de sa vie, à partir des années 2000, il devient littéralement enthousiaste et dresse le constat selon lequel la société est entrain de mourir d’elle même et que le règne de l’individu autonome et émancipé est imminent (en raison notamment des évolutions des valeurs culturelles et des grandes équilibres qui portent le capitalisme contemporain). Dans un premier temps, l’individu autonome est impossible, dans un second l’individu autonome sera possible à condition de transformer la société par l’écologie politique et, enfin, l’individu autonome est imminent si on surfe bien sur les grandes évolutions qui portent notre société.

Partie 1. Du traumatisme totalitaire à l’engagement écologiste

Gerard Horst, dont Michel Bosquet et André Gorz seront les pseudonymes, est né en 1923 à Vienne, en Autriche. Il meurt en 2007 en France. Son père est juif, industriel installé. Il a 10 ans quand Hitler annexe une partie de l’Autriche. Pour le protéger, sa famille l’envoie en internat catholique à Lausanne, en Suisse, durant toute la Seconde Guerre mondiale.

Dans ses textes des années 1950, il parle de cette période comme une période traumatisante entre d’un coté la Seconde Guerre mondiale et de l’autre l’internat dans un pays étranger. Il a 22 ans quand la guerre s’arrête. Il a un petit diplôme d’ingénieur chimiste en poche. Nous sommes au début des années 1950, celles ou l’existentialisme explose, et où son chef de file, Jean-Paul Sartre, devient une icône publique.

Sartre_-_L-Etre_et_le_neant.JPGEn deux mots, l’existentialisme est le courant de pensée qui est né au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et qui fait le constat qu’il ne suffit pas d’être en vie pour vivre comme un sujet, c’est-à-dire comme un individu autonome et qui a pleinement le sentiment d’être le maître de sa trajectoire au quotidien. C’est aussi le constat que les grandes idéologies n’arrivent plus à fournir une identité à l’individu, que les points de repères traditionnels bougent, ou s’effondrent (c’est aussi l’époque où l’on assiste à un recul du catholicisme, notamment en France), et où c’est à l’individu lui-même de trouver les chemins, les outils pour devenir possesseur de lui-même.

Ce courant de pensée entre en résonance parfaite avec les angoisses du jeune Gorz, qui sort de la guerre étourdi et traumatisé par le fait qu’on ait voulu le faire disparaître, lui et tous les peuples concernés par la Shoah, de la surface de la planète. Il se lance dans une série de petits boulots (des traductions, surtout) et se perçoit comme un «juif autrichien sans le sous», comme le «surnuméraire de l’espèce humaine», «un exilé apatride sans famille, ni passé et avenir».

La même année, il tombe sur L’Être et le néant, la «bible» de l’existentialisme rédigée par Sartre, et là c’est le coup de foudre. Il rencontre Sartre et Simone de Beauvoir, ils deviennent amis (c’est le couple qui le convaincra de venir s’installer à Paris, plutôt que de rester en Suisse) et Gorz entreprend d’écrire la suite de L’Être et le Néant. Cela lui prend une dizaine d’année et, au final, Sartre botte en touche et refuse d’aider Gorz à le publier. C’est une somme de philosophie abstraite dans laquelle Gorz tente de trouver une méthode philosophique pour corriger ses angoisses et ainsi, enfin, pouvoir se sentir appartenir au monde.

Gorz-Andre-Le-Traitre-Livre-556429042_ML.jpgNous sommes au milieu des années 1960, Sartre qui refuse d’aider Gorz à publier la «suite» de son ouvrage lui offre tout de même une préface élogieuse à son premier roman, Le Traitre. Le Traître est la traduction, en langage littéraire et romanesque, de la suite qu’il a voulu donner au chef-d’œuvre de Sartre. La lecture de la préface de Sartre nous aide à y voir clair sur la sensibilité du jeune Gorz …et au final sur l’orientation qu’il donnera plus tard à son écologie politique. Ainsi, Sartre écrit que :

«A-t’on pilonné, broyé sa vie intérieure, au point de ne laisser subsister qu’un grouillement de mots dans un corps décomposé ? […] Personne ne le sait encore, puisque cet être fissuré n’est personne. […] Nous sommes en présence d’un homme coupé en deux, qui tente de ressouder ses tronçons. […] Puisque l’oeuvre d’art crie à tous les vents le nom de l’artiste […], Le traître n’est pas une oeuvre d’art : c’est un événement, une brusque précipitation, un désordre de mots qui s’ordonnent ; vous tenez dans vos mains cet objet surprenant : un ouvrage en train de créer son auteur.»

