L’Union européenne peut et doit assumer un leadership mondial dans la négociation sur le climat
Il lui suffit pour cela de quelques idées simples, révolutionnaires par leur simplicité même et leur adéquation au défi mondial du changement climatique
La négociation inter-gouvernementale sur le climat est vouée à l’échec. Comme toujours, comme lors de Rio+20, on proclamera qu’elle a été un succès, que des avancées significatives se sont produites, qu’il faut continuer à négocier. Mais chacun sait que c’est du pipeau, que l’accord bilatéral entre la Chine et les USA, dans la plus pure tradition des négociations du dix neuvième siècle, n’est pas à l’échelle de l’ampleur et de l’urgence des transitions à conduire, et que les deux plus grands émetteurs mondiaux n’iront pas plus loin dans leurs efforts. Et l’on s’enfoncera un peu plus encore dans la schizophrénie, les mêmes gouvernants appelant un jour à la relance de la consommation et se réjouissant de la chute des prix du pétrole, moteur de la croissance, et le lendemain à la limitation de la consommation pour ralentir le changement climatique.
Seule l’Europe est en mesure de rompre avec cette schizophrénie. Il ne suffit pas pour cela d’avancer des chiffres audacieux de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Il lui faut, pour affirmer son leadership, être porteuse d’une vision nouvelle, illustrée par quelques idées simples..Elles ne transformeront pas la négociation actuelle par un coup de baguette magique. Elles mettront du temps à s’imposer comme des évidences, mais l’Europe affirmera son magistère intellectuel, dont le monde a besoin pour sortir de l’enlisement actuel de la pensée politique, économique et juridique. A cette condition, à l’image des pères fondateurs de l’Europe qui ont su sortir de l’ornière mortifère du nationalisme pour esquisser un monde nouveau, la construction européenne redeviendra une épopée.
1. Le découplage entre développement et consommation d’énergie par la généralisation de quotas territoriaux négociables d’énergie fossile.
Le lien entre croissance économique et consommation d’énergie fossile n’a pas encore été rompu. Avec nos outils économiques actuels, le « découplage » est un mythe. Si l’efficacité énergétique de l’économie européenne a progressé c’est avant tout parce que l’Europe importe les biens dont la production est la plus consommatrice d’énergie, qui représentent aujourd’hui le tiers de notre consommation totale d’énergie.
Le découplage ne peut exister tant que l’on utilise une seule et même monnaie pour payer ce qu’il faut stimuler, le travail humain, la créativité, l’échange, et ce qu’il faut épargner, l’énergie fossile. C’est comme si on voulait conduire une voiture où frein et accélérateur sont une seule et même pédale !
Seul un plafonnement mondial des émissions annuelles , réparti entre les régions du monde et en leur sein entre les territoires est de nature à respecter l’impératif, reconnu par l’ensemble de la Communauté internationale, d’une augmentation de la température moyenne de 2° au maximum d’ici 2100. Car respecter cet impératif implique de déterminer la quantité totale de CO2 émis d’ici 2100 et de répartir ces émissions entre les quatre vingt cinq années qui restent à courir, avec une trajectoire aboutissant en 2100 à des émissions zéro. Ce qui détermine, année par année, le plafond d’émissions, donc les quotas à répartir entre les pays, entre les territoires et entre les personnes. Cette répartition doit être égale pour tous. Pour trois raisons. La première est que le climat est un bien commun mondial ; la seconde est que les pays les plus économes, en général tout simplement les plus pauvres, puissent tirer parti de leur sobriété en vendant leur quota aux plus riches ; la troisième est que sans les puits de carbone, essentiellement les océans, qui absorbent les trois quarts des émissions, notre planète serait déjà devenue, pour utiliser l’expression de Michel Rocard, une poêle à frire. Or, le système économique actuel revient à ce que les grands consommateurs d’énergie s’approprient ces puits.
Les quotas distribués constituent la monnaie énergie. Il en découle que tout achat devra se faire en deux monnaies ( ce qui est devenu élémentaire avec la monnaie électronique) : la monnaie énergie, où l’on déduit du quota la quantité totale d’énergie incorporée dans le bien ou le service qu’on achète ; la monnaie classique pour le reste. De même que la TVA a eu pour conséquence de totaliser la valeur ajoutée tout le long du processus de production, la monnaie énergie créera instantanément des mécanismes de traçabilité et de totalisation de l’énergie fossile mobilisée tout au long du processus de production.
