- Équilibre & diversité
Accompagner les espèces migrantes
Par Raphaël LARRÈRE
Le colloque tire à sa fin…
Le colloque tire à sa fin. Intitulé « Protéger la biodiversité dans un contexte de changement climatique », il a été organisé par le ministère de la Transition écologique, l’Agence française pour la biodiversité, l’UICN (Union Internationale pour la Conservation de la Nature) et le WWF (World Wildlife Fund for Nature). Si l’on est parvenu à réduire de manière drastique le gaspillage énergétique et les émissions de gaz à effet de serre, le changement climatique, qui résulte des émissions passées, se poursuit en cette année 2035. La responsabilité des sociétés humaines (ou plus précisément de certaines d’entre elles) dans le changement climatique impose certes de se préoccuper des populations actuelles (et des générations futures) qui sont (ou seront) inégalement atteintes par les conséquences de cette transformation du climat. Mais il impose tout autant de se préoccuper du sort de toutes les espèces que le changement climatique rend vulnérables. S’interroger sur la façon dont elles peuvent s’y adapter ; agir pour ne pas entraver cette adaptation, tels furent les objectifs de ce symposium. On y a présenté différents scénarios modélisant le déplacement des aires de répartition potentielles de végétaux. Des scientifiques ont traité des tribulations d’animaux en direction du Nord (qui d’insectes, qui de poissons) quand d’autres sont intervenus sur la plasticité phénotypique de certaines espèces ou sur l’importance de la diversité génétique des populations dans leur capacité d’adaptation.
Avant les discours de clôture des « officiels », le dernier orateur est chargé de proposer une synthèse et de brosser des pistes d’action. Son exposé est agrémenté d’un powerpoint fort bien conçu (en anglais pour que chacun se rende compte qu’il a servi dans des colloques internationaux). D’abord, il a rappelé que les espèces ont deux façons de s’adapter au changement climatique : soit par sélection naturelle de génotypes (présents dans certaines de leurs populations) accordant une plus grande tolérance aux nouvelles conditions climatiques et/ou une certaine plasticité phénotypique ; soit en migrant vers des cieux plus cléments. Or, si nous pouvons sélectionner des cultivars et des races d’animaux domestiques adaptées à des climats plus chauds, plus humides ou plus secs, nous n’avons guère de prise sur la sélection naturelle, sauf en préservant autant que possible la diversité génétique des populations et la diversité populationnelle des espèces (mais ces diversités ne sont connues que pour un petit nombre d’entre elles). Par contre, nos modalités de mise en valeur du territoire peuvent entraver, ou à l’inverse faciliter, la migration des espèces vers les pôles ou vers les hautes terres des montagnes. Malheureusement, nous avons hérité d’une situation qui fragilise aussi bien la faune que la flore : utilisation massive de pesticides et d’herbicides sur une grande partie de l’espace rural, émissions de polluants, fragmentation des habitats par l’urbanisation et les infrastructures, etc. Aussi l’essentiel du territoire est-il encore hostile à l’adaptation des espèces au changement climatique.
« Il est de notre responsabilité, conclut-il, d’intervenir sur les facteurs d’érosion de la diversité biologique. Or le dispositif des espaces protégés ne saurait suffire, puisque l’on ne peut guère envisager de faire glisser les parcs et les réserves vers le Nord au fur et à mesure du réchauffement du climat. Il convient donc, sur l’ensemble du territoire, de limiter, ou de contourner, les entraves à la migration des espèces en direction des pôles et des hauteurs. Cela suppose de concevoir un continuum de milieux susceptibles de faciliter leurs déplacements. Le système de trames vertes et bleues (les fameuses TVB) issu de l’ancien Grenelle de l’environnement eut pour objectif de lutter contre la fragmentation des habitats. Il s’agit donc de reprendre ce chantier et d’infléchir la conception et la configuration de ces réseaux de sorte qu’ils servent à l’adaptation de la flore et de la faune aux changements climatiques. »
Le président remercie l’orateur de son exposé et donne la parole à la salle.