Toute cette première période de l’œuvre de Gorz, qui s’étale des années 1950 au tout début des années 1970, est donc consacrée à sa «thérapie personnelle» au moyen de l’écrit et de la philosophie (il dira d’ailleurs que, selon sa conception propre, la philosophie est un burin avec lequel l’individu se sculpte lui- même).

Quelques conclusions théoriques : tensions irréconciliables entre l’individu et la société.

Même si ce premier moment est centré autour de ses équilibres et déséquilibres internes, c’est également le moment où Gorz pose les premiers jalons de sa théorie politique. En effet, il ne se contente pas de tenter d’habiter le monde, un monde hostile où on lui a collé une étiquette «juif» et dont on a voulu l’effacer, il étend son discours intimo-personnel à l’échelon collectif.

C’est le fait de vivre en société qui est incompatible avec la possession de soi, avec l’autonomie. La société sera toujours le lieu ou règnent les étiquettes, les déterminismes, le regard des autres, les rôles, les comportements imposés, les apparences. Durant cette première période, pour Gorz, on ne peut vivre en société et être pleinement soi-même. Comme il l’écrit dans son ouvrage Les Chemins du Paradis:

«L’autonomie comporte nécessairement la solitude, au sens existentiel, c’est-à-dire la conscience,  qu’il est impossible de faire partager mes certitudes personnelles par les autres et, inversement, que mes déterminations d’individu social sont impossibles à intérioriser et à vivre comme des vérités personnelles. Bref, l’existence sociale comporte inévitablement une part d’aliénation parce que la société n’a pas été et ne peut pas être produite et reconnue par chacun comme l’oeuvre qu’il a créée librement en coopération volontaire avec tous les autre».

Toute la démarche intellectuelle de Gorz peut donc être perçue comme une tentative de combler ce fossé entre d’un coté les déterminismes de la société et l’autonomie de chaque individu. Dans la première partie de son œuvre, c’est avec la littérature et la philosophie pure qu’il tente de trouver des réconciliations ou des compromis possibles entre l’individu et la société. Cette première période est à placée sous l’influence de Sartre.

Avec le temps, son discours se fait plus concret et passe de la métaphysique à la politique, et à l’écologie politique. Pour lui, c’est l’écologie politique qui permettra de réconcilier les aspirations des individus et les exigences de la société. Son discours s’affine également : moins que la société en tant que telle, c’est la société industrielle moderne qui rend impossible la réalisation de soi. Progressivement, son discours change de terrain : si le problème est politique, s’il provient de l’organisation de la cité et de la répartition des rapports de force, alors la réponse sera elle aussi politique. Il porte notamment sur un terrain, que l’on va aborder, le travail, puisque c’est (entre autres) par le travail que la logique économique et industrielle vient organiser le mode de vie de l’individu. Il fait ainsi de l’écologie la constitution, la forme politique, de l’existentialisme. Nous sommes à présent au début des années 1970 et Gorz s’essaye à deux nouveaux genre d’écriture: le journalisme (il écrit dans Le Nouvel Observateur et dans L’Express) et l’essai politique.

Partie 2. L’écologie de Gorz: Promouvoir l’autonomie individuelle à l’heure de la société post-industrielle.

On a vu dans cette première partie que la production intellectuelle de Gorz est à placer sous l’influence de Sartre. A partir des années 1970, ses réflexions sont influencées par un autre penseur, l’historien Ivan Illich. Pour bien comprendre la particularité de l’écologie politique telle que la conçoit Gorz, il faut présenter en quelques mots les grands apports d’Ivan Illich à l’histoire intellectuelle et politique du XXe siècle.

Ivan Illich est un historien du Moyen Âge et un prêtre défroqué qui a fondé un centre culturel au Mexique dans les années 1960/1970. Il y donne des séminaires, accueille quelques grands noms de la scène intellectuelle, telle que Hannah Arendt, etc. .

Capture d’écran 2014-01-24 à 17.16.05.pngIvan Illich est un auteur qui défend une thèse simple, qu’il applique sur tous les terrains de la société. Quelle est cette thèse? Et en quoi contribue-t-elle à former l’écologie politique de Gorz?

Il part du constat que la société gouvernée par un Etat administratif et moderne, tel qu’il se met en place à partir de la Renaissance, vise à tordre les modes de vies vernaculaires que les individus ont noués entre eux, afin de les rendre dépendants de l’organisation économique et administrative de la société. Pour lui, l’histoire de l’État occidental, c’est l’histoire de la naissance de la «Mégamachine», c’est-à-dire une mise en forme des modes de vie des individus par, d’un coté, la logique administrative de l’Etat et, d’un autre coté, la logique économique telle qu’elle se met en place avec la société industrielle. Les personnes, dans les deux cas, se retrouvent transformées en personnels. Les citoyens ne sont plus des acteurs autonomes et responsables qui participent à la vie publique (tel que cela pouvait être le cas durant l’antiquité gréco-latine), mais bien des rouages au service d’une entité et d’un intérêt supérieur: la société moderne et industrielle. Sur ce constat là, il partage les premières conclusions de Gorz: tout est fait pour que l’individu ne puisse pas être autonome dans la société moderne et industrielle.

