Avec Michel Serres, nous n’avons pas seulement perdu un grand humaniste, un joyeux porteur d’espoir contre vents et marées. Nous avons aussi perdu un grand penseur de la nature, décisif pour bien des écologistes.
Quand l’écologie s’éveille en France dans les années 1970, nous ne pouvons guère nous appuyer que sur des scientifiques lanceurs d’alerte, géologues, biologistes, médecins, botanistes, agronomes : typiquement René Dumont. De philosophie ? point, si ce n’est le bagage antérieur (Pascal, Spinoza, et pour certains Péguy, Mounier ou Levinas). Et pour les rares anglophones : les livres de quelques américains comme Aldo Léopold. Les animateurs des grandes manifestations du Larzac de 1973-74 faisaient référence soit au marxisme (étendu à la question régionale), soit au spiritualisme d’un Lanza del Vasto.
Ce n’est que dans les années 80 que de grands intellectuels commencent à « penser l’écologie » en sociologues (A. Touraine et P. Bourdieu) mais aussi en philosophes : Edgar Morin, Félix Guattari et… Michel Serres.
Par leur prestige (les voix des « grands penseurs » de l’après-guerre, personnalistes, existentialistes, marxistes, structuralistes, s’étaient tues), ces hommes n’ont pas seulement validé nos engagements et nos combats, à une époque où l’écologie passait pour un peu ridicule dans les médias et à l’Université… Ils nous ont appris les raisons profonde de notre amour de la Vie, et proposé quelques voies pour la faire triompher.
Anticipant sur ce qu’allait être l’apport d’un Bruno Latour, Michel serres, avec Le contrat naturel(1990), élargissait d’un coup notre vision de la société et du contrat social au monde de la vie — et même de ce que certains appellent aujourd’hui le « pré-vivant », la capacité d’auto-organisation des complexes physico-chimiques. La science et la politique s’unissaient sous l’horizon du respect, de la démocratie, et de la responsabilité.
En réalité, l’apport de Michel Serres s’était esquissé, bien antérieurement au personnage de plus en plus public et populaire, dans le penseur, aussi rigoureux et profond que limpide, de la « philosophie naturelle », la « physique » héritée des Anciens et qui émerge comme science aux Temps Modernes. Dès 1977, avec La naissance de la physique dans le texte de Lucrèce, il remet en lumière les solutions très anciennes au problème essentiel de la politique écologique : respecter la stabilité de la société pour éviter les catastrophe, et la faire profondément évoluer pour éliminer ses aspects mortifères (exploitation de l’Homme et de la Nature, pollutions, etc).
Le livre se présente comme une reprise du débat entre les matérialistes de l’antiquité, ceux-là dont Marx lui-même était parti : Démocrite, Epicure, Lucrèce. Il nous apprend à aimer encore mieux le filet des rivières et le tourbillon des torrents, il nous enseigne que toute chose ne cherche pas seulement à persévérer dans son être, mais tend aussi à dévier de sa simple reproduction, comme un filet d’eau s’incurve (le « clinamen » de Lucrèce) pour amorcer un tourbillon.
Rompant aussi bien avec un structuralisme stérile qu’avec l’idéologie de la rupture, de la table rase, il nous préparait ainsi à tenir les deux bouts de la phrase d’Eluard : « Un autre monde est possible / Mais il est dans celui-ci ». Il nous apprenait que le Titanic pouvait incurver sa route, et dans une vaste boucle progressivement piquer vers le sud. Il offrait à l’écologie politique, ce « réformisme radical », la philosophie qui lui manquait pour échapper à la fascination de l’Apocalypse.
Un exemple ? Tout récent : les deux grandes forces politiques qui exprimèrent, dans ces élections européennes, la future « gauche du XXIe siècle », La France Insoumise et Europe Écologie Les Verts. La première, s’inspirant lointainement du philosophe du droit Carl Schmitt, avançait « L’Europe, on la change ou on la quitte », sans percevoir que ce rejet immédiat des normes communes conquises après mille ans de guerres incessantes ne profitaient actuellement qu’aux libéraux économiques et aux ennemis de la liberté. L’autre, l’écologie politique, mesurant bien ce qui était déjà conquis, s’appuie sur ces conquêtes pour aller de l’avant : « L’Europe, on y reste et on la change ». La rupture ou la courbure.
A retrouver sur le site d’Alain LIPIETZ
Photo: Le philosophe Michel Serres au 19ème Festival international de géographie de Saint-Dié-des-Vosges (Domaine public)