Contrairement à la taxation nationale ou régionale des émissions, qui frappe proportionnellement les pauvres plus que les riches car la part des dépenses énergétiques décroit quand on passe des plus pauvres au plus riches, et au marché carbone actuel qui ne concerne que les grandes industries, le système des quotas négociables est socialement progressif. Il donne la possibilité aux pays, aux territoires et aux ménages les plus pauvres de vendre fort cher aux riches les quotas qu’ils n’auront pas eux mêmes consommés.
2. Un impôt mondial à la source sur l’énergie fossile produite
Depuis près de vingt ans, les négociations internationales achoppent sur les conditions de financement de la transition énergétique des pays les plus pauvres et sur les modalités de participation des pays riches à ce fond. Or, il existe une solution d’une simplicité biblique : un impôt mondial sur la production d’énergie d’origine fossile prélevé à la source et dédié à la conduite de la transition énergétique, notamment dans les pays les plus pauvres. Facile à déterminer, facile à percevoir du fait de la concentration des sources de production. Pourquoi n’a-t-il jamais été proposé ? Parce qu’il enfreint l’un des tabous les mieux enracinés dans la vie internationale: la souveraineté pleine et entière des Etats sur leurs ressources naturelles. Or, qui a su, après avoir été à l’origine même de la conception absolutiste de l’Etat souverain, s’affranchir du tabou de la souveraineté ? L’Union européenne. C’est donc bien à elle de mettre cette proposition sur la table de négociation.
3. Rompre avec l’irresponsabilité illimitée de nos sociétés
Le corollaire de l’interdépendance, c’est la responsabilité mutuelle, l’obligation de prendre en compte l’impact de nos actes sur les autres sociétés et sur la biosphère. A interdépendance mondiale, responsabilité universelle consacrée par le droit international. Or cette responsabilité universelle n’existe pas aujourd’hui dans l’ordre juridique, qui reste dominé par le droit de l’ancien temps, organisé à l’échelle des Etats. Le dix neuvième siècle a su inventer la société anonyme à responsabilité limitée, pour stimuler l’esprit d’entreprise et faciliter la mobilisation de capitaux au service du développement de la société industrielle. Le vingt et unième siècle commençant, le siècle de l’anthropocène , le siècle où la survie de l’humanité dépend de notre capacité collective à gérer une planète finie et fragile, à prendre en compte l’impact de nos actes, même apparemment anodins, sur les autres sociétés et sur la biosphère, est pour l’instant le siècle des sociétés à irresponsabilité illimitée.
Le changement climatique en est l’illustration. Aujourd’hui, le climat n’existe pas en droit international. Son évolution n’est pas gouvernée. Elle n’est que le résultat de tractations obscures entre puissances. Le récent accord bilatéral entre Chine et USA, selon des méthodes qui doivent plus au dix neuvième siècle qu’au vingt et unième, en est une parfaite illustration. Pour faire cesser l’irresponsabilité illimitée, il faut faire du climat un bien commun mondial, dont la gouvernance doit être définie et les responsabilités partagées, la répartition des quotas et la gestion de la monnaie énergie en faisant partie.
Qui peut prendre l’initiative de le proposer ? L’Union européenne. Pourquoi ? D’abord parce que le point commun de toutes les sociétés européennes est de se fonder sur une forme de pacte social, de responsabilité partagée, d’équilibre entre efficacité du marché et redistribution sociale. Ensuite parce que la construction du droit européen par métissage des différentes traditions juridiques et marges d’appréciation nationales pour adapter des principes communs aux spécificités de chaque pays est unique au monde. Sa proposition à l’occasion de la négociation sur le climat peut comporter deux volets ; l’adoption d’une Charte européenne des responsabilités humaines, accompagnée d’une extension de la Cour européenne des droits de l’homme au droit de la responsabilité ; la mise sur la table de négociation d’un droit international de la responsabilité climatique, corollaire de la reconnaissance du climat comme bien commun, qui soit la première étape de l’adoption par l’ONU d’un troisième pilier de la communauté mondiale, à côté de la Charte de l’ONU et de la Déclaration universelle des droits de l’homme, la Déclaration universelle des responsabilités humaines, cadre du développement d’un droit international de la responsabilité.
