Le philosophe américain Michael J. Sandel vient d’écrire (2012) un petit ouvrage à la fois simple à lire et fort percutant. Certes, la critique de l’économie marchande du point de vue de la morale n’est pas nouvelle. Elle est presque aussi ancienne que l’institution du marché moderne. Mais Sandel ne s’en tient pas à des considérations morales générales. Il appuie sa critique et sa démonstration sur un diagnostic fort précis. Depuis les années 1980 et 1990, en particulier aux Etats-Unis, le marché, ses mécanismes et sa logique, ont envahi de nombreux domaines qui lui étaient jusqu’alors restés extérieurs. Le libéralisme économique a, à cette époque, triomphé et a chassé du paysage, avec une confiance en soi croissante, les valeurs qui donnaient d’autres significations qu’économiques à des biens et des activités qui leur étaient, jusqu’alors, réputés étrangers.
Ce qu’on peut aujourd’hui acheter sur le marché
Sandel fournit des exemples forts concrets de ce phénomène. Le lecteur sera surpris et, souvent, choqué de voir tout ce que l’on peut désormais acheter sur le marché ainsi que tout ce qui peut être objet de spéculation ou de pari. Qui sait, par exemple, que les gens qui en ont les moyens paient, dans un nombre croissant d’occasions, des personnes, nécessairement démunies, pour faire la queue à la leur place, que ce soit pour assister à un spectacle ou s’inscrire à l’université, pour faire enregistrer ses bagages ou rendre visite au médecin? Qui sait qu’on incite de plus en plus les enfants à lire un livre ou les étudiants à obtenir de bons résultats à l’université contre de l’argent? Qui sait qu’on peut, moyennant de coquettes sommes, acquérir le droit de traquer et tuer un rhinocéros, une espèce en voie de disparition, ou un morse, animal qui s’offre passivement sans pouvoir fuir? Qui sait que l’on peut acheter un droit d’entrée dans des écoles prestigieuses ou un droit d’émigrer aux Etats-Unis? Qui sait qu’on peut acheter, pour sa santé, n’importe quel organe corporel à quelqu’un d’autre? Qui sait que de plus en plus de personnes spéculent et parient sur à peu près tout ce qu’on peut imaginer, des choses les plus insignifiantes aux choses les plus sérieuses et les plus graves, sur les résultats des prochaines élections comme sur la mort de ses employés via la contraction d’assurances vie? Qui sait, enfin et pour s’arrêter là, qu’un nombre croissant d’associations, d’organismes ou d’institutions, comme par exemple les clubs de baseball ou les établissements universitaires vendent leur nom et, par conséquent, le droit de choisir la manière de s’appeler à des entreprises de marketing?
Les prétentions exorbitantes de la science économique
La pensée économique n’a cessé de faire valoir – Sandel étaie ici son analyse sur la lecture des manuels universitaires d’économie les plus réputés des dernières décennies – que le marché fournissait les mécanismes les plus efficaces d’allocation des ressources, très au-delà des biens de production et des biens de consommation. Les prix, en particulier, constituerait, selon elle, la variable d’ajustement de l’offre et de la demande la plus rationnelle, celle qui maximiserait la répartition de biens rares en les cédant au mieux offrant, réputé être celui qui les désire les plus fortement. Les économistes, alliés ici de la pensée néolibérale, qui ont réussi, à partir des années 1980, à imposer au-delà de toute espérance leur manière de voir, soutiennent que ces mécanismes économiques optimisent les solutions à tous les problèmes de répartition. Ils sont également persuadés que ces dispositifs ont l’avantage d’être parfaitement neutres à l’égard des valeurs.
