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Image illustrant l'entretien avec Fanny Hugues. Titre en citation.

« Les modestes économes des campagnes ne se disent pas écologistes »

- 13 février 2025

Fanny Hugues propose des pistes d’analyse du rapport à l’écologie d’une partie des classes populaires et des petites classes moyennes rurales, qui adoptent des modes de vie caractérisés par de faibles revenus et une importante économie de subsistance, qu’elle qualifie de “débrouilles rurales”. Malgré des pratiques quotidiennes sobres, celles et ceux qu’elle nomme « modestes économes » ne se revendiquent pas « écolo ».

Pourquoi avoir choisi de travailler sur les classes populaires rurales ? Qu’est ce qui les caractérise ?

J’ai réalisé mon travail de recherche précédent sur une cueilleuse de plantes médicinales et aromatiques sauvages, qui vit dans la Drôme et dont j’ai suivi le quotidien. J’ai centré ce travail sur son ménage, mais de fait, je me suis rendu compte qu’il était en interdépendance avec des ménages du coin. Elle vivait avec peu d’argent, avec l’aide du RSA pour compléter son faible chiffre d’affaires, à relative distance du capital culturel légitime, avec trois enfants à charge et elle était célibataire. De fait, par plein de ses caractéristiques sociales, elle appartenait aux classes populaires. Son cas m’a donné envie de continuer de travailler sur ces économies « informelles » rurales. Et puis, il y a eu les Gilets jaunes, qui ont commencé en novembre 2018. Pendant la rédaction de mon projet de thèse, le mouvement était en pleine effervescence et plein de voix s’élevaient, particulièrement des campagnes. Des voix de personnes qui disaient qu’elles galéraient dans l’ombre. Je me suis donc demandé : comment vit-on avec peu d’argent à la campagne? Je souhaitais adopter une entrée par les modes de vie et les espaces domestiques.

Dans mon enquête actuelle, les trois quarts des personnes que j’ai rencontrées appartiennent aux classes populaires. Elles ont peu de revenus, sont caractérisées par la petitesse de leur statut social, et par un éloignement vis-à-vis de la culture légitime. Un quart d’entre elles font plutôt partie des petites classes moyennes, car elles possèdent un relatif capital culturel essentiellement non certifié. J’ai choisi la dénomination de « modestes économes » pour désigner l’ensemble de mes interlocuteurs et interlocutrices. Celle-ci renvoie à leurs conditions matérielles d’existence restreintes et à leurs pratiques économes. Elle désigne également celles et ceux qui ne cherchent pas à se mettre en valeur, à la manière de ces personnes qui mènent leur vie de manière discrète, sans chercher à se faire remarquer en dehors de leur cercle d’interconnaissance. J’ai rencontré 44 personnes, autant de femmes que d’hommes, ayant entre 34 et 88 ans, réparties dans 31 ménages. La moitié vit en couple hétérosexuel, les autres sont célibataires. Un nombre conséquent d’entre elles et eux n’ont pas d’enfant à charge, voire pas d’enfant. Ces ménages vivent en dessous ou autour du seuil de pauvreté, équivalent à 1120 euros en 2020. Leur niveau de vie médian est égal à 880 euros par mois. C’est très peu, mais ils ont très peu de crédits et sont très majoritairement propriétaires. Il ne faut cependant pas imaginer des propriétés grandiloquentes : il s’agit souvent de vieilles bâtisses, parfois héritées, qui nécessitaient d’importants travaux. Les modestes économes les ont plus ou moins rénovées, et leurs états sont donc hétérogènes. Il s’agit aussi de terrains sur lesquels sont posés des habitats légers. Ce sont essentiellement des femmes qui ne sont pas propriétaires et louent des logements dans le parc privé ou public. Ce qui caractérise l’ensemble de ces modestes économes, même les non-propriétaires, c’est leur stabilité résidentielle. Elles et ils partagent une certitude : celle de ne pas se retrouver sans toit du jour au lendemain. Par exemple, les locataires du parc privé connaissent leurs propriétaires, qui peuvent être leurs voisin·es et ne vont pas les mettre à la rue.

Ce qui caractérise l’ensemble de ces modestes économes, même les non-propriétaires, c’est leur stabilité résidentielle. Elles et ils partagent une certitude : celle de ne pas se retrouver sans toit du jour au lendemain.

Fanny Hugues

Ainsi, je distingue quatre sous-groupes au sein des modestes économes. Il y a les « femmes précarisées », les « retraité·es agricoles », les « ouvrier·es et paysan·nes », et les « petit·es intermédiaires ». Pour les rencontrer, j’ai réalisé une ethnographie multisituée dans six départements : l’Ariège, le Tarn, la Haute-Vienne, le Finistère, la Sarthe et la Moselle. Cela m’a permis d’accéder à plusieurs réseaux d’interconnaissance et d’entraide, mais également à différentes manières de se débrouiller en milieu rural, tout en multipliant les profils sociaux des personnes enquêtées.

Pour réaliser ce travail, vous vous êtes aussi appuyée sur une enquête ethnocomptable. En quoi consiste cette méthode et de quelle manière vous a-t-elle aidée à saisir le rapport à l’écologie des modestes économes ?

L’ethnocomptabilité a notamment été diffusée en France par l’ouvrage d’Alain Cottereau et Moktar Mohatar Marzok intitulé Une famille andalouse et publié en 2012. Les chercheurs sont intéressés à ce qui compte pour les personnes, comment est-ce qu’elles évaluent la valeur des choses autour d’elles et font des arbitrages économiques, en se fondant sur l’exemple d’un ménage hétérosexuel très précaire. Par la suite, en 2016, l’atelier de l’EHESS sur cette méthode a débouché sur la publication d’un numéro spécial, « Joindre les deux bouts », dans la Revue des politiques sociales et familiales. Cet atelier, toujours très actif, permet de discuter des recherches ethnocomptables en cours.

Si les modestes économes vivent avec peu d’argent, ils et elles mobilisent toutefois une abondance de ressources non monétaires.

Fanny Hugues

Si les modestes économes vivent avec peu d’argent, ils et elles mobilisent toutefois une abondance de ressources non monétaires. L’ethnocomptabilité permet, par des tableaux, de visibiliser ce qu’on appellerait leur « économie informelle » d’un point de vue très statistique. Par exemple, j’ai travaillé sur le cas d’un couple qui compte sur un seul salaire et des indemnités chômage pour vivre. Simon et Nelly ont des enfants à charge, mais n’ont pas le permis ni de voiture. Leurs déplacements motorisés reposent donc sur le père de celle-ci, qui ne vit pas loin et les emmène faire les courses, leur apporte du bois et des légumes. En échange, Nelly l’aide sur certaines choses : elle lui cuisine des plats et s’occupe de ses papiers administratifs. Le couple peut aussi compter sur des ami·e·s pour se déplacer, de même qu’un bus passe à quelques dizaines de mètres de leur domicile. Ainsi, Simon et Nelly affirment que cela ne leur manque pas vraiment de ne pas avoir de voiture, voire que ce serait pire d’en posséder une en raison des coûts associés. Pour saisir l’apport de ces pratiques et réseaux d’entraide, j’ai essayé de chiffrer ce que l’entraide représente dans leur budget. J’ai relevé le temps pris et les économies d’argent réalisées, pour prendre en compte tout ce qui échappe aux échanges seulement monétaires, et saisir ce qui relève de l’économie dite informelle.

Pour saisir l’apport de ces pratiques et réseaux d’entraide, j’ai essayé de chiffrer ce que l’entraide représente dans leur budget.

Fanny Hugues

Dans mon enquête, j’ai ainsi étudié les dons, les prêts, la récupération, le bricolage, la production domestique, notamment alimentaire et de bois de chauffe, mais également la cueillette voire la chasse, qui composent les débrouilles rurales. Celles-ci désignent des modes de vie économes caractérisés par une modicité de revenus et une importante économie de subsistance. Par exemple, la production domestique alimentaire est une activité de subsistance qui désigne le fait de cultiver un potager, un verger, voire d’élever une basse-cour et un cheptel, mais également, le fait de cuisiner, et de transformer les denrées en bocaux et conserves. Dans mon travail de thèse, l’ethnocomptabilité m’a permis d’objectiver ce qui fait que les débrouilles rurales se reproduisent dans le temps. Il s’agit de véritables modes de vie, caractérisés par un ensemble de pratiques inscrites dans des processus de socialisation et fondés sur les ressources en présence, qui forment des économies domestiques.

Le temps à soi, chez soi, est primordial dans ces modes de vie. Parce que sans temps pour retaper sa maison, sans temps pour récupérer ou réparer, sans temps pour apprendre et assister à des démonstrations de compétences, points de débrouilles rurales.

Fanny Hugues

L’ethnocomptabilité permet de démontrer que le temps à soi, chez soi, est primordial dans ces modes de vie. Parce que sans temps pour retaper sa maison, sans temps pour récupérer ou réparer, sans temps pour apprendre et assister à des démonstrations de compétences, point de débrouilles rurales. En effet, ne pas avoir de temps disponible signifie souvent recourir à l’achat. Ainsi, ce qui est marquant, c’est que le temps que les modestes économes attribuent au travail de subsistance est prioritaire au temps octroyé au travail rémunéré. D’un point de vue strictement économique, j’ai remarqué dans l’enquête qu’il n’est pas forcément plus rentable de s’adonner à la production de bois de chauffe plutôt que l’acheter. Or, les hommes qui en ont en charge font preuve de rationalités populaires qui ne s’appuient pas uniquement sur des arguments économiques, mais incluent également des arguments matériels, comme l’apprentissage de nouveaux savoir-faire et le maintien en forme physique, moraux autour de la mise au travail, mais aussi symboliques, à travers la reconnaissance locale associée à cette pratique.

Ces rationalités populaires ne s’appuient pas uniquement sur des arguments économiques, mais incluent également des arguments matériels, comme l’apprentissage de nouveaux savoir-faire et le maintien en forme physique, moraux autour de la mise au travail.

Fanny Hugues

Quel rôle la stabilité résidentielle joue-t-elle dans ces modes de vie ?

Les espaces domestiques des modestes économes s’étendent aux forêts, aux champs, aux rivières environnantes. Elles et ils vont y cueillir, y glaner, y chasser, y pêcher.

Fanny Hugues

C’est un aspect très important de ces modes de vie. Par exemple, le bricolage s’appuie sur la récupération d’objets et matériaux sur le bord de la route, à la déchetterie, chez des ami·es ou encore de choses conservées depuis le décès de ses parents. Toute cette récupération nécessite d’être stockée, que ce soit sur le terrain ou dans une pièce dédiée au bricolage. Cette possibilité de stockage repose sur la stabilité résidentielle, soit le fait de savoir que l’on ne va pas être délogé·es à moyen, voire à long terme. Ces stocks représentent une richesse, une forme de capital économique incorporé. C’est ce point en particulier qui fait la spécificité des débrouilles rurales, par rapport à ce qu’on pourrait appeler les débrouilles urbaines, étudiées notamment par le Collectif Rosa Bonheur. Les débrouilles rurales se caractérisent par des espaces à soi, qui sont à la fois légalement possédés et souvent vastes. Les espaces domestiques des modestes économes s’étendent aux forêts, aux champs, aux rivières environnantes. Elles et ils vont y cueillir, y glaner, y chasser, y pêcher. Ceux-ci s’étendent également aux espaces domestiques du coin qui composent leur économie d’entre-subsistance, pour reprendre le terme de Geneviève Pruvost, fondée sur des échanges non monétaires, comme des trocs, prêts et dons. Ces modes de vie reposent sur des savoir-faire techniques et des compétences pratiques, qui sont inégalement répartis, notamment entre les hommes et les femmes. Le bricolage, c’est vraiment « faire avec ce qu’on a », selon une expression plusieurs fois entendue dans l’enquête. Ce n’est pas aller au magasin pour acheter pile ce qu’il faut et revenir avec. C’est faire avec les ressources matérielles, mais également avec celles et ceux avec lesquel·les on s’entraide.. Les modestes économes essaient toujours de faire en sorte que les choses durent le plus longtemps possible, en les maintenant, puis en les réparant. Ces personnes ne bricolent pas uniquement par nécessité, mais également par curiosité de comprendre, d’apprendre, par recherche d’amusement, et volonté de créer.

Le bricolage, c’est faire avec les ressources matérielles, mais également avec celles et ceux avec lesquel·les on s’entraide.

Quel est le rapport à l’écologie de ces modestes économes ?

Dans mes premiers entretiens, je questionnais les personnes sur une sorte de panorama de leurs modes de vie. Je souhaitais aussi m’intéresser à leur rapport aux enjeux environnementaux. Et du coup, je demandais: « est-ce que tu te dirais écolo » ou « c’est quoi l’écologie pour toi » ? Soit il y avait un blanc, soit certaines ne comprenaient pas ce que je voulais dire par là, tandis que d’autres battaient en brèche. Je me suis donc aperçue que ce terme ne leur convenait pas, et qu’il ne fallait pas que je l’impose de but en blanc. J’ai donc abordé cette thématique par le biais des autres postes du mode de vie, comme l’alimentation, le chauffage et les déplacements. Au final, je me suis rendu compte que c’était un résultat, qu’en fait les modestes économes ne se disent pas écologistes.

Quand je demandais « c’est quoi l’écologie pour toi » ? Soit il y avait un blanc, soit certaines ne comprenaient pas ce que je voulais dire par là, tandis que d’autres battaient en brèche.

Fanny Hugues

Comment expliquez-vous cette forme de rejet du terme « écologie »?

