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Dans cette publication, qui constitue une mise à jour d’un entretien publié par la Fondation en 2014, Amy DAHAN et Stefan C. AYKUT, auteurs de nombreux travaux universitaires sur les questions climatiques, reviennent notamment sur les rapports du GIEC, les notions de «régime climatique» et «schisme de réalité», le rôle de l’Europe dans la lutte contre le changement climatique et les enjeux de la Conférence des Nations unies sur le climat (COP21) qui se tiendra à Paris en décembre 2015.
Alors que se profile la Conférence climat de Paris en décembre 2015, pouvons-nous faire le bilan des connaissances scientifiques sur le changement climatique issues des rapports du GIEC ? Pouvez-vous aussi nous expliquer où nous en sommes de l’alerte climatique ?
Amy DAHAN : L’alerte climatique est relativement ancienne. Elle est montée en puissance dans les années 1980 et fut suffisamment forte pour conduire à la création de cet organisme d’expertise internationale qu’est le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat). Si cet organisme est assez singulier dans son fonctionnement, il avait tout de même un modèle qui était le dispositif de surveillance de la couche d’ozone. L’alerte au trou d’ozone apparue également dans les années 1980 avait, en effet, conduit à la création d’un organisme scientifique de veille. Celui-ci continue d’ailleurs à fonctionner même si la question de l’ozone est moins d’actualité, précisément parce que les engagements pris par les pays signataires du protocole de Montréal en 1987 ont permis de réduire de façon drastique les émissions de chlorofluorocarbures. Le GIEC est créé, quant à lui, en 1988. Cette création fut très compliquée, notamment du fait de son caractère multilatéral. Toutefois, un grand nombre d’acteurs de différents pays ont exprimé le désir d’y voir plus clair dans la question climatique. Aux États-Unis, en particulier, des controverses opposaient différents organismes, départements ou agences, à propos des choix de politiques énergétiques qu’il fallait faire. De ce point de vue, l’idée était de demander à un ensemble d’experts scientifiques de trancher ces questions. C’est dans ce contexte que le GIEC a fait son apparition.
Son cinquième rapport, paru en 2013, délivre un message sans hésitation : la situation empire, elle empire même énormément. Nous avons émis, tous pays confondus, toutes régions du monde confondues, 550 gigatonnes (gt) de carbone cumulées depuis 1870. Durant la seule année 2013, nous avons émis 9,9 gt de carbone et ce volume annuel continue de croître ! Or, tous les scientifiques s’accordent à dire que si l’on atteint une somme cumulée qui avoisine les 800 gt de carbone, la hausse de la température moyenne de la planète de 2 °C sera atteinte.
Et l’on considère que c’est une zone dangereuse, parce que l’humanité n’a jamais vécu en dehors d’une fourchette de température qui s’éloigne de plus de 2°C par rapport à une température moyenne de 15°C. Or, la température moyenne a déjà augmentée de 0,6°C depuis le début de l’ère industrielle. Par ailleurs, si on continue le business as usual, ce ne sera pas à une augmentation de 2°C mais de 5 ou 6°C à laquelle le monde sera confronté.
Bien sûr, cette température est très abstraite, c’est une moyenne établie à partir des températures variables des différentes régions du globe et qui permet de mesurer le réchauffement anthropique. Cette approche a fait l’objet de nombreuses critiques et connu une réception politique compliquée. Après tout qu’est-ce que cette température moyenne du globe ? À quelle réalité renvoie-t-elle ? Tout cela semble à la fois très abstrait et très globalisé. Nous touchons là à une caractéristique très importante du problème climatique : le caractère abstrait, globalisé, non directement perceptible, des phénomènes auxquels il renvoie; auxquels il faut ajouter le caractère irréversible, le fait que c’est déjà dans les tuyaux, même si nous ne le percevons pas encore. Ce sont cette abstraction et cette globalité qui le rendent très difficile à appréhender, qui suscitent des problèmes de compréhension, des difficultés cognitives.
