Alors que la crise climatique s’intensifie, les actions en justice connaissent un regain d’intérêt en tant qu’outil de protection de l’environnement, d’arrêt des projets nuisibles et de responsabilisation des autorités. L’activisme juridique de Raymond Avrillier, pionnier en la matière et qui dure depuis des décennies en France, a été couronné de succès, notamment en faisant tomber l’ancien ministre du gouvernement et ancien maire de Grenoble, Alain Carignon. Dans un entretien avec Benjamin Joyeux, il détaille son long combat et explique pourquoi il a choisi de le mener principalement dans les salles d’audience.
Benjamin Joyeux : Quand avez-vous commencé à vous servir du droit pour faire avancer la cause écologique ?
Raymond Avrillier : C’est arrivé assez tôt, à la fin des années 60, avant même que l’on utilise le terme d’« écologie ». Nous menions alors à Grenoble non pas des combats mais des actions (on refusait d’employer des termes guerriers), qui pouvaient tout de même apparaître comme « violentes », comme déverser par exemple du fumier devant le centre des congrès de Grenoble, alors que s’y tenait un salon contre la pollution organisé par les gros pollueurs du territoire comme Rhône-Poulenc.
Deux courants sont apparus à l’époque, pouvant être qualifiés d’«écologistes » mais qui ne s’appelaient pas comme ça, qui ont mené des actions, y compris en droit : Le premier était plutôt un courant de protection de la nature, soucieux en particulier de la montagne, en lutte contre le « Plan neige »1 et l’urbanisation accélérée de nos montagnes. Nous luttions pour préserver les sols, les plantes ou encore les ressources en eau. On y retrouvait des ami-es naturalistes ou encore des réseaux plus traditionnels soucieux de préserver les sites naturels. Une des luttes emblématiques fut celle de 1969 à 1971 pour protéger le parc national de la Vanoise face à un projet de construction d’une station de ski nécessitant le déclassement d’une partie du parc, avec même une manifestation en skis de rando, et des actions en droit pour mettre en cause un projet qui ne respecte pas la loi.
Le second courant qui, de la fin des années 60 au milieu des années 70, menait des actions focalisées sur les conditions de travail dans les usines, en particulier les plus polluantes, et les conditions de vie aux abords de celles-ci. Comme celles du « couloir de la chimie » à Lyon, ou des plateformes chimiques de Pont-de-Claix ou de Jarrie dans la Sud de l’agglomération de Grenoble, etc. Les actions comportaient des actions en droit pour faire respecter les règles de protection des salariés et de la population. Nous avons par exemple révélé à l’époque que l’ensemble des vignes de la commune de Champ-sur-Drac avaient été polluées par les activités chimiques de Jarrie. Ce second courant plus focalisé sur la question sociale dans les usines est également né d’une des premières mobilisations écologiques internationales de l’Histoire, celle de la lutte contre l’usage par les troupes américaines des défoliants et de “l’agent orange” dans la guerre du Vietnam. Nous obtiendrons la preuve, tardivement, que les usines chimiques de Pont-de-Claix ont fourni aux Américains ces composants. Il y avait également la caserne De Bonne à Grenoble qui était un site nucléaire, bactériologique et chimique de l’armement. On se battait pour révéler au grand public tous les risques encourus par ces usages civils et militaires de produits extrêmement dangereux.
Mais vous n’êtes pas juriste de formation ? Que faisiez-vous à l’époque et quel a été pour vous le réel déclic sur l’importance des questions sociales et environnementales ?
Ma formation d’origine, c’est ingénieur en mathématiques appliquées. J’ai fait une école d’ingénieur et je n’ai pas voulu la terminer. Au départ, je voulais en fait être professeur de mathématiques et j’avais présenté Normal Sup, mais j’ai passé le concours la seule année où nous avons boycotté ces concours, en mai 1968 à Lyon. J’étais déjà jeune militant, y compris syndical étudiant. Je n’ai pas voulu être ingénieur dans l’industrie et j’avais bifurqué dans la recherche en sciences sociales, effectuant notamment des missions de recherche, pour le ministère de la santé par exemple, sur la pollution du lac du Bourget ou encore sur la sectorisation en psychiatrie. Je n’étais pas journaliste, mais tout le travail que nous produisions avec les ami-es militant-es nous a alors amené à créer des médias de contre-information, comme la branche locale Alpes-Dauphiné de l’Agence de presse Libération (APL) qui deviendra ensuite le journal Libération, ou le périodique Vérité Rhône-Alpes.
