Cet article est la version française d’un article paru sur le site du Green European Journal.
Il est accessible dans sa version anglaise ici: Political turnover will help democracy in Europe
Christophe Bouillaud est Professeur de science politique à Sciences Po Grenoble et chercheur au laboratoire Pacte. Il est spécialiste de politique italienne et des questions d’euroscepticisme.
Simon Persico est Professeur de science politique à Sciences Po Grenoble et chercheur au laboratoire Pacte. Il coordoné avec Sabine Saurugger l’ouvrage Sauver l’Europe? Citoyens, élections et gouvernance européenne par gros temps, Dalloz, 2019
Simon Persico présentera l’ouvrage Sauver l’Europe le mercredi 22 mai à 18h30 lors d’une conférence organisée par la Fondation de l’Ecologie Politique et la Maison de l’Europe de Paris.
Plus d’informations sur la conférence et les inscriptions ici:
http://www.fondationecolo.org/activites/evenements/SauverEurope
La possibilité de l’alternance constitue l’un des critères à l’aune duquel on évalue la nature démocratique d’un régime (Dahl, Democracy and its Critics, Yale University Press, 1989). Or l’Union européenne n’a jamais connu d’alternance. Si huit législatures se sont écoulées depuis la première élection du Parlement européen au suffrage universel direct en 1979, la coalition partisane dominant la Commission européenne et le Parlement européen est restée circonscrite aux trois grands groupes historiques du Parlement européen : celui du Parti populaire européen (PPE) celui Parti socialiste européen (PSE) et celui de l’Alliance des Libéraux et Démocrates pour l’Europe (ALDE). Les représentants de ces mêmes trois vieilles familles partisanes dominent aussi la part « intergouvernementale » de l’UE, soit le Conseil européen et les diverses formations ministérielles du Conseil de l’Union européenne.
Cette stabilité n’a rien d’étonnant : ces familles de partis sont les pourvoyeuses quasi-exclusives de gouvernants nationaux. L’expérience du gouvernement Tsipras (gauche radicale) en Grèce depuis 2015 ou du gouvernement Conte (coalition entre droite radicale et démocrates-populistes) depuis 2018 en Italie, tout comme les participations de ministres écologistes ou de la droite radicale comme partenaires mineurs de coalitions dans certains pays ne doivent pas faire oublier l’essentiel : la quasi-totalité des Premiers ministres, Présidents, mais également ministres, de l’Europe de l’Ouest sont issus de ces familles de partis. Ce sont donc leurs représentants qui siègent au Conseil européen (chefs de l’exécutif), au Conseil des Ministres, ou encore à la Commission (dont les membres sont nommés par les exécutifs nationaux et validés par le Parlement européen).
Pourtant, ces grands partis de gouvernement se voient contestés lors des élections nationales. Dans un ouvrage récent sur la transformation des systèmes partisans, Pierre Martin (2018) montre que leur domination est de plus en plus contestée, au profit de forces porteuses de nouveaux enjeux, identitaires et migratoires à l’extrême droite de l’échiquier politique, ou associés à l’environnement du côté des écologistes. Malgré ces décrochages au niveau national, ces familles de partis continuent de gouverner l’Europe. Pourquoi ?
Cette stabilité s’explique d’abord par la logique même des « élections nationales de second ordre » que constituent les élections européennes. Même si les enjeux européens prennent effectivement de plus en plus de place au fil des campagnes européennes (Sauger, 2015), les électeurs y jugent leurs gouvernements nationaux ou y promeuvent leurs opposants de toujours ou leurs challengers nationaux. Ces mouvements d critique des gouvernements en place n’ont pas d’effet au niveau européen à défaut d’aller dans le même sens. En effet, comme les vies politiques nationales n’ont jamais été synchronisées dans leur orientation vers une domination gouvernementale de la droite, de la gauche et du centre dans tous les pays en même temps, les défaites des libéraux, des socialistes, des démocrates-chrétiens, ou des conservateurs, frappés par l’usure du pouvoir dans leurs pays respectifs, sont compensées par le dynamisme électoral de ces mêmes forces dans l’opposition dans les autres pays.
D’autre part, les grandes familles de partis peuvent connaître, en leur sein, de profonds désaccords sur des enjeux pourtant désormais très européanisés. Par exemple, en 2019, un électeur socialiste espagnol pourra sans doute voter PSOE en approuvant le programme de sortie de l’austérité du gouvernement socialiste espagnol, mais, dans le même temps, un électeur néerlandais du PvdA ou un électeur allemand du SPD, deux autres partis du PSE, voteront pour approuver la défense de l’austérité par les leaders de leur parti respectif.