Rémi BEAU : Le changement climatique n’est pas une question purement scientifique, mais possède également une dimension politique. Afin de répondre à l’alerte climatique, s’est développé un processus de négociations multilatérales engageant la quasi-totalité des États du monde. La question du climat renvoie ainsi à la fois à l’établissement d’un diagnostic scientifique et à la construction d’un accord politique. Afin de décrire le caractère multidimensionnel du problème, vous utilisez l’expression de « régime climatique ». Pouvez-vous nous dire quelques mots sur cette expression ?
Amy DAHAN : Le mot régime a bien sûr plusieurs acceptions. Je l’utilise ici, en effet, pour capturer la complexité du problème. Le régime climatique renvoie à la notion politique de « régime de relations internationales », le processus de la convention en est un, mais il renvoie aussi à la notion épistémologique de « régime de production des savoirs ». Cette expression invite à examiner la façon dont les sciences s’organisent, la façon dont les connaissances sur le climat sont produites. Les scientifiques ont joué et jouent un très grand rôle dans le processus politique. La question des rapports entre le diagnostic scientifique et le processus politique est très importante, en premier lieu, parce que, d’une certaine façon, le processus politique émane de ce diagnostic, mais aussi parce ce dernier a pu être mis en cause au prétexte qu’il servirait des intentions politiques. Avec cette expression de régime climatique, j’essaie ainsi d’analyser les relations complexes entre sciences et politiques qui se nouent dans les différentes arènes climatiques (les conférences des parties, les institutions comme le GIEC, les ONG, etc.).
Rémi BEAU : Pouvez-vous nous décrire la mise en place de ce régime climatique, ses éléments de cadrage, son évolution ?
Peut-on faire ensuite le bilan du processus des négociations climatiques qui dure depuis une vingtaine d’années ?
Amy DAHAN : La Convention-cadre a été créée en 1992 au moment du sommet de la Terre de Rio. Elle s’est mise en place en 1994 et un an plus tard se tenait la première Conférence des parties, qui se réunit depuis annuellement. C’est un processus très compliqué et très lourd, comme tous les processus multilatéraux. Pendant la première décennie, c’est-à-dire durant les années 1990, cela a été la négociation du Protocole de Kyoto. Quel a été le cadrage de cette première période du processus onusien ? En premier lieu, il faut souligner l’importance des travaux du GIEC. Ses rapports d’expertise ont eu une importance cruciale. Le diagnostic scientifique de l’alerte climatique est le point de départ du processus politique. Au courant des dix premières années du processus la négociation s’était notamment déroulée entre les pays développés (qui voulaient s’engager chacun le moins possible), tandis que la polarisation Nord / Sud était très forte. Pour les pays du Sud, le changement climatique ne concernait que les pays du Nord. En fait, beaucoup de pays en développement (PED) étaient quasiment sceptiques par rapport à la question climatique. Sans l’être complètement du point de vue des sciences, cela en tout cas ne les concernait pas. Ils considéraient pour la plupart que c’était une sorte de cauchemar fabriqué uniquement pour gêner leur développement. De ce point de vue, les scientifiques du climat ont fait un effort pédagogique énorme et c’est l’un des mérites indéniables du GIEC que d’être parvenu à convaincre ces pays que le changement climatique existait, qu’il était une menace réelle. Cet effort, auquel ont contribué les ONG environnementales, a si bien marché que les PED, en particulier les pays les plus vulnérables et les plus pauvres, sont devenus de plus en plus actifs dans les négociations et ont contribué à infléchir, au début des années 2000, le cadrage du régime climatique.