Avant mai 68, ce sont surtout les luttes contre la guerre du Vietnam qui ont été source de mon engagement, en particulier la lutte contre l’usage des bombes au phosphore, des défoliants et de toutes les armes chimiques utilisées. Parallèlement, c’est également l’action contre le nucléaire militaire alors en plein développement y compris sur le site du Centre d’études nucléaires de Grenoble. Après mai 68, je m’engage avec les comités d’action étudiants, les “gauchistes”, maoïstes, anarchistes, etc. Nous nous battons pour de meilleures conditions de travail et de vie pour les ouvriers, et plus largement pour l’ensemble de la population, par exemple pour des logements pour les salariés étrangers sous-traitants de la SNCF qui sont alors logés dans des wagons en gare de Grenoble.
Et donc, en nous attachant aux enquêtes et aux faits, , sérieusement pour ne pas risquer la diffamation, nous sommes amenés à dévoiler des irrégularités, voire des illégalités et des infractions, sur lesquelles nous demandons aux autorités dont c’est la compétence d’enquêter en droit.
Raymond Avrillier
Ce sont les actions pour la paix d’une part, et les actions pour de meilleures conditions de vie et de travail dans le milieu ouvrier d’autre part, qui font qu’un certain nombre d’entre nous commencent à s’intéresser à l’enquête sur les faits, au journalisme dans une optique de création de médias alternatifs au monopole régional d’alors. C’est le lancement des radios libres à la fin des années 70, comme Radio Active à Grenoble, créée en 1976 à l’occasion du rassemblement antinucléaire de Malville, ou de journaux locaux de contre-enquête, comme lors de la mort de huit personnes dans une mine à La Mure (Isère) alors que l’explosion était prévisible. Et donc, en nous attachant aux enquêtes et aux faits, sérieusement pour ne pas risquer la diffamation, nous sommes amenés à dévoiler des irrégularités, voire des illégalités et des infractions, sur lesquelles nous demandons aux autorités dont c’est la compétence d’enquêter en droit.
Donc pour résumer, protection de la nature, de la santé, des risques sociaux, et contre-enquêtes ont été trois sources de mon engagement à l’époque qui m’ont aussi amené à prendre conscience de l’importance non seulement des faits mais des droits.
MAis comment en êtes-vOus arrivé à la nécessité de vous servir du droit dans vos combats ?
En fait, ce sont les contre-enquêtes que nous menions avec nos médias alternatifs qui servaient alors de points d’appui à des actions en justice pour les personnes victimes de ces risques, de ces pollutions, de ces accidents industriels. Nous avons mené par exemple des contre-enquêtes sur la mort de 8 mineurs dans les mines de La Mure (Isère) le 4 mai 1971, sur la mort de 9 ouvriers lors des essais d’un téléphérique automoteur aux Deux-Alpes (Isère) le 28 mai 1972, sur la mort de 3 chasseurs alpins, dans la Combe Oursière du Taillefer (Isère) en avril 1976.
Il s’agissait d’abord d’agir plutôt en droit civil et en droit pénal pour faire valoir les droits des victimes, et c’est un peu plus tard, lors du lancement du surgénérateur nucléaire expérimental Superphénix, à Creys-Malville en Isère que nous commençons vraiment à se servir aussi du droit administratif pour agir contre ce projet. Nous menons alors avec la FRAPNA (Fédération Rhône-Alpes de protection de la nature), dont j’étais membre, devant le tribunal administratif des recours en annulation des travaux lancés par EDF sur le site de Creys-Malville, puis contre les permis de construire, les arrêtés préfectoraux, et ensuite, devant le Conseil d’État contre le décret d’autorisation d’installation nucléaire de base (INB) et ses décrets modificatifs… et tout cela va durer jusqu’en février 1997. Ce sont ces actions en justice qui aboutissent à l’annulation par le Conseil d’État le 14 février 1997 du dernier décret d’autorisation de Superphénix pris le 11 juillet 1994. Quand en juin 1997 Lionel Jospin arrive au pouvoir et que Dominique Voynet est nommée ministre de l’environnement, ils ont le choix entre relancer toute la procédure d’autorisation qui durerait plus de trois ans, ou abandonner, ce qu’ils décident justement de faire.