Cette stabilité s’explique enfin par la nature « consensuelle » du processus décisionnel européen, où l’on privilégie la constitution de grandes coalitions très largement majoritaires, rendant par là-même improbable une quelconque alternance. Ainsi, les groupes du PPE, du PSE et de l’ALDE n’ont jamais composé moins de 60 % du Parlement européen, même si ce bloc semble avoir été entamé depuis 2004, conséquence somme toute logique du déclin structurel mis en évidence ci-dessus. La fin de cette domination est-elle envisageable ? Comment faire de ces élections un réel moment de désignation démocratique de la Commission européenne ?
L’introduction de « listes transnationales », proposée en 2017 par le Président français, Emmanuel Macron, voudrait que chaque parti européen se batte dans toute l’Europe dans le cadre d’un scrutin de liste avec les mêmes candidats, pour une partie des élus du Parlement européen. Ce dispositif renforcerait la visibilité et la lisibilité de la compétition politique au niveau européen. Elle paraît toutefois peu réaliste dans la mesure où aucun État fédéral existant n’utilise de telles listes transversales à ses propres composantes. En effet, la recherche d’une représentation parlementaire équilibrée de la diversité démographique, culturelle, religieuse, économique aboutit toujours à un vote par territoires, qui constituent les briques élémentaires du régime.
Trois évolutions plus radicales encore pourraient également être envisagées :
La première serait d’élire le Président de la Commission au suffrage universel direct. Une telle élection donnerait un poids politique plus grand au titulaire de ce poste, tout en rendant plus visibles les éventuels basculements des rapports de force électoraux. Elle mènerait cependant à une confusion des pouvoirs et de la légitimité démocratique entre un Président de Commission et un Parlement tous deux issus du suffrage universel – un problème que l’on peut parfois constater dans les régimes appliquant un tel présidentialisme d’élection directe. En outre, il est peu probable que les États acceptent une telle réforme, car ils tendent à refuser tout du poids politiquede la Commission. En témoigne l’opposition de onze d’entre eux lors du Sommet de Sibiu (9 mai 2019) au principe de « Spitzenkandidat » pour l’élection européenne de 2019, qui voudrait que le candidat du parti européen arrivé en tête des sièges se voie automatiquement désigner Président de la Commission.
Une deuxième solution viserait à rendre le système électoral européen, qui est historiquement proportionnel, plus majoritaire. Cela peut passer par une prime de majorité pour le parti européen ou l’alliance de partis européens arrivée en tête de l’élection européenne. Cette prime, attribuée à l’échelle européenne en fonction d’une majorité démographique relative, assurerait qu’une majorité des élus du Parlement européen soient issus de ce parti européen ou de cette alliance. Cela peut également passer par un scrutin proportionnel à deux tours avec prime majoritaire, du type que l’on connaît en France lors des élections municipales et régionales. Le premier tour permet l’expression la plus large de la diversité des opinions politiques. Le second tour permet des regroupements – les choix d’alliance sont alors approuvés (ou pas) par les électeurs – qui sont étayés par la prime au gagnant. L’UE conserverait les avantages du scrutin proportionnel – la justice dans la représentation et la promotion du dialogue et de la délibération – en y adjoignant ceux des modes scrutins plus majoritaires – la stabilité des gouvernements et la clarté du choix électoral.
Une troisième solution viserait à empêcher l’indifférenciation politique de la Commission européenne, et à sortir de l’état de grande coalition permanente. Les eurodéputés devraient choisir de former une coalition majoritaire plus restreinte et homogène (sur le format des coalitions minimales existant dans les démocraties parlementaires traditionnelles) et exiger que chaque commissaire soit issu d’une des familles de partis membre de cette coalition. Le lendemain des élections européennes de 2019 donnera une indication sur la plausibilité d’une telle réforme. En effet, si les gouvernements dominés par des partis non membres du PPE, du PSE ou de l’ALDE parviennent à nommer un Commissaire national issu de leur rang, la grande coalition en place s’étendra de fait à eux. Si les eurodéputés refusaient un tel élargissement, cela pourrait ouvrir la voie à une politisation de la Commission.
De telles réformes, certes peu probables, paraissent souhaitables si l’on veut que les gouvernants de l’Union européenne paient le prix politique que comporte en démocratie l’occupation du pouvoir. C’est bien cette indifférenciation qui constitue l’un des défauts démocratiques principaux de l’Union européenne à ce stade de son é/in/volution.