Ivan Illich trouve également un paradoxe au cœur de notre modèle de société: la mise en place d’institutions et de circuits économiques de grandes tailles, dans le but de répondre aux problèmes par des solutions à grande échelle, vient au final contredire les intentions de départ qui avaient justifié une telle mise en place. En voulant trouver des solutions à grande échelle pour la totalité de la population sur la totalité du territoire national, on en vient à perdre de vue les premiers objectifs. On en vient à créer de nouveaux problèmes au lieu de d’apporter des solutions.

Contrairement aux sociétés traditionnelles, la taille des outils et des instruments dont se dote l’appareil d’État pour faire tourner la Mégamachine est à ce point gigantesque qu’ils échappent à tout contrôle démocratique et en même temps pervertissent leur intention de départ. Ainsi, Ivan Illich se bat pour que le développement des sociétés modernes ne dépasse pas une certaine taille et un seuil de viabilité, afin qu’elles puissent rester fidèles à leur mission d’origine. Toute la pensée d’ Ivan Illich peut donc être perçue comme une recherche de la juste taille, de la juste limite qu’il convient de fixer au développement d’une société afin qu’elle ne détruise pas ce qu’elle est sensée protéger et faire durer.

IllitchConvivialite.jpgC’est la thèse qu’il soutient dans son ouvrage phare, De la convivialité, ouvrage dans lequel il tente de localiser le seuil de viabilité au delà duquel nos sociétés se fragilisent. Ainsi, il définit la société conviviale comme suit: «J’appelle société conviviale une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil».

Pour donner du crédit à sa théorie, qui peut de premier abord sembler déconnectée de la réalité sociale de notre société, Illich applique ce schéma à un nombre incalculable de domaines. Par exemple, l’institution scolaire, dont l’idéal des Lumières dit qu’elle sert à à forger l’esprit critique et à faire advenir une société de citoyens intellectuellement autonomes mais, compte tenu de l’échelle à laquelle elle doit se mettre en place, l’institution scolaire, selon lui, en vient à segmenter les savoirs, mettre les individus dans des parcours balisés de plus en plus tôt et, au final, rendre l’élève dépendant du reste de la société pour fonctionner au quotidien. Par exemple, il conteste la séparation entre savoir manuel et savoir intellectuel, et prône la tenue de cours de jardinage et de mécanique pour l’intégralité des élèves, afin que ils soient libres de ne pas s’en remettre aux lois du marchés le jour ou ils seront dans le besoin.

Il prend également l’exemple de l’hôpital, fait pour remettre les individus sur pieds, mais qui au final ne fait que créer des patients totalement dépossédés de leur corps et de leur santé, et qui doivent s’en remettre à la parole d’expert.

A chaque fois, ici, le changement d’échelle est un changement de nature plutôt qu’un simple changement de taille.

André Gorz, on revient à lui, inscrit directement sa pensée dans les pas d’Ivan Illich puisque, alors que ce dernier cherche à défendre les modes de vies vernaculaires face à la Mégamachine, André Gorz veut, lui, défendre ce qu’il appelle le «monde vécu» de l’individu face aux logiques administratives et industrielles. II veut faire advenir la société dite conviviale, André Gorz, pour sa part, veut faire advenir la société écologiste. Il donne la définition suivante de l’écologie politique:

«Le mouvement écologique est né bien avant que la détérioration du milieu et de la qualité de vie pose une question de survie à l’humanité. Il est né originellement d’une protestation spontanée contre la destruction de la culture du quotidien par les appareils de pouvoir économique et administratif. Et par «culture du quotidien» j’entends l’ensemble des savoirs intuitifs, des savoirs-faire vernaculaires […], des habitudes, des normes et des conduites allant de soi, grâce auxquels les individus peuvent interpréter, comprendre et assumer leur insertion dans le monde qui les entoure […]. La «défense de la nature» doit donc être comprise originairement comme la défense d’un monde vécu». (Ecologie et politique)

Un autre exemple de parallèle entre les thèse d’Ivan Illich et de Gorz: le nucléaire. Gorz note que sa propre critique du nucléaire n’est pas en priorité environnementale, mais bien la taille de cet outil. Au départ, il veut rendre la société indépendante en énergie mais, au final: «Le nucléaire exige un État fort et stable, une police fiable et nombreuse, la surveillance permanente de la population et le secret. Vous avez là tous les germes d’une dérive totalitaire».