Donc le droit, nous y plongeons en premier lieu en défense, pour se défendre et défendre des personnes victimes des industriels ou de l’État, ouvriers, opposants, etc., avant de découvrir la force du recours administratif permettant de s’opposer à des actes juridiques irréguliers émanant des autorités publiques. J’ai consacré à ce sujet un article tiré de ces actions pour la Revue juridique de l’environnement en 1995 : « L’écologie à l’épreuve du droit. Le droit à l’épreuve de l’écologie ».
Vous employez beaucoup le « on » et le « nous » pour décrire vos actions de l’époque. Vous agissiez en tant que collectif institué avec toujours les mêmes personnes où c’était plutôt au sein d’organisations diverses et variées ?
J’ai souvent travaillé et agi avec les mêmes personnes tout au long de ces années, mais il y a eu également des groupes et collectifs différents. On ne peut bien évidemment pas faire fi de son engagement personnel car il coûte, il oblige, amenant à être attaqué voire traîné en justice, etc. Mais le « nous » est essentiel : il a pris la forme de divers groupements, collectifs et associations, déclarées ou non, syndicats, mouvements politiques… Il convient d’articuler les je-nous…
A l’époque, de nombreux syndicats, partis, mouvements, sont majoritairement favorables au nucléaire, au développement de la chimie, aux autoroutes, etc. Il est alors difficile d’agir au sein des partis en dehors de petites minorités.
Donc le droit, nous y plongeons en premier lieu en défense, pour se défendre et défendre des personnes victimes des industriels ou de l’État, ouvriers, opposants, etc., avant de découvrir la force du recours administratif permettant de s’opposer à des actes juridiques irréguliers émanant des autorités publiques.
Raymond Avrillier
Tout au long des années 70 et jusqu’au début des années 80, il y a toute une kyrielle de mouvements politiques taxés de « gauchistes », qui agissent sur les questions sociales, de démocratie, et ce qui ne se qualifie pas encore vraiment d’écologie. Lors des élections municipales de mars 1977, 9,1% des voix se portent sur la liste « Grenoble écologie, pour autogérer la cité ». Nous créons à Grenoble en 1982 l’association Grenoble Écologie Autogestion (GEA) pour préparer les élections municipales de 1983, GEA qui deviendra Écologie Alternatives Autogestion (E2A) puis Association Démocratie Écologie Solidarité (ADES). L’idée était bien de regrouper localement tous nos divers collectifs et courants d’actions afin d’avoir des représentants qui puissent peser au sein des institutions. Le parti Les Verts nait en 1984.
Le « nous » qui nous anime reste très divers, associatif, syndical ou politique, mais toujours pour construire une alternative par rapport à tel ou tel dossier local très concret : pour des alternatives à l’A51 (projet d’autoroute entre Grenoble et Marseille), pour la réduction des déchets contre l’extension du centre d’incinération de La Tronche (Nord-Est de Grenoble), pour sauver la piscine municipale de Grenoble promise à la démolition, pour le soutien au Collectif des usagers pour un chauffage urbain juste et solidaire, etc. L’idée est de ne pas rester dans une seule logique, qu’elle soit associative, syndicale ou partidaire, mais de constituer un front « populaire » autour de dossiers emblématiques, avec à chaque fois des gens de diverses sensibilités.
Pour chaque action, il y a toujours eu un petit groupe avec un·e ou deux porte-paroles, quatre ou cinq personnes chevilles ouvrières sur les aspects plus techniques et organisationnels, etc. Car il s’agissait de s’occuper de tout, de l’aspect juridique, de l’aspect financier, de l’aspect technique, et donc de regrouper de compétences sur lesquelles nous pouvions compter. Et évidemment en se regroupant dans des mouvements ou des collectifs qui étaient capables de se mobiliser et de mobiliser. Par exemple, pour proposer des alternatives à l’A51 avec un tracé alternatif de rénovation de la route nationale RN-75 à la place de faire une autoroute, on a travaillé, mètre par mètre, avec des spécialistes de la voierie. Sur Superphénix, on avait des copains-copines ingénieurs nucléaires qualifiés pour montrer le danger et l’impossibilité de démarrer ce surgénérateur, preuves à l’appui portées jusque devant le Conseil d‘État. Et on pouvait compter sur des avocats compétents comme Corinne Lepage et Christian Huglo.
Votre combat a toujours été basé à Grenoble, ou est-ce qu’il ne s’est pas étendu à un moment à l’échelle nationale, voire internationale ?