De façon plus précise, je dirais que les rapports de force géopolitiques ont basculé vers 2002. D’abord, parce que les « pays émergents » ont émergé et que ça change tout… De plus, réticents initialement, les PED pauvres sont devenus très présents dans les négociations et ils placent au centre des débats la question des « pertes et des dommages » qu’ils vont subir du fait du changement climatique. Comment va-t-on compenser ces lost and damages ? De ce point de vue, le groupe 2 du GIEC, qui traite des questions de la vulnérabilité de certaines régions du monde et de l’impact du changement climatique, prend de l’importance. La question de l’adaptation monte en puissance, alors qu’auparavant seuls les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre étaient discutés. Ce déplacement vers le thème de l’adaptation s’opère également dans les pays du Nord, qui ont connu des événements climatiques extrêmes et qui reconnaissent désormais qu’il faut mener les deux luttes de front – réduction et adaptation. Les années 2000 ont été au fond marquées par l’évidence de la présence du réchauffement du climat : le changement climatique est là.
Ceci nous amène aux années 2010 et à la situation éminemment délicate dans laquelle se trouve actuellement le processus. Pour le dire simplement, depuis Copenhague, il est dans une impasse de gouvernance énorme. Nous allons revenir sur ce point. Toutefois, je ne voudrais pas qu’apparaisse, au terme de ce bilan rapide, une vision totalement négative du processus. Premièrement, il y a eu une montée en puissance de la conscience du problème liée à la construction difficile du processus multilatéral et à tout ce qui l’a accompagné, les Conférences des parties, mais aussi le développement parallèle d’autres arènes climatiques, ce que l’on désigne, par exemple, comme le off du processus, auquel ont contribué les ONG. Deuxièmement, si les négociations semblent bloquées, certains pays ont tout de même mis en œuvre des politiques visant à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre. Il y a eu des avancées, qui ne sont, certes, pas à la hauteur de la dégradation climatique, mais qui témoignent de cette prise de conscience. Nous pouvons dire qu’une véritable course de vitesse est lancée entre la dégradation du climat qui va beaucoup plus vite que l’on ne pensait et des politiques, locales ou nationales, qui essaient de la freiner, sans qu’il y ait une mobilisation véritablement internationale.
Stefan C. AYKUT : Malgré ces quelques avancées et la montée d’une prise de conscience mondiale, nous soulignons dans notre analyse l’écart qui sépare la bulle des négociations onusiennes du monde extérieur, un état de fait que nous avons appelé dans notre livre « schisme de réalité ». En effet, on ne peut qu’être frappé du hiatus qui sépare ces deux mondes : d’un côté les négociations, régies par les règles de consensus et de civilité onusienne, organisées autour de la volonté de faire face à un risque global, et construites autour de notions comme celles de responsabilité, d’équité, et de partage du fardeau des réductions. De l’autre côté, le monde de la géopolitique et de la lutte pour l’accès aux ressources, la concurrence économique effrénée entre pays, et la propagation quasiment universelle du mode de vie occidental, très intense en carbone. Ainsi, il y a tout un ensemble d’évènements et de dynamiques extérieures qui ont eu un impact décisif sur le monde dans lequel nous vivons, mais qui ne sont absolument pas reflétés et digérés dans le régime climatique. On peut citer les deux guerres du Golfe qui ont, sous impulsion américaine, réorganisé le grand jeu du pétrole, tout en sécurisant l’accès à cette ressource considérée comme vitale pour l’American way of life – et au-delà, pour nos modes de vie en Europe et ailleurs. Plus récemment, on peut penser à la crise économique et financière qui a affaibli l’Europe, et qui parachève la transformation de l’ordre géopolitique mondial, avec l’ascension des puissances émergentes et surtout de la Chine, là encore une évolution dont les implications profondes n’ont pas trouvé l’écho qu’elles mériteraient dans le régime climatique. C’est une crise profonde de l’Occident, de son modèle de croissance comme de son hégémonie. Les problèmes de la crise économique, le prix de la décarbonisation des économies, les opportunités offertes par les innovations technologiques et la transition énergétique pour aborder les problèmes d’emploi ou des reconversions industrielles, constituent une liste d’éléments importants mais qui n’ont jamais véritablement été considérés dans le processus de gouvernance climatique. Ce schisme entre la réalité du monde et la pratique de la gouvernance climatique a été à son comble à la Conférence de Copenhague, en 2009, construite dans un exercice de volontarisme planétaire frénétique comme un moment décisif mondial où tout allait se jouer pour le climat et où tout pouvait se régler.