Avec ces deux penseurs, on pourrait donc en déduire que les chemins de l’enfer sont pavés de bonnes intentions…au-delà d’une certaine taille et d’un certain degrés de développement. Tout l’enjeu intellectuel et politique qui reste à relever maintenant est : quelle est la juste taille, pour que le progrès soit possible?

Ces théories font également référence au travaux de Murray Bookchin, un anarchiste américain du XXe siècle et fondateur de ce qu’il nomme l’écologiste sociale, à savoir: le municipalisme libertaire. Il s’agit pour lui d’œuvrer à la dissolution des États et des nations pour faire émerger des confédérations de communes. Ce changement d’échelle serait plus qu’un simple changement de taille, mais bien un changement de nature : cela donnerait la possibilité aux individus de ces communes de pouvoir garder la main sur leur outils, sur leur pouvoir politique et aussi, au final, de protéger leur autonomie.

GorzMiseres.jpgGorz lui aussi consacre des chapitres entiers dans ses ouvrages des années 1960 à la question de la transformation de la ville comme tremplin pour transformer la société. Il note, par exemple, dans Misère du présent, richesse du possible que :

«En changeant la ville, nous fournirons un levier au changement de société et au changement de la manière dont les personnes vivent leurs rapports et leur inhérence au monde. La reconstitution d’un monde vécu et vivable suppose des villes polycentriques, intelligibles, où chaque quartier ou voisinage offre une gamme de lieux accessibles à tous, à toute heure, pour les auto-activités, les auto-productions, les auto-apprentissages, les échanges de services et de savoirs; une profusion de crèches, de jardins publics, de lieux de réunion, de terrains de sport, de gymnases, ateliers, salles de musique, écoles, théâtres, biblio-vidéothèques; des immeubles d’habitation dotés d’espaces de circulation et de rencontre, de salles de jeux pour enfants, de cuisine-restaurants pour personnes âgées ou handicapées»

Au delà de la question de la forme politique la plus capable de réaliser l’autonomie individuelle, Gorz s’arrête surtout sur la question suivante: Qu’elle est la juste taille à laisser à la rationalité économique et industrielle afin qu’elle reste fidèle à sa volonté de départ, à savoir débarrasser la société de la rareté et du besoin?

Gorz étend donc le schéma de pensée d’Illich à un des secteur que ce dernier aborde peu: le monde du travail. En effet, comme on l’a indiqué en introduction, le travail est un des terrains privilégiés par lequel la rationalité économique vient tordre le monde vécu de l’individu, et au final le déposséder de lui-même.

André Gorz et le travail: quel avenir pour l’autonomie?

Sur la question du travail, André Gorz développe le même schéma, le même paradoxe qui est au fondement de la pensée d’Ivan Illich, à savoir une contradiction entre l’intention de départ portée par notre société moderne et les conséquences du développement… qui au final nous amène à l’inverse de ce qui était recherché. Ainsi, cela vaut pour l’esprit des Lumières qui porte tout l’imaginaire de notre société: garantir la plus grande autonomie matérielle possible à celui qui travaille.

Pour Gorz, notre société du début du XXIe siècle continue à être régie par la valeur-travail, valeur qui date du début du XIXe à l’époque où il fallait faire des efforts monumentaux pour mettre la société à l’abri du besoin et de la rareté, et faire entrer dans le monde de l’industrie les populations rurales et agricoles qui, jusque là, n’étaient pas sur la même planète. Il reproche donc à notre société contemporaine de se cabrer sur une boussole idéologique vieille de deux siècles. Une boussole périmée pour plusieurs raisons:

⁃ Elle est périmée parce qu’elle ne prend pas en compte les révolutions industrielles successives, qui ont totalement bouleversé l’économie du pays.

⁃ Elle est périmée parce que justement, en raison de ces révolutions successives, notre société n’est plus menacée par la rareté matérielle, mais par la gestion de l’abondance. Nous ne sommes plus en train de mourir de faim, nous surveillons notre taux de cholestérol, pour ainsi dire.

⁃ Ces révolutions industrielles successives ont enfin rendu inutiles un nombre toujours plus grands de travailleurs, en raison des gains de productivité. Ce qui fait même dire à Gorz que la figure de celui qui est en bas de l’échelle sociale n’est plus le prolétaire (qui déjà a «la chance» de pouvoir travailler) mais tous les exclus du marché du travail, les chômeurs de longue durée, ceux qui vivent du travail en miette. C’est ce qu’on appelle la nouvelle question sociale, et qui fut notamment étudiée par le sociologue Robert Castel.