Sandel s’inscrit en faux contre l’ensemble des ces prétentions des acteurs de l’économie comme des spécialistes de sciences économiques. Il fait valoir que les biens appartiennent à des catégories différentes selon les valeurs dont ils sont porteurs. Il y a, selon lui, des biens qui ne relèvent pas du marché. Il faut, par suite, distinguer entre les biens qui peuvent être achetés légitimement et ceux qui peuvent, certes, être achetés mais qui devraient pas l’être. Plus, il démontre, en s’appuyant sur des exemples précis, qu’il y a des biens qui ne peuvent pas être achetés en ce sens que leur mise sur le marché à des effets contraires à ceux escomptés. Ne devraient pas pouvoir être achetés les biens qui appartiennent par leur nature, par le sens que nous leurs donnons ou par la valeur que nous leur attribuons à la sphère morale ou à la sphère publique. Dans un esprit semblable, Jean-Pierre Dupuy, jugeait récemment obscène de vouloir rémunérer les activités liées à la sphère domestique qui relèvent, selon lui, de l’éthique du don («L’économie obscène», Le Monde, 10 septembre 2013).
Les exigences de l’éthique: l’équité et l’esprit public
Pour faire face aux exigences indues du marché, Sandel met en évidence, de manière tout à fait convaincante, que soumettre à la logique du marché des biens dont le sens n’est pas économique se heurte à deux objections majeures. La première touche à l’équité (fairness). Mettre ces biens plus ou moins rares sur le marché, c’est accroître les inégalités entre ceux qui peuvent les acheter au plus offrant et ceux qui ne le peuvent pas. La deuxième touche à la valeur éthique ou publique de ces biens qui, parce qu’ils peuvent désormais être achetés, se trouvent corrompus. Ainsi, l’accès à des loges en hauteur (skyboxes) a été introduit, moyennant finance, dans les tribunes des terrains de baseball et a, de ce fait, éliminé une importante occasion de brassage social par l’instauration d’une sorte de passe-droit payant. De multiples autres faits confirment cette tendance qui érode la dimension communautaire de la société.
Cette corruption des biens apparaît lorsqu’on adresse à ces nouvelles pratiques certaines questions. Voulons-nous vraiment que l’accès à certains établissements prestigieux puisse être acheté ou souhaitons-nous que cela dépende du mérite des candidats? Voulons-nous vraiment d’une société où les plus riches peuvent acheter aux plus pauvres leurs organes ou bien souhaitons-nous instaurer un accès universel aux soins ? Voulons-nous vraiment que des employeurs puissent, du fait d’une assurance-vie contractée sur leurs employés, toucher des sommes faramineuses en cas d’accident ou de décès prématuré de ces derniers ou souhaitons-nous que contracter une assurance vie soit protégé de ces paris éhontés et cyniques? Multipliant les exemples, Sandel met en évidence les différentes confusions auxquelles donne lieu le tout marché, en particulier la confusion entre amende (fine) et frais (fee) ou entre l’assurance animée par l’esprit de prudence et les jeux d’argent animés par l’esprit de spéculation.
Lorsque les mécanismes économiques échouent
Sandel s’en prend également, à juste titre, au minimalisme moral qui accompagne le discours dominant de l’économie. Du point de vue de ce dernier, le consentement entre deux personnes, en l’occurrence entre un acheteur et un vendeur, dispense entièrement de s’interroger sur la nature des biens en jeu. C’est sur cette base que sont justifiés, par exemple, la prostitution ou le lancer de nains, une distraction odieuse qui avait donné lieu, en son temps, en France, à une controverse juridique savante entre académiciens (Olivier Cayla et Yan Thomas). Sandel dénonce ici la fausse neutralité de la pensée économique et libérale dominante et fait valoir, à l’opposé, que le fait de pouvoir acheter et vendre un bien lui donne un certain sens et détermine une certaine attitude à son égard. Sa démonstration se réfère à des faits précis ou bien à des expériences menées par des psychosociologues. Ainsi, par exemple, les responsables d’une crèche en Israël avaient décidé, pour répondre au problème posé par des parents qui venaient chercher leurs enfants au-delà des horaires autorisés, d’instaurer une amende pour les retardataires. Or, à la surprise générale, l’effet fut à l’inverse de ce qui était attendu. Le nombre de parents négligents grimpa en flèche. Sandel interprète ce fait comme l’effet déculpabilisant de l’introduction de l’argent. Dès lors que les parents pouvaient payer pour leur retard, ils se sentaient moins soumis à l’exigence morale de venir récupérer leurs enfants à temps. Un autre exemple, qui intéressera plus particulièrement les écologistes, concerne le projet d’installation sur le territoire d’une commune suisse d’un site d’enfouissement de déchets nucléaires. Une première enquête auprès des habitants avait indiqué qu’une majorité d’entre eux donnait son accord au projet. Une deuxième enquête introduisit la perspective d’indemnisations en compensation de cette installation. Or, il en résulta, contre toute attente, que la proportion d’habitants disposés à accueillir ce projet chuta de moitié! Sandel comprend cette évolution de l’opinion par l’effet corrupteur des incitations monétaires sur l’esprit public. Les habitants, prêts à donner leur aval à ce projet, dès lors qu’on faisait appel à leur esprit public, disposés donc à prendre sur eux une part de la charge qu’implique un choix commun de politique énergétique, étaient conduits à changer de point de vue dès lors que l’on leur faisait miroiter des compensations pécuniaires et que, de cette façon, l’on mésestimait leur sens de la responsabilité citoyenne.