En fait, les modestes économes ne se disent pas écologistes sans pour autant être indifférent·es aux enjeux environnementaux. Ce que le fait de ne pas se dire écologiste signifie ici, malgré des modes de vie écologiquement très sobres, c’est une absence de reconnaissance dans les normes écologiques dominantes portées par les classes supérieures, notamment urbaines. En fonction des positions de classe, des appartenances de genre et de génération des modestes économes, j’ai identifié plusieurs types d’écologies morales, caractérisées par la production de normes écologiques situées en contrepoint des normes dominantes en la matière. Le terme d’« écologies morales », proposé par l’historien Karl Jacoby, désigne les croyances, les pratiques et les traditions qui régissent la manière dont les personnes interagissent avec l’environnement. Je me suis donc intéressée au rapport aux enjeux environnementaux des modestes économes, plutôt que chercher à définir en creux leur écologie à partir des normes écologiques légitimes. Ce qui m’intéressait, c’était aussi la perméabilité de leurs pratiques et de leurs discours vis-à-vis de ces normes : sont-elles réappropriées ou mises à distance?Par exemple, l’écologie morale anti-gaspillage des femmes précarisées de l’enquête se caractérise par une adhésion limitée aux normes écologiques en matière de gaspillage, déchets et tri sélectif. Elles mettent en avant leurs propres normes anti-gaspillage, guidées par un fort sens moral et imperméables aux normes écologiques légitimes. Toutefois, si leur écologie morale est perméable aux injonctions vis-à-vis de la gestion des déchets, elles se dédouanent de la responsabilité des solutions qu’il convient d’apporter à la crise écologique. Dans tous les cas, il s’agit de résistances discrètes à ces normes écologiques légitimes, mais, pour différentes raisons, les modestes économes ne politisent pas forcément leurs pratiques économes.

Le fait de ne pas se dire écologiste signifie ici, malgré des modes de vie écologiquement très sobres, c’est une absence de reconnaissance dans les normes écologiques dominantes portées par les classes supérieures, notamment urbaines.

Fanny Hugues

De plus, ces personnes désignent plusieurs manifestations de la crise écologique auxquelles elles sont confrontées dans leur quotidien. Il s’agit par exemple de la présence de nombreux déchets autour de chez elles, du fait de devoir beaucoup plus arroser leurs plantations en raison de la sécheresse et de perdre certaines récoltes, tout en remarquant qu’il y a moins d’insectes dans le jardin, voire moins de lapins alors qu’avant il était facile d’en chasser. C’est ce qu’on pourrait appeler une écologie du proche. Les « petit·es intermédiaires » de l’enquête, qui sont les plus doté·es en capitaux culturels tiennent également des discours sur l’exploitation des personnes et des ressources naturelles à l’autre bout du monde, pour satisfaire les besoins de quelques personnes riches. Ceux-ci peuvent être assimilés à une revendication de justice environnementale.

Quels pourraient être les demandes politiques formulées par ces modestes économes ?

Le terme de résistance discrète est important, car il renvoie à l’idée que ces personnes ne sont pas passives. Elles ont conscience que les mesures politiques entravent de plus en plus leurs modes de vie. On peut penser à l’interdiction de récupérer dans les bennes des déchetteries ou aux législations contraignantes sur les habitats légers. Leurs demandes porteraient particulièrement sur un accès facilité aux aides sociales. Il s’agit par exemple de continuer à bénéficier du RSA sans devoir faire des heures de travail gratuit qui réduiraient le temps à soi chez soi, et mettraient ainsi en danger les débrouilles rurales. Je pense également à des revendications liées à la mobilité. Quels que soient les espaces ruraux enquêtés, les modestes économes regrettent la faible offre de transport en commun, avec notamment des bus qui passent à 7 h et 19 h seulement, voire sont inexistants. Certain·es ont évoqué le prix de l’essence, le durcissement du contrôle technique et de électronisation des véhicules. Ne plus pouvoir réparer son véhicule est une problématique importante de l’enquête, que l’on retrouve également chez les Gilets jaunes ruraux. Les débrouilles rurales sont fondées sur la réparation, et l’impossibilité de réparer son mode de transport n’est qu’un exemple parmi d’autres des obstacles structurels qui entravent leur reproduction.

Le terme de résistance discrète est important, car il renvoie à l’idée que ces personnes ne sont pas passives. Elles ont conscience que les mesures politiques entravent de plus en plus leurs modes de vie. On peut penser à l’interdiction de récupérer dans les bennes des déchetteries ou aux législations contraignantes sur les habitats légers. Les débrouilles rurales sont fondées sur la réparation, et l’impossibilité de réparer son mode de transport n’est qu’un exemple parmi d’autres des obstacles structurels qui entravent leur reproduction.

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