GorzMetamorphoses.jpgAu final, pour ces raisons, Gorz estime qu’il y a un paradoxe à maintenir en vie la valeur-travail alors que les grands équilibres de notre modèle de société montrent que le travail est en évolution permanente, que des pans entiers de la population sortent du salariat. Ainsi, il note dans Métamorphoses du travail: «Nous nous trouvons dans un système social qui ne sait ni répartir, ni gérer, ni employer le temps libéré; qui s’effraie de son accroissement alors qu’il fait tout pour l’augmenter, et qui ne lui trouve finalement d’autre destination que de chercher par tous les moyens à le monnayer: c’est-à-dire à le monétariser, à transformer en emplois, à économiciser sous forme de services marchands de plus en plus spécialisés, jusqu’aux activités jusque-là gratuites et autonomes qui pourraient l’emplir de sens».

Quelques chiffres de l’Insee (tous disponibles sur le site de l’institut), qu’il est toujours bon d’avoir en mémoire, viennent illustrer cette idée :

Alors qu’entre 1820 et 1960 la productivité a été multipliée par deux, elle a été multipliée par 5 entre 1960 et aujourd’hui… soit en un demi siècle. Sur la même période, la population des individus en âge de travailler a doublé, elle est passée de 15 millions de personnes en 1850 à 22 millions en 1970 et à près de 28 millions de personnes aujourd’hui.

Selon l’Insee, depuis 1950, la durée annuelle du travail a diminué de près de 25 % en passant de 1950 heures/an à 1450 heures/an par travailleur. Concrètement, cela veut dire que nous produisons plus rapidement (gains de productivité), en toujours moins de temps (réduction du temps de travail) et alors que la population disponible pour travailler ne cesse d’augmenter: elle a augmenté de 6 millions de personnes depuis les années 1970. En parallèle, et de façon symétrique, le taux de chômage n’a cessé de progresser, passant de 2% en 1900 pour dépasser la barre des 10% en 2000.

A l’intérieur du travail lui-même, on assiste également à des évolutions sensibles. Jusqu’aux années 1970, le CDI était le contrat référence. Celui qui portait toute la société salariale et permettait, avec sa stabilité dans le temps, à chacun d’accéder à une forme d’autonomie sociale. Jusqu’aux années 1970 donc, 80% des travailleurs avaient un contrat en CDI. Ils ne sont plus que 65% en 2000. A l’inverse, les contrats de travail dit « à temps partiel » concernaient 8% de la population active en 1980….Ils concernent aujourd’hui 18% de la population active, soit près d’1 travailleur sur 5. Parmi ces travailleurs à temps partiel, 80% sont des femmes, dont la moitié vit avec moins de 750 € par mois.

Ces chiffres indiquent tous, chacun à leur façon que, progressivement, pour une part toujours croissante de la population, le travail ne permet plus à lui seul d’accéder à l’autonomie (notamment financière): on compte ainsi 6% de travailleurs pauvres en 1996 (soit 1,3 millions)… ils étaient plus de 15% de la population active en 2006 et, en 2011, on comptait en France 3,7 millions de personnes impactées par le travail en miettes.

Gorz milite donc pour que l’organisation du monde du travail permette la réalisation de l’objectif de départ, à savoir garantir l’autonomie matérielle pour le plus grand nombre. Cela va bien au-delà qu’une transformation de l’économie, cela concerne également tous les mécanismes de redistribution et de solidarité qui portent l’État Providence: aujourd’hui c’est le salariat qui permet d’avoir accès à la solidarité nationale et aux droits sociaux… alors que dans le même temps, ainsi que nous venons de le voir, le salariat commence à s’effriter.

Les conséquences du discours de Gorz sur le travail vont jusqu’à toucher la question du revenu universel: si, comme le soutient Gorz, l’autonomie est la véritable boussole de notre modèle de société (et que le travail salarié n’est qu’un moyen d’atteindre cet objectif), alors le jour où le travail vient à évoluer où s’effriter, il est urgent de trouver d’autres solutions, d’autres canaux pour permettre au plus grand nombre de garder la tête hors de l’eau: sur ce point, Gorz connecte sa pensée avec tous les courants intellectuels qui travaillent sur le revenu universel garanti.

Étudier le travail permet donc à Gorz d’étudier l’impact de la rationalité économique et administrative dans le mode de vie de l’individu. On l’a vu avec Ivan Illich, le point commun de leur réflexion est d’arriver à localiser le seuil de viabilité au delà duquel l’autonomie est dégradée, et en dessous duquel elle est protégée.

Si on applique ce schéma au monde du travail, Gorz écrit qu’il souhaite réduire la taille de la rationalité économique dans le monde du travail. Pour réconcilier émancipation et travail, il veut que la logique industrielle arrête de croître au détriment de l’individu et de son monde vécu pour lui permettre, sur l’espace de vie ainsi libéré, de pouvoir mener les activités autonomes qu’il souhaite.


Ici, la réduction du temps de travail n’est pas pensée à l’échelle de la semaine, mais à l’année ou tout au long de la vie, afin qu’elle puisse permettre à l’individu de se projeter et de maîtriser sa trajectoire au quotidien. C’est pourquoi il prévoit que: «La libération d’un temps fractionné (quelques heures par semaine, quelques journées par mois, quelques semaines réparties tout au long de l’année) donnera lieu surtout à une extension des loisirs passifs et du temps consacré aux tâches ménagères; la mise à disposition d’une plage de temps d’un seul tenant (plusieurs semaines, plusieurs mois) permet la réalisation ou la mise en route d’un projet. Et c’est le développement de projets, individuels ou collectifs, artistiques ou techniques, familiaux ou communautaires, etc., qu’une «société de culture» s’attachera à faciliter, notamment par le réseau des équipements culturels qu’elle mettra en place» (Métamorphoses du travail).

Cette réflexion sur la répartition du temps de travail tout au long de la vie, dans la perspective de maintenir la plus grande part d’autonomie possible, est à mettre en comparaison avec l’actuel débat sur les retraites… ou comment la question du temps de vie gagné est totalement avortée pour des raisons de gestion et de comptabilité économique. En ce sens, ces réformes, vont à l’encontre de la préconisation de Gorz.

L’espace libéré de la logique économique et administrative sera donc rendu à l’individu, pour lui permettre de mener les activités qu’il entend. Des activités qui ne sont pas faites pour être rentables, et qu’il nomme dans la citation précédente les «activités autonomes».

Ici, on le voit bien, le but de Gorz n’est pas de faire disparaître l’industrie ou le travail salarié, mais bien de les ré-encastrer, de les remettre à leur juste place parmi d’autres types de rationalités. Il note même en ce sens, que «l’expansion de la sphère de l’autonomie a besoin d’une production industrialisée, mais limitée au biens et aux services socialement nécessaires qui ne peuvent être réalisés avec la même efficacité par les activités autonomes».

Cette démarche de vouloir affranchir le maximum d’espace des rationalités économiques et administratives ne se limite pas, chez Gorz, au monde du travail. Créer des bulles d’autonomie devient même l’objectif, selon lui, de la politique. La bonne société n’est pas la société qui correspond au projet de telle ou telle grande idéologie, mais est la société qui permet aux individus de s’échapper et de ne pas être mis dans des tuyaux. Ainsi, on peut lire dans Adieux au prolétariat: «Désormais, nous savons qu’il n’y a pas de «bon» gouvernement, de «bon» État, de «bon» pouvoir, et que la société ne sera jamais «bonne» par son organisation mais seulement en raison des espaces d’auto-organisation, d’autonomie, de coopération et d’échanges volontaires que cette organisation offre aux individus.

Pour autant, Gorz n’est pas anarchiste et ne milite pas en faveur de la disparition de l’État. Pour lui, toujours selon le même schéma, l’État est nécessaire dans la mesure où il ne pénètre pas trop loin dans les modes de vies individuels. Il écrit en effet que c’est uniquement l’État qui peut harmoniser tous les modes de vie individuels, que c’est l’État qui peut encadrer la taille des outils, des structures, des institutions, afin qu’ils ne deviennent pas contreproductifs et détruisent ce qu’ils sont sensés protéger. Gorz note en ce sens:

GorzAdieux.jpg«Il est le seul capable de soustraire la société à la domination par les grands outils; il est le seul capable d’empêcher que les moyens de produire le nécessaire soient accaparés à des fins de domination par une classe; par l’efficacité de ses moyens de coordination et de régulation centrale, il est le seul capable de réduire au minimum le temps de travail socialement nécessaire; il est le seul en mesure, enfin, de réduire son pouvoir et sa sphère propres au profit de l’expansion de la sphère d’autonomie» (Adieux au prolétariat).

Gorz passe donc d’un pessimisme radical sur la possibilité de vivre en société tout en en restant soi-même à un optimisme modéré, sur les conditions de la réconciliation entre individu et société, notamment via l’écologie politique et sa défense du monde vécu. Nous allons voir rapidement, à présent le dernier moment du parcours de Gorz, qui correspond à un enthousiasme assez inattendu sur l’avenir de l’individu, et sur la mort de «la société».

Partie 3: La sortie du capitalisme a déjà commencé, l’enthousiasme final de Gorz.