Amy DAHAN : De plus, des « murs coupe-feu » séparent le régime climatique d’autres régimes internationaux – sur l’énergie, sur le développement, sur le commerce mondial – évitant que la gouvernance du climat « interfère » avec ces questions considérées comme stratégiques. Or, en procédant de la sorte, le régime climatique n’a jamais réussi à avoir une prise réelle sur ce qui cause le problème climatique ! Et plus que cela : il n’a pas non plus de prise sur ce qui pourrait constituer des solutions. Pour donner un exemple, une des évolutions majeures de ces dernières années dans le paysage énergétique mondial a été l’essor sans précédent des énergies renouvelables, surtout du solaire et de l’éolien. L’Agence Internationale de l’Energie vient de constater, à la surprise de tout le monde, que l’année 2014 a été la première année depuis 40 ans, en dehors des périodes de crise économique, à voir une stagnation des émissions mondiales. Elle explique que cette évolution est surtout due au développement des renouvelables, notamment en Chine. Or dans les négociations climatiques, il s’agit de discuter des objectifs d’émissions à long terme, mais pas des questions matérielles de production et de technologies énergétiques. Par conséquent, nous ne disposons toujours pas d’outils et d’instruments pour renforcer une dynamique potentiellement positive pour le climat.
Rémi BEAU : Vous avez souligné la façon dont l’opposition Nord / Sud a structuré les premières années du processus climatique, mais aussi comment l’engagement des pays en développement (PED) dans les négociations s’est peu à peu renforcé, modifiant les grandes lignes de force de la géopolitique du climat. Quels sont à l’heure actuelle les grands groupes de pays que l’on peut identifier comme les acteurs des arènes climatiques ?
Amy DAHAN : De façon très schématique, nous pouvons dire que jusque très récemment, l’on pouvait repérer trois grands acteurs dans les négociations climatiques, l’Europe, les États-Unis et un grand groupe de pays – 77 pays à l’origine et, aujourd’hui, 132 –, très hétérogène, qui porte le nom de G77+Chine. Pour décrire brièvement leurs positions respectives, l’Union européenne s’est longtemps montrée proactive dans les politiques climatiques, se prononçant de façon constante en faveur d’un traité ambitieux, liant véritablement les pays qui le signaient. Les États-Unis, quant à eux, ont toujours voulu préserver leurs intérêts (économiques, énergétiques) et ils ont toujours fait de l’engagement de tous les pays la condition de leur adhésion à un traité, visant, en particulier, l’engagement de la Chine. Or, cette dernière avec le G77 a principalement défendu la ligne mettant en avant la responsabilité des pays du Nord. La Chine s’est, en effet, très tôt positionnée en tant que porte-parole des pays en développement, se proposant de défendre leurs intérêts dans les arènes climatiques.
Ce schéma très simple se complexifie lorsque l’on examine d’un peu plus près la composition de ce groupe très particulier qu’est le G77. Ce dernier rassemble, en effet, des pays aux intérêts et aux niveaux de développement très différents. C’est ainsi que l’on peut repérer au sein de cette entité un certain nombre de sous-groupes. En premier lieu, nous pouvons citer les grands émergents, la Chine, le Brésil, l’Afrique du Sud et l’Inde. Ces pays se sont rassemblés autour d’intérêts communs dans un groupe appelé BASIC (Brésil, Afrique du Sud, Inde, Chine). Tout en représentant désormais, du fait de leur développement spectaculaire, une part importante des émissions actuelles, ces pays maintiennent que les efforts doivent être accomplis essentiellement par les pays du Nord. Un deuxième sous-groupe est constitué par l’ensemble des pays les moins avancés et des pays les plus vulnérables aux risques associés au réchauffement du climat. Ces pays se sont peu à peu démarqués de la position des émergents, soulignant la façon dont le développement de ces derniers les mettait désormais en danger. Parmi eux, nous pouvons citer les pays insulaires de l’Océanie, particulièrement vulnérables, et rassemblés sous l’appellation d’AOSIS (Alliance of Small Island States). Ces lignes de fracture ont été particulièrement visibles à Copenhague, d’une façon telle que l’on peut parler d’une véritable explosion du G77 lors de ce sommet.
