L’ouvrage de Dominique Méda1 La mystique de la croissance. Comment s’en libérer, paru chez Flammarion en septembre, revient sur les origines de la définition du concept de croissance, décrit les étapes de sa montée en influence dans l’analyse économique et les politiques publiques pour mieux en montrer les limites, et suggérer les voies et moyens d’une transition écologique.
Il présente un triple intérêt.
‘La mystique de la croissance’ est d’abord une recension très complète des travaux existants sur la notion de croissance doublée d’un rappel historique. D’Adam Smith, aux conclusions du GIEC ou au fameux rapport de Tim Jackson de 2009 ‘Prospérité sans croissance’, Dominique Méda n’hésite pas à embrasser plus de deux siècles d’histoire économique et sociale pour faire apparaître les logiques qui ont donné à la notion de croissance une place centrale conduisant à en faire un synonyme du progrès. Elle nous montre que les présupposés de la science économique au XVIIIe siècle ont structuré le modèle de développement qui est le nôtre (ce qu’elle nomme ‘mystique de la croissance’) selon des principes qui se sont révélés de plus en plus contestables. L’auteure rappelle en effet que la science économique au XVIIIe siècle s’est d’emblée fondée sur une vision utilitariste du monde où la production et la consommation étaient destinées à alimenter conjointement le profit et le lien social, la nature y étant appréhendée exclusivement comme une ressource de la production. Des analyses qui laissaient les question de l’épuisement de la nature et de la soutenabilité des processus, du sort des générations futures, et a fortiori de la possibilité d’un respect de la nature et plus largement des non humains hors du cadre de l’analyse. Une approche qui a connu une nouvelle étape avec la création de la comptabilité nationale et l’utilisation de l’indicateur du Produit intérieur brut (PIB). Dominique Méda situe à la fin des années 1960 l’émergence d’une critique de cette approche qui prend des formes diverses mais convergentes; on pense bien sûr au rapport Meadows et à son constat sur l’épuisement prévisible des ressources mais aussi au rôle essentiel joué par l’éthique environnementale autour d’auteurs comme Baird Callicott ou Catherine Larrère.
Le deuxième mérite de l’ouvrage de Dominique Méda est de nous appeler sans détour à ‘Changer’! C’est sous ce chapeau qu’elle regroupe des développements conséquents sur la nécessité d’une remise en cause du PIB comme indicateur unique rappelant sur ce point l’importance des recherches de Jean Gadrey ou Florence Jany-Catrice notamment (tout en prenant position pour un ou plusieurs indicateurs complémentaires et non pour un indicateur de substitution), d’une prise en compte de la valeur de la nature reposant non sur la notion de capital trop réductrice mais fondée sur le concept de patrimoine , voire même sur l’idée d’une valeur intrinsèque de la nature, ou sur le rappel que la transition écologique ne se fera pas sans une transformation radicale de nos économies en termes d’investissements, de modification de la place du travail, d’innovations, de reconnaissance de la dette du Nord en termes d’empreinte carbone à l’égard du Sud, et de débats sur les choix collectifs. Il est remarquable que sur des sujets d’une grande complexité où il est difficile de prévoir l’évolution des comportements sociaux et la position des Etats et des acteurs économiques, Dominique Méda se fasse en permanence l’apôtre de la démocratie et de la discussion collective. Pour elle changer les hypothèses de notre contrat social pour y intégrer les préoccupations de la nature, du long terme et des générations futures implique bien une nouvelle délibération collective.
Enfin dans ses propositions de mise en œuvre, Dominique Méda réussit à tenir dans un même mouvement la nécessité d’une refondation intellectuelle et celle d’un passage à la réalité de la transition écologique. Refondation intellectuelle comme le suggère Tim Jackson appelant à une nouvelle théorie macroéconomique écologique qui permettrait d’enrichir les hypothèses économiques par l’intégration de données physiques aux modèles macro-économiques dans la ligne des travaux d’Isabelle Cassiers et de Joan Martinez Alier. Dans ce processus d’invention d’une autre pensée du monde, Dominique Méda met l’accent sur la vulnérabilité et l’approche du care. C’est ainsi à travers la conscience de la vulnérabilité de la nature et de notre propre vulnérabilité que nous pourrons selon elle, repenser les politiques publiques. Plusieurs propositions se situent dans la perspective d’un passage à la réalité de la transition. Sur ce point l’auteure ne nous laisse pas ignorer les difficultés d’une mise en œuvre alors que la crise des finances publiques étreint la vieille Europe. Reprenant Tim Jackson elle rappelle que les investissements nécessaires pour réaliser la transition écologique seraient de l’ordre de 2 à 3 points du PIB européen et qu’en période de faible croissance les effets de ces investissements sur les économies sont très difficiles à anticiper. Cela illustre bien la nécessité de planifier en amont une véritable stratégie de transition écologique dans laquelle les Etats et les institutions publiques ont un rôle essentiel à jouer.
Transdisciplinarité de la pensée, révision des hypothèses économiques, rôle des communs et de tout ce qui relève de l’inquantifiable, limites de la mesure, l’essai de Dominique Méda nous invite à laisser de côté nos certitudes pour porter une transformation du monde qui devrait affecter l’ensemble de nos façons de faire et de vivre ensemble. Il ne suffira pas en effet d’encadrer l’économie par l’éthique de la nature, la délibération démocratique et l’accompagnement étatique: la transition écologique implique de nouvelles mœurs. Comment réaliser ce changement des mœurs sans l’imposer autoritairement? C’est la question qu’il reste à poser.
1. Dominique Méda est membre du Conseil de surveillance de la Fondation de l’Ecologie Politique.
Lucile SCHMID, vice-présidente de la Fondation de l’Ecologie Politique
Crédit photo: Eric Coquelin
Retrouvez la vidéo de l’intervention de Dominique Méda, intitulée Quelles vertus et quelles mœurs pour une société écologique?, lors du séminaire inaugural de la Fondation de l’Ecologie Politique le 28/06/2013.
Vidéo: Estelle Bratessani pour la FEP