A partir de  la fin des années 1990, avec l’arrivée d’internet, la tonalité générale des écrits de Gorz change. Jusque là très critique, radicalement en lutte et en tension avec la société telle qu’elle est, il en vient à voir dans les grandes évolutions du capitalisme (la révolution du numérique et de l’internet) une opportunité extraordinaire pour faire advenir une société d’individus véritablement autonomes. Aux cotés du sociologue français Alain Touraine, également un héritier de Sartre, il ira jusqu’à constater avec enthousiasme la mort de la société, ou en tout cas la mort d’une certaine forme de société.

GorzImmateriel.jpgGorz avance cette thèse à partir d’une analyse du capitalisme contemporain, qu’il nomme le capitalisme cognitif, ou capitalisme de la connaissance. Celui-ci est tellement total, il s’étend à tellement de domaines de la société qu’au final, et c’est ce paradoxe qui redonne de l’espoir à Gorz, il n’est plus nulle part et repose sur du vent. Le capitalisme total est, pour Gorz, en réalité, un capitalisme en voie d’extinction. Ainsi, dans son ouvrage L’immateriel, il note par exemple que «la logique du Capital nous a conduit au seuil de la libération. Mais ce seuil ne sera franchi que par une rupture remplaçant la rationalité productiviste par une rationalité différente. Cette rupture ne peut venir que des individus eux-mêmes».

D’un coté le capitalisme est total, puisque même la personne devient une micro-entreprise, un micro-entrepreneur, qu’on lui demande d’être proactive et de se gérer toute seule dans le monde économique : « Désormais, tout le monde fait du commerce. Tout le monde sera constamment occupé à faire du business à propos de tout : sexualité, mariage, procréation, santé, beauté, identité, connaissances, relations, idées, etc. Nous ne savons plus très bien quand nous travaillons et quand nous ne travaillons pas. Nous serons constamment occupés à faire toutes sortes de business. Même les salariés deviendront des entrepreneurs individuels, gérant leur carrière comme celle d’une petite entreprise, prompts à se former au sujet des nouveautés. La personne humaine devient une entreprise. Il n’y a plus de famille ni de nation qui tienne (‘La personne humaine devient une entreprise’, La Revue du MAUSS, 2001) ».

D’un autre coté cette nouvelle forme de capitalisme, que Gorz pense être la dernière forme de capitalisme, repose sur un élément qui, par nature, ne peut pas être considéré comme une marchandise: le talent, l’esprit d’initiative et la connaissance. C’est là le paradoxe qu’il voit dans la situation économique présente: le capitalisme s’est déplacé au point d’avoir pour centre de gravité quelque chose dont la logique échappe à la rationalité économique. Il note, en ce sens, que:

«le capitalisme cognitif est le mode sur lequel le capitalisme se perpétue quand ses catégories ont perdu de leur pertinence, quand la production de richesse n’est plus calculable ni quantifiable en termes de valeur, quand la principale force productive n’est plus une ressource rare mais un ensemble de savoirs humains abondants et inépuisables. Une culture. Un mode d’être. Ainsi, à l’ère de l’intelligence et des savoirs, la rationalité économique se subordonne elle même à des logiques qui lui sont étrangères, voir jadis exploitées. Les critères de rendements productifs doivent désormais être subordonnés au critère du développement humain, donc à une rationalité fondamentalement différente : créativité, intelligence de la situation, etc.».

L’optimisme final de Gorz vient donc du fait qu’il constate que le capitalisme post-industriel, qui ne repose pas sur la production de masse de biens de consommation mais sur la gestion de la société d’abondance, a intérêt à développer «le jugement, l’intuition, le sens esthétique, le niveau de formation et d’information, la faculté d’apprendre et de s’adapter aux situations imprévues, etc.».

Gorz fait référence ici aux modes de management des grandes entreprises du net, Google ou autre, qui laissent des étages entiers de leur bâtiments à disposition de leur salariés, avec des salles de jeux, de sport, de travail, où ils sont libres de faire ce qu’ils veulent pour booster leur imagination, et trouver une idée qui sera ensuite brevetée et mise sur le marché. Ainsi, pour Gorz, l’économie de la connaissance a vocation à être une économie de la mise en commun et de la gratuité… c’est-à-dire le contraire d’une économie. La qualification qu’il donne à cette «non-économie » est : proto-communisme.

Et c’est dans les mouvements de logiciel libre et des hackers (encore un avatar du contrebandier, doté d’une éthique anarcho-communiste) que Gorz voit la forme la plus aboutie de ce type d’économie. On pourrait imaginer également le constat que Gorz ferait des affaires Wikileaks ou des Anonymous: comment des systèmes politiques entiers se trouvent déstabilisés lorsque, grâce au net, les secrets d’État se trouvent communiqués à l’ensemble de la société. Il y verrait certainement l’amorce d’une re-démocratisation de la société, le tout au détriment de l’Etat. Au final, face à ce constat, Gorz note:

«La révolution est complète: l’individu est soudain dépouillé de tous ses masques, de tous ses rôles, de toutes ses places, identités, fonctions […] Il est livré à lui-même, nu, sans protection contre soi, sans obligations ni garde-fous, abandonné par une société qui ne balise plus son avenir. Le voilà confronté à la tâche d’avoir à se construire et à construire une société autre à la place de celle qui l’abandonne: confronté à la tâche que toutes les sociétés (y compris celles qui déjà agonisent) redoutent le plus, car il s’agit de la tâche qui requiert avant tout des insoumis, des révolutionnaires, des résistants, des rebelles : cette tâche étant de dégager des rôles sociaux et de «devenir sujet en s’opposant à la logique de domination sociale au nom d’une logique de la liberté, de la libre production de soi». La société n’existe plus si l’on entend par « société » un tout cohérent assignant à ses membres leurs modes d’appartenance, leurs places et leurs fonctions. Les individus ne sont plus pour la société des moyens au service de son fonctionnement; c’est la société qui est appelée à devenir un moyen de l’épanouissement de l’individu».

On voit bien donc les glissements successifs que fait Gorz entre le moment où il en concluait à l’opposition radicale entre individu et société et cette dernière période, où il constate que «nous sommes au seuil de la libération».

Mais si le ton de Gorz n’a jamais été aussi enthousiaste, il n’en demeure pas moins que, selon lui, nous ne sommes pas encore «libérés» des poids de la société: nous sommes juste au seuil de la libération. Passer le cap de la libération ne sera possible qu’à la condition d’aller dans la bonne direction. En réalité, tout le débat intellectuel et politique commence maintenant, dans la mesure où nous avons enfin les moyens de nous demander, collectivement, quelle forme donner à la société que nous voulons.

Nous ne sommes donc pas encore du tout tirés d’affaire et, pour Gorz, nous avons à faire le choix entre deux types de société: celui qu’il appelle éco-fascisme (ou techno-fascisme) et le projet qu’il appelle écologie politique, et dont nous avons esquissé les contours plus haut.

Quelle écologie? Expertocratie ou écologie politique?

GorzEcologica.jpgC’est dans son dernier ouvrage, publié après sa mort, en 2007, Ecologica, que Gorz présente le deux modèles de société qui s’offrent à nous aujourd’hui, et parmi lesquels nous allons devoir choisir.

D’un coté, il distingue l’écologie scientifique, c’est-à-dire l’écologie qui cherche à déterminer scientifiquement les techniques, les modes de vies et les taux de pollution supportables, c’est à dire, pour Gorz, à fixer les conditions et les limites dans lesquelles le développement de l’industrie peut être poursuivi sans compromettre les équilibres de la biosphère. Pour lui, il s’agit là d’une écologie centrée non pas sur la promotion de la culture du quotidien et de l’autonomie de l’individu, mais plutôt sur la volonté de continuer de faire croître le système industriel autant qu’il est possible de le faire. Évidemment, cette écologie-là est pour lui ce qu’il appelle un techno-fascisme, ou bien une expertocratie autoritaire et bureaucratique, dans la mesure où elle s’accompagne inévitablement d’une extension des pouvoirs économiques et administratifs au détriment de la souveraineté individuelle.

D’un autre coté, ainsi que nous l’avons déjà esquissé, se tient le projet porté par l’écologie politique et qui place au cœur de son logiciel intellectuel l’autonomie de l’individu et la préservation de sa culture du quotidien, contre les pouvoirs économiques et administratifs

D’un coté, donc, dans la pensée de Gorz, nous avons le choix entre une société planifiée, guidée par les chiffres et gouvernée par des experts ou des commissaires au plan et, d’un autre coté, une société ni bonne ni mauvaise, qui ne va nulle part. Une société qui a pour boussole l’autonomie de l’individu, la préservation de son mode de vie au quotidien. Une société tournée vers l’autonomie et qui s’organise pour assurer un revenu d’autonomie à toutes celles et ceux qui sortent du monde du travail. Une société du temps libéré qui donne la possibilité aux travailleurs d’organiser le temps de travail tout au long de leur vie, afin de pouvoir concilier travail et activités autonomes. Une société conviviale, dans la mesure où elle maintient les institutions, les circuits économiques et les technologies à portée de main des individus. Une société de culture où les villes mettent à la disposition des individus tous les instruments nécessaires au développement de leur autonomie au quotidien.

 

Enzo Lesourt

 

 

 

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