Les sujets principaux sur lesquels j’étais appelé par les ami-es au niveau national et international, c’est d’abord sur le nucléaire, où nous avons travaillé avec des Suisses, des Allemands, des Italiens…. En se battant contre Superphénix, nous avons créé un réseau européen, basé à Lyon, Les Européens contre Superphénix, dont j’ai été porte-parole, qui deviendra le Réseau Sortir du Nucléaire, et j’ai été amené à intervenir alors à Genève, Milan, Strasbourg… mais aussi au Japon, à l’appel de Greenpeace, ou à New York, pour montrer la nécessité de sortir de la course aux réacteurs à neutrons rapides qui portaient le risque de prolifération du plutonium de qualité militaire, et dont une vingtaine étaient prévus à l’exportation par exemple en Irak ou en Lybie… Nous travaillions de concert avec les ami·es de Greenpeace évidemment, mais aussi Contratom, WWF, IPPNW…. C’est l’époque où est également créée la CRIIRAD par Michèle Rivasi et d’autres militant·es (1986). On travaille à la fois sur le nucléaire et sur l’énergie, secteur dans lequel naissent alors tout un tas de réseaux alternatifs, comme ce qui va devenir NégaWatt.
Le deuxième gros dossier qui m’a amené à être appelé à l’étranger, c’est celui de l’eau. A Grenoble, nous avons été une des premières villes à nous préoccuper sérieusement de l’eau et de sa gestion, pour en reprendre le contrôle public, quand en 1989, l’ancien maire de Grenoble Alain Carignon la privatise illégalement ce service public essentiel, vital, au profit de la Lyonnaise des eaux (groupe Suez), par un contrat de vingt-cinq ans donc prévu pour durer jusqu’en 2014. Nous sommes les premiers (et les seuls…) à révéler un système de corruption autour de cette décision, alors que de tels systèmes existaient dans bien d’autres villes, sans réaction. Je porte ce dossier pour les élu·es minoritaires écologistes et alternatifs dont je suis président de groupe, en conseil municipal, dans les manifestations pour le maintien du service public, et devant la justice administrative (tribunal administratif de Grenoble qui rejette notre requête en annulation de cette délibération, puis Conseil d’État). Il va nous falloir huit ans d’actions, dont les recours pour excès de pouvoir contre délibération de concession entre corrupteurs de la Lyonnaise des eaux et maire corrompu et ses complices, qui ne seront jugés qu’en octobre 1997 par le Conseil d’État, au motif que « les motifs réels de la délibération attaquée ont été dissimulés aux membres du conseil municipal et l’information fournie à ceux-ci a été de nature à les induire en erreur sur la portée des contrats soumis à délibération ».
Pendant ces années de lutte et ensuite avec la reprise de contrôle public en régie du service public de l’eau, je vais être appelé par des mouvements et des collectivités, au niveau national (Paris reprendra le contrôle de ce service dix ans après, Lyon vingt ans après) puis dans d’autres pays d’Europe, en particulier pour de nombreuses mobilisations en Italie, et d’Amérique du Sud. Par exemple, étant alors vice-président en charge de l’assainissement de la communauté d’agglomération de Grenoble, je serai amené à me déplacer avec France Libertés et Danièle Mitterrand, en Argentine, Bolivie, Brésil, Uruguay, en 2005, pour soutenir les luttes pour reprendre le contrôle public de l’eau qui ne devrait pas être une marchandise mais notre « patrimoine commun ». L’ambassadeur de France à La Paz, en Bolivie, va intervenir pour dissuader Danielle Mitterrand de mener ces actions qui s’opposent à une entreprise française, Suez, qui détient la privatisation de l’eau en Bolivie.
Mais quand on conteste comme vous de grands projets portés par l’État et le secteur industriel dès les années 70, qu’est-ce qui fait qu’on peut avoir confiance en l’État de droit et en l’outil juridique pour essayer de s’en servir afin de gagner un combat ?
Je n’étais pas juriste, mais j’ai été amené à comprendre l’importance du contrôle collectif populaire, républicain, de la légalité des actes, en usager du service public de la justice en particulier administrative. Et ce n’est pas facile à porter au départ, car on passe pour un « procédurier », tant auprès de ses amies que de ses adversaires, alors que ce sont les décideurs de ces actes irréguliers qui sont procéduriers. Mais lorsqu’on regarde la légalité de la procédure qui a été utilisée, on se demande notamment, sur la forme, en légalité externe, si la population a bien été consultée avant de prendre telle ou telle décision, quels sont les documents fournis lors l’enquête publique, est-ce que les avis préalables sont réguliers, comment ont été étudiées les alternatives. Et sur le fond, en légalité interne, on est amené à regarder la légalité de l’acte administratif par rapport à la législation existante.