Rémi BEAU : Au fond, si l’on compare les recommandations scientifiques pour rester sous les 2°C et les engagements pris par les États à l’issue du processus de négociations multilatérales, on ne peut que constater l’élargissement du gap qui les sépare. Toutefois, vous semblez indiquer qu’aux niveaux national ou régional, si l’on pense à l’Europe, des politiques climatiques ou énergétiques permettent d’aller au-delà de ces engagements. Est-ce là la voie à suivre pour dépasser les blocages rencontrés au niveau international ?
Amy DAHAN : L’idée centrale, c’est surtout qu’il faut changer de paradigme. Il faut rompre avec la manière actuelle de mener les négociations climatiques. Tant que l’attention reste centrée sur les objectifs à long terme, sur la question du caractère contraignant ou non des traités internationaux sur le climat, les véritables problèmes ne sont pas traités. Comment produire une énergie plus propre ? Quelles techniques peuvent contribuer à l’effort de réduction ? Ce sont des questions concrètes, matérielles, et auxquelles des réponses doivent être apportées. En bref, il faut re-territorialiser et re-matérialiser le cœur des négociations.
Sur ce point, il est vrai que tandis que le processus de négociation s’est en quelque sorte figé dans ce cadre néolibéral, attendant que le marché s’autorégule et apporte une solution au problème du climat, certains pays ont pris conscience que cela ne pouvait pas durer, qu’il fallait interroger le mode de développement suivi par les pays du Nord et qui s’exporte dans le monde entier. Les pays en développement ou les émergents se rendent compte que ce type de développement n’est pas viable, pas simplement pour la planète, mais avant tout pour eux-mêmes. En Chine, nous voyons bien comment les questions climatiques, par l’intermédiaire du problème connexe de la pollution atmosphérique, sont peu à peu (trop lentement) prises en main. Un certain nombre de pays se sont emparés du paradigme de la « modernisation écologique » et cherchent à affirmer leur leadership de ce point de vue. C’est le cas de l’Allemagne, bien sûr, qui est le pays le plus avancé. Mais, c’est aussi, dans une autre mesure, le cas de la Corée du Sud, et surtout de la Chine qui veut fabriquer et vendre des technologies solaires dans le monde entier.
Dans ce contexte, la question d’un accord au niveau international réapparaît, alors, dans l’optique de s’affranchir de la compétition économique effrénée entre les États, dont la lutte contre le réchauffement climatique pâtit bien plus qu’elle ne profite. C’est pourquoi il est important de sortir le processus de la situation de blocage dans laquelle il se trouve actuellement.
Rémi BEAU : Pour sortir précisément de cette impasse dans laquelle semble engagé le processus, il nous faut comprendre les causes de cette situation. Quels ont été les principaux facteurs de blocage dans les négociations climatiques ?
Amy DAHAN : Historiquement, nous pouvons repérer un certain nombre de causes qui ont, en quelque sorte, mis le processus sur la mauvaise voie. Certains des éléments de cadrage, que nous avons évoqués, lui ont été, en effet, préjudiciables. En premier lieu, la façon dont le cas de l’ozone a servi de modèle pour appréhender la question climatique a induit une erreur de compréhension. Le problème de la couche d’ozone est un problème de pollution aux chlorofluorocarbures. Par conséquent, la réponse consistait à trouver des produits de substitution à ces polluants. Mais, il est tout à fait clair qu’il en va autrement pour la question du climat. Le carbone n’est pas une pollution, il est présent dans toutes nos activités, dans nos vies, dans les cycles physiologiques. Je crois qu’avoir construit initialement le problème comme une question de pollution globale nous a empêché de saisir les véritables enjeux du réchauffement climatique.
La deuxième cause historique de blocage concerne le rôle qu’ont joué les États-Unis dans le processus. D’une certaine façon, je dirais qu’une véritable fiction a été construite au sujet de leur intégration dans le processus. En effet, si les États-Unis ont bien participé à l’élaboration du Protocole de Kyoto, qui était censé distribuer un «fardeau» à répartir entre les pays du Nord, ils ne l’ont, c’est bien connu, jamais ratifié. Les États-Unis n’ont donc pas signé en 2001 et le Protocole a commencé sans eux en 2004, dès lors que suffisamment de pays signataires furent rassemblés. Or, nous n’avons pas cessé de faire comme si les États-Unis allaient ratifier le Protocole. Nous avons, en quelque sorte, continué à les attendre. Nous n’avons pas pris acte de ce non-engagement et de la façon dont cela décrédibilisait le processus de négociations. Cette fiction américaine a fortement alourdi le processus.
La troisième cause de blocage, sur laquelle je voudrais insister, est le cadrage économique néolibéral des années 1990. Le marché devait tout régler ! Il n’était donc pas question de parler de régulation, de remise en cause de nos modes de production, de nos modèles énergétiques. La négociation ne s’occupait que des problèmes « en fin de tuyau » et jamais à la source. L’interrogation portait sur les produits et sur les rejets polluants, jamais sur les façons dont nous produisons. Dans ce cadre, les négociations se sont centrées sur deux questions : la définition d’un calendrier décrivant un échelonnement d’objectifs de long terme et la mise en place d’un marché du carbone. Or, une nouvelle fois, ces deux points âprement discutés se sont avérés stériles.
Le calendrier du processus a fixé des objectifs trop lointains et trop abstraits. Quant au marché du carbone, il ne fonctionne pas. Il ne génère pas de flux financiers susceptibles de soutenir des investissements dans des «technologies vertes». Le prix du carbone est bien trop bas pour espérer que ce mécanisme puisse «décarboner» l’économie. De ce point de vue, l’élément clé de l’approche libérale du problème climatique est un échec.
Si l’on s’intéresse maintenant à des causes de blocage plus conjoncturelles il faut se rendre compte que le monde a beaucoup changé ces vingt dernières années. Des accélérations incroyables ont eu lieu et la négociation climatique n’a pas pris la mesure de ces changements.
L’accélération de la mondialisation des échanges, le développement rapide des pays émergents et la transformation du paysage énergétique mondial sont autant de changements importants qu’a connu le monde ces vingt dernières années et dont le processus de négociations doit s’efforcer de prendre la mesure afin de sortir de la situation de blocage dans laquelle il se trouve. Pour cela, il doit aller au-delà des pesanteurs internes qui gênent l’avancée des négociations. Il faut sortir du paradigme « top-down » qui a prévalu jusqu’ici et qui s’appuyait sur les objectifs de long terme et le marché du carbone pour aller vers un nouveau paradigme, construit suivant un modèle « bottom-up » à partir des questions matérielles et des problèmes réels rencontrés par les différents pays.
Sur ce dernier point, il me semble crucial pour la négociation de reconnaître que les États ont des intérêts qui leur sont propres et qu’ils s’efforcent de défendre dans les arènes climatiques. Certains de ces intérêts contrarient très clairement l’avancement de la lutte contre le réchauffement climatique, mais ce n’est pas en les ignorant que nous pourrons poursuivre le développement du processus de négociations. Il faut, au contraire, intégrer les intérêts géopolitiques divers dans le processus.
Parallèlement, et ce sera ma dernière recommandation pour sortir le processus de l’ornière dans laquelle il se trouve actuellement, il faut désenclaver le problème du climat, tout en cernant de façon claire les questions qui relèvent du régime climatique. Sur la scène internationale, les négociations sur le climat sont trop isolées des autres processus multilatéraux : tous les jours, dans toutes les autres arènes internationales ou tous les autres régimes internationaux, sont prises des décisions contraires à l’intérêt de la lutte contre le réchauffement climatique. C’est vrai pour l’énergie, pour les transports, pour le développement des villes, etc. