Introduction : le mode de vie, enjeu marketing ou révolutionnaire ?
Manger moins de viande, recourir aux transports en communs etc. font consensus en termes de transformation écologique. Et la problématique est très vite qualifiée de «changement des modes de vie ». Pourtant, à partir de là, plusieurs voies semblent possible, qui vont du « petit geste » encouragé par les « nudges » (1) jusqu’à des changements de civilisation, à l’instar d’Engels énonçant les buts ultimes de l’émancipation : « les hommes, enfin maîtres de leur propre mode de vie en société, deviennent aussi par là même, maîtres de la nature, maîtres d’eux-mêmes, libres » (2), en passant par la « consommation engagée » (3). Comment ce concept peut-il avoir une étendue aussi vaste ? Comment le définir, dans ce cas-là ? Cette note revient sur quelques définitions, en cherchant à souligner l’intérêt anthropologique du concept. Elle distingue les modes de vie des styles de vie, des minorités actives et du système. Elle caractérise brièvement les formes du changement des modes de vie à l’aune de l’histoire des sociétés prémodernes, du libéralisme et du socialisme, notamment de l’expérience yougoslave. Elle suggère que l’approche suivant les modes de vie permet de mieux comprendre ce qu’il en est de l’émancipation, qui a trait à l’histoire que nous faisons plus qu’à la répartition des richesses ou à la maîtrise du pouvoir de gouvernement, qui n’en sont que des instruments.
Qu’est-ce que le mode de vie ?
La question des modes de vie est travaillée de longue date par le sociologue Salvador Juan (4). Il n’est pas le seul. Le philosophe Mark Hunyadi (5), le sociologue Bruno Maresca (6), les politistes Ulrich Brand et Marcus Wissen (7), et de manière plus surprenante peut-être, le leader bolchévique Léon Trotsky (8) ont également écrit sur le sujet. Hunyadi pose une question particulièrement pertinente : comment se fait-il que nous nous retrouvions dépendants du téléphone portable sans se souvenir en avoir jamais exprimé le besoin ? Et pour cause, puisque c’est bien ce qui s’est passé (9), et l’on pourrait prendre d’autres exemples, tels que l’automobile (10). Une fois dépendants de l’objet, les questions éthiques prolifèrent, mais elles demeurent « petites », au sens où elles n’ont pas de prise sur l’évolution des modes de vie, sinon à la marge. La petite éthique « est muette face à des phénomènes aussi prégnants que l’individualisme croissant, le culte de la performance, l’économisme ambiant, la marchandisation de tous les biens, la juridicisation des rapports humains, la darwinisation des rapports sociaux, la perte de solidarité entre les générations, la technicisation de l’homme et de son environnement, la standardisation des biens culturels, la normalisation des comportements, l’uniformisation des modes de vie, la religion du chiffre dans tous les domaines de l’action humaine, la domestication des individus par le monde du travail » (11).
Ce que Hunyadi appelle la « tyrannie » des modes de vie fait curieusement écho à un écrit peu connu de Trotsky. En 1923, en pleine Nouvelle économie politique (NEP), il est alors le second personnage de la vie politique russe, commissaire du peuple à l’armée et à la marine. Il a cette expression peu connue, qui saisit pourtant assez bien cette sensation d’être emporté par le tapis roulant des modes de vie, que personne ne décide mais que tout le monde subit (12) : « c’est le problème du mode de vie qui nous montre, plus clairement que toute autre chose, dans quelle mesure un individu isolé se trouve être l’objet des événements, et non pas leur sujet. Le mode de vie, c’est-à-dire l’environnement et les habitudes quotidiennes, s’élabore, plus encore que l’économie, “dans le dos des gens” (l’expression est de Marx). La création consciente dans le domaine du mode de vie a occupé une place insignifiante dans l’histoire de l’humanité. Le mode de vie est la somme des expériences inorganisées des individus ; il se transforme de façon tout à fait spontanée sous l’influence de la technique ou des luttes révolutionnaires, et au total, il reflète beaucoup plus le passé de la société que son présent » (13). Et alors que Hunyadi vise le libéralisme, le propos de Trotsky est plus anthropologique : c’est de l’histoire humaine dans sa totalité dont il est question.
Les définitions qui sont données par les différents auteurs cités sont assez similaires. Les modes de vie se tiennent « à l’interface du système et de l’expérience sociale telle qu’elle est vécue par les acteurs eux-mêmes » ; c’est « l’ensemble des pratiques concrètes qui façonnent effectivement les comportements de chacun en produisant des attentes auxquelles, pour se socialiser, les individus se conforment. Le mode de vie est la face sous laquelle le système se présente aux acteurs, en leur imposant des attentes de comportement déterminées » (14). Le mode de vie désigne une totalité dialectique, objective et subjective, ne se réduisant pas à un mode de production au sens étroit du terme (travail, temps de travail, rémunération) mais incluant la consommation, les activités domestiques et familiales, l’art, le droit, la dimension rituelle, religieuse, théâtrale, et plus généralement toute l’activité symbolique, quand bien même serait-elle aliénée. Le mode de vie, c’est les différentes dimensions du monde vécu en tant que dispositif sociotechnique (infrastructures, réseaux etc.), dont ils n’ont que partiellement conscience – sans cela, ils feraient l’histoire qu’ils font. […]