Dale JAMIESON
Professeur de philosophie, Directeur du département d’études environnementales de la New York University, Dale Jamieson est un penseur influent du droit des animaux et de l’antispécisme aux Etats-Unis. Spécialiste d’éthique environnementale, il est aussi l’un des tout premiers philosophes à s’être intéressé à la question du changement climatique (son premier article sur le sujet date de 1988).
Comment voyez-vous le futur de la philosophie environnementale?
En reprenant une formule du musicien et acteur Kris Kristofferson, je dirais que la philosophie environnementale et l’éthique environnementale, ont, à mon avis, un «grand futur derrière elles». Ayant émergé à un moment où la philosophie anglo-saxonne dominante négligeait les enjeux environnementaux, la philosophie environnementale a évolué comme une sorte de mouvement parallèle, sous-jacent, voire à contre-courant de la philosophie académique traditionnelle. Aujourd’hui, dans le contexte de crise écologique, les enjeux environnementaux ne peuvent plus être ignorés par la philosophie traditionnelle qui est désormais tenue de l’intégrer dans ses réflexions. Sans que l’on puisse dire qu’elle y soit désormais assez sensible ou qu’elle traite ces enjeux de façon adéquate, nous pouvons observer une sorte de normalisation de ce sujet au sein des questionnements plus généraux. Cela s’illustre notamment par le fait que des gens comme moi, ou comme Holmes Roston et Baird Callicott se considèrent comme philosophes de l’environnement et sont intégrés à part entière dans le courant de la philosophie dominante. Une autre tendance que l’on peut souligner, est le fait que les préoccupations de la philosophie environnementale sont de plus en plus intégrées au domaine des études environnementales, domaine qui est assez ouvert et qui s’ouvre en retour sans cesse davantage aux préoccupations philosophiques. J’ai moi-même fondé le département d’études environnementales à la New York University, qui comporte un courant philosophique très fort et qui perdurera certainement après que je sois moi-même retourné à la terre.
Le concept d’Anthropocène est-il utile pour la philosophie environnementale?
L’Anthropocène est un concept intéressant. Si vous en parlez avec des personnes du monde académique, ils vous diront que c’est le sujet du moment. Mais si vous échangez sur ce sujet avec des néophytes, ils risquent de vous regarder comme si vous utilisiez un néologisme dont ils n’ont jamais entendu parlé. Je pense que cela tient au fait que deux versions différentes de l’Anthropocène coexistent. Il est important de les distinguer. La première conception de l’Anthropocène est une conception géologique. C’est une conception très précise, liée à la question de savoir si les géologues seraient capables d’identifier une couche particulière de la croûte terrestre marquant une transition entre deux époques géologiques. L’Anthropocène a bien entendu su capter l’intérêt des géologues mais je ne pense pas que cela soit suffisant pour expliquer l’engouement pour cette notion de certains philosophes et chercheurs en sciences sociales. Je pense que la deuxième conception de l’Anthropocène caractérise plus précisément la différence entre la manière dont nous vivons maintenant et celle par laquelle l’humanité met collectivement à l’épreuve la planète. Depuis la période qu’on appelle parfois « la grande accélération » du milieu du siècle dernier, il est devenu évident que l’humanité a un impact direct sur la planète, que ce soit par l’élimination d’espèces, la pollution des eaux ou encore le changement de la composition atmosphérique. Cet impact écologique d’origine anthropique n’a jamais été aussi profond. Savoir si cela se traduit par une couche terrestre identifiable ne change pas ce fait. Remarquons l’ironie de l’Anthropocène selon ce deuxième sens: alors que l’humanité en tant que collectif n’a jamais exercé une telle pression sur l’état de la planète, nous développons individuellement un fort sentiment d’impuissance, aboutissant à ce que personne ne se sente directement responsable de la dynamique globale. Je pense que cela se ressent dans notre vie politique, et contribue à la délégitimation croissante de nos institutions politiques. Nous le ressentons dans notre perception morale des choses, quand nous débattons par exemple sur ce que l’on peut faire en tant qu’individu, sur la possibilité de vivre éthiquement dans un monde marqué par le changement climatique, par la concentration de production dans des ateliers de misère, dans un monde où de plus en plus de personnes vivent une vie désespérée et ce, de multiples façons. Il me semble donc que la grande problématique qui se pose à l’Anthropocène est de donner une certaine puissance d’agir similaire à celle qu’a connu la classe moyenne, éduquée, occidentale depuis la période des Lumières.
Dans votre ouvrage Reason in a Dark Time vous vous interrogez sur la capacité de l’humanité à lutter contre le changement climatique. Quelles sont vos conclusions?