Il y a alors plusieurs niveaux d’actions à mener conjointement, avec des temporalités différentes : la première, c’est l’action de s’opposer à un projet : on manifeste, on pétitionne, on conteste, on s’oppose. Mais on s’aperçoit à certains moments que cette protestation reste du domaine de l’incantation. Donc, comment lui donner de la durée pour obtenir des résultats ? C’est à ce moment-là que se construit progressivement l’idée qu’il faut quand même regarder si nos règles collectives ont bien été respectées. D’une certaine manière, bien qu’étant opposants et contestataires des pouvoirs publics, nous sommes plus républicains et démocrates que certains responsables publics ou certaines institutions qui ne respectent pas nos règles communes dans les domaines de l’écologie et de la démocratie.
Cette conscience de l’importance du respect du droit, je pense qu’elle naît d’abord chez moi par rapport aux accidents du travail. Et notamment par les dangers chimiques ou nucléaires que doivent supporter les travailleurs de ces secteurs et qui sont alors totalement sous-estimés. On va alors notamment enquêter et dénoncer les fuites de substances radioactives au CENG, le centre d’études nucléaires de Grenoble, du CEA, par le biais d’un journal créé en 1974, la Main dans le trou du fût2, en mode Charlie Hebdo de l’époque. Car les journaux locaux comme le Dauphiné Libéré ne révèlent pas tout. Pour accéder à certaines informations, comme le plan particulier d’intervention (PPI) de la centrale de Creys-Malville, on en arrive même à devoir les subtiliser à la préfecture de l’Isère.
La loi de 1978 sur l’accès aux documents administratifs va néanmoins nous aider. On va s’en servir immédiatement face à des pouvoirs publics qui continuent de dissimuler sciemment certains documents administratifs. Donc la première lutte juridique que l’on mène, c’est celle de l’accès à l’information, aux informations, aux documents. La seconde, c’est celle de la sûreté et de la sécurité. À Superphénix, nous finissons par gagner devant le Conseil d’État, 13 ans après la mise en service de cette expérimentation dangereuse, parce que nous apportons les preuves que la centrale ne dispose pas des conditions de sûreté nécessaires pour son décret d’autorisation. Autre exemple, dans l’action pour préserver la Colline Verte, au Sud de Grenoble, qu’une société locale veut transformer en carrière, alors que le préfet prend un arrêté autorisant l’exploitation de cette carrière en août 1974, c’est après une grande mobilisation citoyenne locale pour informer la population et un combat juridique, que le tribunal administratif suspend l’autorisation préfectorale un an plus tard et en octobre 1976 que le projet est annulé. C’est une de nos victoires écologiques locales qui marque.
Tout au long de ces années, vous avez pu observer comment évoluaient le droit et sa jurisprudence en matière d’environnement. Est-ce que vous avez l’impression que la protection de la nature a vraiment progressé ?
Il y avait d’abord beaucoup de retard au niveau de l’administration publique pour contrôler les installations, en particulier les installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE) ou les installations nucléaires de base (INB). Avec toutes nos actions contre le lobby nucléaire nous avons réclamé une autonomie des autorités de contrôle et plus de contrôle de la part des pouvoirs publics. Ce qui a notamment amené à la création de l’Autorité de sureté nucléaire (ASN), avec l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), un grand progrès juridique en la matière, donnant des avis préalables théoriquement indépendants, aujourd’hui remis en cause. La création des Missions régionales d’autorité environnementale (MRAe) a également été un vrai progrès, car pendant longtemps prédominait largement l’intérêt économique et financier dans les avis préalables obligatoires de l’autorité environnementale auparavant placée sous l’autorité du préfet. Il a fallu une vingtaine d’années, entre 1970 et 1990, pour que le juge administratif puis ensuite le juge pénal et le juge civil prennent réellement en compte le droit de l’environnement, maintenant codifié dans le code de l’environnement. Ses articles L.124-1 et suivants, par exemple, sont très utiles pour le droit aux « informations relatives à l’environnement ».