4. Fonder le commerce international sur la promotion de filières de production et de consommation durables
Avec l’OMC, le monde s’est globalement engagé dans la suppression des barrières douanières au libre commerce. D’ores et déjà, sur un monde de plus en plus « plat », la plupart des filières de production s’organisent à l’échelle mondiale. Mais au profit de quels modes de production et de consommation ? D’ores et déjà, et sous l’influence de la société civile et du droit, les entreprises ne se limitent plus à assumer leur responsabilité sociale et environnementale à l’intérieur de leur périmètre . Levant le « voile juridique », la fiction de l’indépendance des filiales, des fournisseurs et des sous traitants, elles sont invitées à assumer leur responsabilité sociétale, comme les y invite la norme ISO26000, en considérant l’impact social et environnemental de l’ensemble de la filière. Or, il n’y a pas de sociétés durables sans filières de production et de consommation elles mêmes durables.
L’Union européenne peut être à la pointe de cette évolution. La négociation du TTIP avec les Etats Unis en offre l’occasion historique. L’enjeu, en effet en est non l’abaissement des droits de douane -c’est chose faite- mais l’unification des normes de production. Ces normes visent à homogénéiser les filières. Mais s’il est légitime que les consommateurs européens se soucient de l’acceptabilité des normes de sécurité alimentaire, la négociation ne peut s’y arrêter. C’est l’occasion unique de faire un examen commun des filières de production, à commencer par l’alimentation pour faire du TTIP le premier accord international visant à promouvoir des filières durables.
5. Promouvoir une politique mondiale mettant les villes et territoires au centre de la transition énergétique
Les conférences internationales arrivent toutes à la conclusion que villes et régions ne sont pas seulement des points d’application de politiques nationales de transition vers des sociétés durables mais les acteurs majeurs de cette transition. C’est en effet à cette échelle que l’on peut penser et conduire cette transition de façon systémique. Partout dans le monde villes et régions sont de plus en plus nombreuses, à l’instar de la Convention européenne des maires, à prendre des initiatives allant au delà des engagements des Etats, y compris en développant des systèmes d’échange d’expériences entre villes et régions européennes et leurs homologues d’autres régions du monde.
L’Union européenne peut jouer un rôle décisif dans cette évolution. Elle bénéficie d’une forte tradition de démocratie locale même si l’autonomie et les moyens législatifs et financiers varient dans des proportions considérables d’un pays membre à l’autre. Le Comité des Régions a publié un livre blanc sur la gouvernance à multi-niveaux, qui correspond bien au génie propre de la construction européenne. En généralisant cette gouvernance à l’échelle de l’Union, en la fondant sur le principe de subsidiarité active, substituant systématiquement des obligations de résultat à des obligations de moyens dans les relations entre échelles de gouvernance, en particulier entre les Etats et les collectivités locales, en donnant une plus grande reconnaissance officielle à la Convention des maires européens, en accordant des moyens à l’échange international d’expériences entre villes engagées dans la transition, en prenant l’initiative d’un pacte de co-responsabilité entre acteurs du territoire, l’Union européenne peut pousser la communauté mondiale à suivre son exemple, y compris en donnant, dans le cadre de ces engagements volontaires, accès direct des collectivités territoriales aux financements internationaux dédiés à la transition.
Pierre Calame
Ingénieur en chef des Ponts et chaussées.
Président honoraire de la Fondation Charles Léopold Mayer (fph)
Auteur de : la Démocratie en miettes (2003) ;
Essai sur l’oeconomie (2009) ;
Dix-huit propositions pour l’Europe (2009)
Sauvons la démocratie (2012).
Patrick Lusson
Essec ; urbaniste ; prospectiviste.
Ancien Délégué général de la Région Rhône-Alpes à Bruxelles.
Membre de Confrontations Europe et du Mouvement européen.
Les travaux publiés par la Fondation de l’Ecologie Politique présentent les opinions de leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Fondation en tant qu’institutions.
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