Mon ouvrage Reason in a Dark Time a été publié en 2014. Le projet de ce livre était de partir de l’idée de l’Esprit des Lumières, qui est une idée remarquable qui célèbre le pouvoir de la rationalité humaine et de la science à anticiper les conséquences de nos actions et les menaces auxquelles l’humanité fait face. L’Esprit des Lumières implique donc l’idée est que nous pouvons agir sur notre système politique, notre système moral, notre système économique. Le défi est alors d’essayer de comprendre pourquoi il y a une rupture dans ce système lorsque nous affrontons des problèmes tel que le changement climatique. Si nous nous intéressons à l’histoire de la pensée du changement climatique, on constate que dans les journaux américains des années 1970, il y a déjà des articles qui nous préviennent que si nous continuons à brûler du charbon, nous risquons de changer la température de la planète, comme nous le voyons se produire au ralenti depuis 40 ans. La connaissance des faits était déjà là, et il y avait même une certaine conscience populaire parmi les personnes qui s’y intéressaient et qui étaient formées à ces questions. Mais nous étions en quelque sorte enclavés dans notre conception du monde, tout en continuant à nous diriger vers une planète de plus en plus chaude, malgré le fait que nous en avions conscience. Il est désormais très répandu de vouloir blâmer la classe politique et l’industrie du pétrole – l’industrie du déni – pour avoir semé le doute en nous, et ne pas avoir pris en main ce problème. Même s’il est vrai que certains acteurs malveillants ont fait de leur mieux pour poursuivre leurs intérêts personnels alors même que le réchauffement climatique continuait, là n’est pas toute l’explication du problème. C’est aussi l’histoire d’un échec plus global de notre système de pensée et de notre système d’action. En un sens Reason in a Dark Time peut être perçu comme un livre pessimiste, mais je le vois comme un livre réaliste. C’est une sorte d’autopsie, qui s’attache à comprendre réellement ce qui n’a pas fonctionné dans notre tentative de prise en charge du changement climatique. L’autre objectif de ce livre est de comprendre comment nous pourrions récupérer notre capacité d’action et notre compréhension des choses qui nous permettront de résoudre le problème de l’Anthropocène. Nous ne pouvons pas commencer à agir collectivement sans une prise de conscience de notre capacité d’action collective et d’une nécessaire responsabilisation individuelle. Cela ne veut toutefois pas dire que je pense que la solution contre le changement climatique soit que nous fassions tous du vélo et que nous arrêtions tous de manger de la viande – même si je pense que devrions tous faire du vélo et arrêter de manger de la viande. Mais la raison principale pour laquelle nous devrions faire toutes ces choses ce n’est pas parce que si nous faisions tous cela, nous aurions la réponse au changement climatique, mais plutôt parce que le début de recouvrement sensible d’une capacité d’action se trouve dans la découverte de ce que nous pouvons faire dans nos propres vies pour nous entraîner sur le chemin d’un futur différent de celui qui nous attend si nous ne faisons rien.
Tout cela nous amène à la question de l’amour. L’amour est une valeur centrale pour l’humanité depuis presque aussi longtemps que l’on peut se remémorer la pensée humaine. Bien sûr, il y a des débats sur sa signification et sur la question de savoir s’il existe différentes conceptions de l’amour, et il existe évidemment diverses expressions culturelles de l’amour. Mais je pense que l’essence de l’amour a été très bien définie par la philosophe et nouvelliste britannique Iris Murdoch, qui a dit que l’amour est la très difficile reconnaissance de l’altérité. Une part du défi de l’Anthropocène tient dans le fait qu’au fur et à mesure que l’humain modifie la nature, celle-ci perd sa qualité d’objet de notre amour, tout comme nous perdons une source potentielle d’éducation à l’amour. L’une des façons les plus efficaces d’affronter un défi est de lui faire face aussi directement que possible. Et avec l’Anthropocène, nous sommes menacés par la potentielle perte de la nature comme objet indépendant de notre amour. La réponse à ce défi est d’aimer la nature, de se tenir à cet amour, de saisir et de réaliser cet amour. Cela nous aidera à maintenir l’indépendance de la nature, l’intégrité de la nature. Et si cela est vrai pour la nature, c’est aussi vrai pour nos relations avec les autres personnes, les idées politiques, etc. Je ne veux pas dire comme l’ont fait les Beatles que «l’amour est tout ce dont nous avons besoin» («All you need is love»); mais c’est un très bon début! C’est une ressource collective dans notre monde contemporain, et cela a un rôle décisif à jouer dans L’Anthropocène.
Propos recueillis à Paris le 29 juin 2016 par Rémi Beau et Benoit Monange
Traduction : Matthias Ollivier, Lucie Perrin-Florentin et Benoit Monange