Cet article est la version française d’un article paru sur le site du Green European Journal.
Il est accessible dans sa version anglaise ici: Food Security at Stake: What the Bayer-Monsanto Merge Means for Europe.
En septembre 2016, le groupe allemand pharmaceutique et agro-chimique Bayer a annoncé son intention d’acquérir la multinationale américaine Monsanto, connue notamment pour son herbicide Roundup et pour ses OGM. Si cette opération est autorisée par la Commission européenne (la décision est attendue pour début avril), elle aboutira à la création de l’entreprise la plus puissante au monde dans le secteur des semences et des pesticides. A la clé : une chute de la diversité cultivée et de la diversité alimentaire, mais aussi la concentration dans les mains d’un nombre très faible de multinationales des brevets couvrant la base de notre alimentation.
Le mythe des « petits semenciers » européens
Parmi les mythes persistants concernant le secteur agro-alimentaire européen, il est celui que les semences y sont produites principalement par des petites et moyennes entreprises. Cette image a été longtemps colportée par la Commission européenne (et notamment par la DG SANCO), soutenant jusqu’en 2013 que près de 70% du marché était couvert par des petites et moyennes entreprises. Depuis, l’obtention de métadonnées autres que celles fournies jusque-là par le secteur lui-même ont permis de constater qu’il n’en était rien[1]. En effet, par le biais de rachats, d’investissements ou d’accords commerciaux, le secteur semencier est l’un des plus concentré dans l’Union européenne, comme l’a souligné en août 2017 l’analyse préliminaire de la DG Compétition[2] examinant le projet de fusion Bayer – Monsanto.
Ce mouvement ne se fait d’ailleurs pas uniquement de manière verticale (de grosses entreprises semencières rachetant de plus petites), mais aussi horizontalement. Bayer et Monsanto sont également des poids lourds de l’industrie phytopharmaceutique et commercialisent les molécules herbicides les plus populaires en Europe (le glyphosate et le glufosinate d’ammonium). Ensemble, ils représenteraient 24% du marché mondial des pesticides et 29% du marché des semences, selon l’évaluation de la Commission européenne.
En clair, les mêmes entreprises (pour la plupart issues des grandes industries chimiques d’après-guerre), fournissent aux agriculteurs des pays dits «développés » une partie non négligeable des intrants nécessaires à leur production : semences, fertilisants et pesticides. À noter que Bayer commercialise également des produits vétérinaires via sa filiale pharmaceutique. Le rapport de force entre ses industries et leurs clients est donc extrêmement déséquilibré, d’autant plus que le renforcement des réglementations limite aujourd’hui énormément la capacité des paysans à produire eux-mêmes leurs intrants.
L’absence presque totale de concurrence dans ce secteur au marché captif a eu pour effet une augmentation importante des prix des intrants agricoles : ils ont bondi de 40% entre 2000 et 2010, alors que le prix des matières premières agricoles ne grimpait que de 25%, selon Eurostat. Mais elle a aussi contribué à une chute assez vertigineuse de l’offre.
La diversité cultivée en chute libre
En effet, la diversité des semences vendues et utilisées par les agriculteurs dans l’UE, et donc dans les champs et nos assiettes, a chuté drastiquement en parallèle du développement du secteur semencier. Aujourd’hui, ce dernier ne travaille plus que sur 137 différentes espèces (parmi les 7000 plantes domestiquées), mais ce chiffre ne représente pas la réalité. En effet, 16 productions représentent 86% de la production mondiale, et le maïs seul reçoit 45% (essentiellement destiné à l’alimentation du bétail) de l’ensemble des investissements privés en recherche et développement[3].
II s’agit d’un appauvrissement phénoménal de la diversité cultivée et de notre diversité alimentaire, ce qui pose la question de notre sécurité alimentaire, à la fois quantitative et qualitative. Se concentrer sur si peu de cultures, c’est en effet risquer des conséquences dramatiques si une maladie ou un ravageur se développait. Le cas du phylloxera, insecte qui ravagea les vignes européennes au XIXème siècle, n’est pas si éloigné. Il ne fut réglé que grâce à l’apport de différentes variétés résistantes qui étaient toujours en culture. C’est aussi un problème de santé publique : la bio-fortification des aliments ou des cultures est la nouvelle solution magique pour régler des problèmes de nutrition… qui n’existeraient pas si la diversité alimentaire n’avait pas chuté aussi drastiquement.
Ce modèle est bien sûr à comparer avec le système de sélection paysanne qui fournit toujours de 80 à 90% des semences dans le monde à un coût extrêmement réduit, tout en travaillant sur plusieurs dizaines de milliers de variétés.
La source de notre nourriture dans les mains d’une poignée de multinationales
Continuer la fusion des entreprises du secteur semencier aura également pour conséquence la concentration dans les mains de quelques acteurs des brevets liés aux plantes cultivées. Les industries du secteur agro-chimique ont une stratégie claire – régulièrement dénoncée par les ONG – visant à breveter le plus de variétés ou traits possibles, même lorsqu’ils sont issus de croisements classiques : en 2015, une centaine de demandes ont été enregistrée par l’Office européen des brevets pour des semences issues de croisement classiques. Certains ont même tenté de breveter des semences qui avaient été préalablement développées par leurs concurrents (mais non brevetées) ou, qui étaient naturellement présentes dans l’environnement.
Cette taxe sur l’innovation est extrêmement dangereuse pour notre capacité à développer des semences adaptées à nos conditions climatiques changeantes, ou aux demandes sociétales – concernant l’environnement notamment. Dans les pays en développement, où l’agriculture repose massivement sur la reproduction des semences par les paysans eux-mêmes, c’est la capacité à produire tout court qui est mise en danger par ce système.
Il est rare que les fusions/acquisitions provoquent autant de débats que celle-ci. La mauvaise réputation de Monsanto n’y est bien entendu pas étrangère, mais elle n’explique pas tout. Cette opération réunit contre elle une alliance inédite d’organisations agricoles (tant européennes que nord-américaines) inquiètes de voir empirer un rapport de force déjà largement déséquilibré entre paysans et entreprises agro-chimiques, et d’ONG environnementales qui y voient la création d’un « super-lobbyiste » en faveur de l’agriculture industrielle. Mais c’est aussi, et surtout, un danger pour notre sécurité alimentaire à moyens termes, que les autorités ne devraient pas négliger au moment de l’approuver ou de la refuser.
À moyen termes, limiter la concentration du secteur agro-chimique ne suffira néanmoins pas à enrayer l’érosion de notre capacité à produire notre nourriture, à la fois en quantité et en qualité suffisante. C’est le système agro-alimentaire qu’il faut revoir : il doit devenir plus adaptable, plus résilient, plus innovant, moins consommateur en intrants et moins impactant pour l’environnement. Il doit aussi permettre aux agriculteurs de vivre de leur métier. C’est à ce modèle que l’Union européenne devrait penser au moment de réformer la PAC, un modèle qui ne dépendrait pas des objectifs des géants de l’agrochimie.
[1] Ivan Mammana, “Concentration of market power in the EU seed market”, 2014
[2] Commission européenne, « Concentrations: la Commission ouvre une enquête approfondie sur le projet d’acquisition de Monsanto par Bayer », août 2017 http://europa.eu/rapid/press-release_IP-17-2762_en.htm
[3] West et al., “Leverage points for improving global food security and the environment,” Science, 2014, p. 385
[4] Phillips McDougall Consultancy, “The cost and time involved in the discovery, development and authorization of a new plant biotechnology derived trait,” A Consultancy Study for CropLife International, September 2011, p. 14.