Premier intervenant :
« Votre plaidoyer en faveur des réseaux écologiques à concevoir dans l’aménagement du territoire est convaincant. Mais reconnaissons que les TVB se sont plus inscrites sur le papier que sur le terrain. Il faut dire que la loi n’était guère contraignante. Elle stipulait simplement qu’il fallait "prendre en considération" les "schémas régionaux de cohérence écologique" dans les documents d’urbanisme, la conception des infrastructures et la mise en place de nouvelles aires protégées. Or, "prendre en considération" est moins contraignant que si la loi avait imposé de mettre les documents et les projets "en conformité" avec ces schémas régionaux. Les municipalités, et les pouvoirs publics ont pu se contenter de faire le service minimum. Si l’on veut vraiment oeuvrer pour favoriser les migrations d’espèces, il faudrait même aller au delà de la "mise en conformité" et décréter que les nouvelles TVB seront "opposables" aux décisions d’aménagement et d’urbanisme. »
L’orateur :
« Je ne suis pas loin de partager votre point de vue sur l’ancien système de trames des schémas régionaux. Mais il y a tout lieu de craindre que, si celui que nous devons construire était "opposable", les tribunaux seraient encombrés de procédures. La justice est lente et cela bloquerait aussi bien les projets que la mise en place des réseaux. Mieux vaudrait, à tout prendre, s’en tenir à la "mise en conformité". Par ailleurs, si les citoyens se mobilisent moins au sujet de la protection de la biodiversité qu’ils ne le fi rent au sujet de la transition énergétique, ils y sont néanmoins bien plus sensibles que jadis. Le rapport de forces a tout de même changé. Enfin, nous ne sommes pas obligés d’utiliser une démarche aussi technocratique que celle qui fut appliquée aux TVB du Grenelle. On peut établir des réseaux commune par commune, puis les mettre en conformité avec les municipalités limitrophes et ainsi de suite. En dépit de résistances considérables, le bottom up est tout de même plus entré dans les moeurs qu’au début des années 2000. »
Second intervenant :
« Il me semble que le changement climatique n’impose pas seulement de se préoccuper des continuités entre les habitats. Il met en cause la lutte systématique contre les espèces exotiques envahissantes, que nous pratiquons tous – sans grand succès - depuis des décennies. De cela, vous n’avez pas parlé. Or, on a bien vu que de nombreuses espèces migrent déjà – et migreront plus encore, et plus nombreuses. Elles envahissent des territoires où elles étaient inconnues. Lutter contre cette invasion d’animaux et de plantes non autochtones serait entraver leur adaptation au changement climatique. La notion d’espèce invasive doit ainsi être révisée et il sera de plus en plus diffi cile d’affi rmer, comme le fait encore l’UICN, que les invasions biologiques sont la seconde cause d’érosion de la biodiversité au niveau mondial. »
Avant que l’orateur ne réponde, un troisième intervenant prend la parole :
« Les gestionnaires de l’environnement raffolent des gesticulations écologiques. La lutte contre les invasives en est une, il en est d’autres, comme les réintroductions d’espèces. On se demande même pourquoi certains n’envisagent pas d’aider certaines espèces à rejoindre des cieux plus cléments en capturant des spécimens pour les introduire plus au Nord… Pourquoi aider la nature à s’adapter au changement climatique ? Avec plus ou moins de casse, elle saura très bien s’adapter elle-même, comme elle l’a fait au cours des fluctuations climatiques du pléistocène et de l’entrée dans l’holocène ! Mais il faut se garder d’entraver ses dynamismes spontanés. Pour favoriser les capacités d’adaptation du maximum d’espèces, accordons la plus large place à des espaces en libre évolution ! Prendre soin de la nature, c’est lui fi cher la paix. En outre, si les espaces en déprise agricole s’ensauvagent, si leurs milieux se ferment et se reboisent, cela piégera du carbone et contribuera à atténuer la teneur de l’atmosphère en CO2. Au lieu de se demander comment distinguer les exotiques envahissantes des "réfugiées climatiques", de lutter contre les premières et d’offrir des "corridors" difficilement négociables aux secondes (des corridors que les vraies invasives pourront tout aussi bien utiliser), laissons les milieux s’ensauvager partout où s’est manifestée la déprise agricole. Mieux vaut ne rien faire que de faire n’importe quoi.»