Et le droit européen s’y est ajouté et a commencé à s’imposer au fur et à mesure, à partir des années 90. La directive européenne sur l’accès du public à l’information en matière d’environnement (1990 puis 2003) a par exemple fait progresser le droit français. Mais il y a parfois un effet boomerang avec ces textes, comme la directive sur l’eau qui vient protéger très utilement cette ressource vitale tout en en faisant une marchandise. Ou la réglementation REACH, très utile pour la protection de la santé contre des substances chimiques mais qui comporte d’énormes trous dans la raquette. Alors, même si ces textes européens s’inscrivaient dans une logique marchande et concurrentielle que nous rejetons, nous n’avons eu de cesse d’en utiliser certaines dispositions positives pour la bonne cause.
D’une certaine manière, bien qu’étant opposants et contestataires des pouvoirs publics, nous sommes plus républicains et démocrates que certains responsables publics ou certaines institutions qui ne respectent pas nos règles communes dans les domaines de l’écologie et de la démocratie.
Raymond Avrillier
Qu’est-ce qu’il faudrait changer en priorité dans le droit pour avoir une meilleure protection de l’environnement, dans le contexte actuel de chaos climatique et de destruction de la biodiversité ?
J’insisterais d’abord sur l’accès aux informations qui mérite d’être davantage renforcé, en particulier pour rendre exécutoires plus rapidement les décisions de justice. Quand on voit qu’il nous a fallu par exemple quatre ans pour obtenir l’application d’un avis de la commission d’accès aux documents administratifs (CADA) notifié au président Laurent Wauquiez de la région Auvergne-Rhône-Alpes, c’est beaucoup trop long. Il convient de réhabiliter l’accès aux informations, d’appliquer pleinement et rapidement le code des relations entre le public et l’administration (CRPA), pour pouvoir prendre des décisions en toute connaissance de cause.
Ensuite il faut retrouver un véritable service public de l’environnement, c’est-à-dire des personnels de l’administration d’État qui dans les ministères, dans les préfectures, dans les services publics, aient les moyens de disposer des informations, de faire toutes les études et contrôles nécessaires avant toute prise de décision ayant un impact sur l’environnement. C’est valable pour les Agences régionales de santé (ARS), c’est valable pour les DREAL, etc. Et il convient de renforcer l’assistance aux élu-es et aux administrations dans les collectivités locales. Combien de communes peuvent avoir aujourd’hui un service environnement ou au moins un service urbanisme ayant une compétence environnement ? Il faut une préoccupation environnementale qui soit centrale dans toutes les décisions publiques. La Direction régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement entamée sous Sarkozy en 2007 et poursuivie depuis a fait disparaître des pans entiers de services publics dont nous aurions par ailleurs bien besoin en matière environnementale.
Pour finir, on observe depuis quelques années des collectifs militants qui s’emparent du droit, notamment le droit international issu des COP, pour faire avancer la justice climatique, comme vous le faites depuis longtemps. Je pense notamment à l’Affaire du siècle. Comment est-ce que vous percevez cela ?
C’est très bien de viser encore plus haut et encore plus fort. Mais il faut toutefois à mon sens commencer par utiliser les moyens d’ores et déjà existants à notre humble niveau, celui que l’on maîtrise en premier. J’irais par ordre croissant du niveau très local jusqu’aux COP au niveau global. Toujours « agir local, penser global ». Disons qu’avant de poser comme point d’appui juridique l’Accord de Paris sur le climat, regardons d’abord ce qu’il y a déjà dans notre code de l’environnement et comment il est respecté. Notre Affaire à tous qui a réussi à faire condamner l’État pour inaction climatique agit d’ailleurs également au niveau local, comme sur les PFAS à Pierre-Bénite. Il faut penser, et agir, en fait à tous les échelons, et c’est ce qui fait la force de l’écologie politique dans ses actions réelles. Quand on mène une action écologique de proximité qui touche directement la vie des gens, ça leur permet, quelle que soit leur sensibilité, de se sentir à nouveau maître de leur environnement.
- Les plans neige sont un ensemble de plans décidés en France à l’échelle nationale entre 1964 et 1977. Mettant en œuvre les principes de la doctrine neige, le but est de créer et d’aménager des stations de sports d’hiver de haute montagne. De 1964 à 1977, les plans neige successifs aboutissent à la construction de 150 000 lits répartis dans plus de 20 stations nouvelles et 23 stations anciennes.
- Sur l’émergence du mouvement de contre-information écologique grenoblois, lire <https://bit.ly/4gFjdSt>