Il existe donc bel et bien des choses qui ne s’achètent pas et, à tenter de le faire, on s’expose à des effets contraires à ceux visés. Restent tous les biens qui ne devraient pas pouvoir être achetés mais qui peuvent l’être. Quels critères permettent donc, alors, de distinguer entre ceux qui peuvent être légitimement traités de manière économique et ceux qui doivent être considérés de manière éthique ou selon l’esprit public? Sandel affirme qu’il est possible de s’appuyer sur la nature des biens considérés, mais il n’approfondit pas, ici, l’enquête philosophique qu’une telle affirmation appelle. Pragmatique toutefois, il pense que la question doit être examinée au cas par cas et qu’elle devrait être soumise à une délibération publique ouverte.
Acheter un droit à polluer est-il bien éthique ?
Des faits analysés et des distinctions conceptuelles effectués par Sandel, les écologistes peuvent, sinon tirer des leçons, du moins trouver matière à réflexion. Plusieurs des exemples qu’il prend pour donner à voir l’emprise croissante des mécanismes économiques, en particulier de l’approche en termes d’incitations monétaires, financières ou fiscales concernent directement les préoccupations et les débats de l’écologie politique. Il se penche, en particulier, sur la question du marché des émissions de carbone, c’est-à-dire sur l’institution d’un marché de droits à polluer. Contrairement à la plupart des économistes, mais aussi à des écologistes, qui ont pensé y trouver un moyen efficace pour lutter contre les gaz à effets de serre, Sandel exprime de sérieux doutes sur la pertinence de ce mécanisme économique, une position qui lui a valu l’opprobre de nombreux collègues. Il ne pense pas, en effet, que les approches pour sauver la planète basées sur le marché soient à la hauteur des exigences écologiques. Il existe un coût moral à la solution consistant à permettre aux pollueurs d’acheter des droits supplémentaires d’émettre du dioxyde de carbone à ceux qui n’utilisent pas leurs quotas. Selon ce dispositif, en effet, les pollueurs peuvent se soustraire à une obligation éthique et, en quelque sorte, la sous-traiter. Cette possibilité a deux effets normatifs négatifs: il ancre dans les esprits une attitude instrumentale à l’égard de la nature et il sape l’esprit de sacrifice, d’autolimitation si l’on préfère, nécessaire à la promotion d’une éthique environnementale globale. En admettant même que le marché de quotas d’émission de carbone soit efficace, il érode profondément les dispositions éthiques nécessaires à la lutte contre la crise écologique.
La réflexion de Sandel vaut par la précision des faits qu’il rapporte et par l’acuité des distinctions qu’il propose pour juger de ces faits. C’est une lecture stimulante pour les écologistes, qui pose, en particulier, d’importantes questions à ceux qui, parmi les adeptes de l’économie écologique, proposent une monétarisation des ressources naturelles.
Olivier FRESSARD
Presentation de What Money Can’t Buy par l’auteur Michael Sandel