Réponse de l’orateur :
« Avec le changement climatique, la question des invasives est certes devenue plus complexe. Elle n’était déjà pas si simple, la preuve en étant, comme vous l’avez signalé, que les opérations d’éradication ou de simple contrôle ont rarement été couronnées de succès. Si je n’en ai pas parlé, c’est qu’il m’était impossible, dans le temps qui m’était imparti, de traiter d’un sujet aussi délicat et controversé. Je me contenterai de suggérer qu’il faut, en la matière, redoubler de prudence. Et développer de nouveaux programmes de recherche. Il est certain que les milieux en libre évolution constituent des habitats favorables aux déplacements des espèces. Encore faut-il qu’ils ne soient pas trop dispersés sur le territoire, pas trop éloignés les uns des autres. Mais ils ne favorisent que l’adaptation d’espèces forestières ou qui fréquentent des friches en voie de boisement. Pour les espèces inféodées aux milieux ouverts, ils constituent des entraves. J’entends bien que les espèces de ces milieux ouverts vous passionnent moins que les espèces forestières, mais nous n’avons pas à décider de celles dont l’adaptation mérite le plus d’être favorisée. Il y a une trentaine d’années, l’adoption de la biodiversité comme norme de la protection de la nature et la prise de conscience de son érosion généralisée ont invité à sortir du remarquable, c’est à dire des espèces que les uns ou les autres avons eu de bonnes raisons de remarquer. La préoccupation s’est déplacée de la seule extinction d’un nombre limité (quoi qu’important) d’espèces bien identifiées au déclin des effectifs et de la diversité d’un nombre considérable d’espèces banales. Prendre soin de la nature revient à tenter d’enrayer cette érosion, et pour ce faire, il faut certes préserver les parcs et les réserves, mais il faut aussi en sortir et se soucier de la nature ordinaire, celle que les hommes côtoient au quotidien, mettent en valeur et parfois altèrent ou détruisent. Or, sur ce vaste territoire mis en valeur et urbanisé, on ne pourra pas se passer de TVB. »
Rappelant que le temps passe et que la pause devra être écourtée, le président demande s’il y a une toute dernière question.
Dernier intervenant :
« Tu as raison, il faut aussi se préoccuper des espaces mis en valeur. C’est là que le bât blesse. Les corridors écologiques peuvent sans doute faciliter des migrations dans les territoires urbanisés et là où le réseau d’infrastructures est le plus dense, mais des régions entières conservent une agriculture productiviste, grande pourvoyeuse d’herbicides et de pesticides. Outre que cette agriculture contribue largement à l’érosion de la biodiversité, elle constitue de sérieuses entraves à la migration de nombreuses espèces. Bien sûr il y a des régions, en montagne surtout où l’agriculture et l’élevage sont extensifs. Et depuis quelques années on a vu se développer, avec l’agriculture de précision, l’agriculture bio et les réseaux d’agriculture durable, des formes de production plus soucieuses de l’environnement. Mais le productivisme a eu la vie dure dans les grandes régions exportatrices et la FNSEA est bien décidée à résister à toute remise en question du modèle de production qui a permis à ses adhérents de se développer. Cela ne tient pas seulement à ce que ces agriculteurs sont fiers de n’être plus des paysans et, plus encore des performances techniques considérables qu’ils ont réalisées sur deux générations. C’est aussi que la conversion à des formes plus écologiques est très difficile pour ceux qui se sont endettés afin d’accéder aux modèles de production préconisés par toute la technostructure d’encadrement de l’agriculture. Il en est de même pour ceux qui travaillent seuls sur de grandes surfaces, et qui, s’ils savent forcer la nature avec compétence, ne savent plus guère comment coopérer avec elle et se libérer de leur addiction aux produits phytosanitaires. C’est là qu’il y a encore de gros efforts à consentir et des conflits en perspective avec dénonciations des "bobos écolos", incendies de centres des impôts et déversages de lisier aux pieds des préfectures. »
Au moment où l’orateur s’apprête à répondre, le président, voyant le temps de pause s’amenuiser lui coupe la parole.
Le président :
« Je suis désolé, mais nous devons achever maintenant. Cette intervention, comme les discussions précédentes, montre qu’il y a encore du pain sur la planche et de belles empoignades en perspectives. Il me plait assez de conclure que, si nous sommes parvenus à une société plus écologique, ce n’est pas la fi n de l’histoire et que nous aurons encore à croiser cabales, controverses et conflits pour tenter de satisfaire notre aspiration à l’unité et à la solidarité. »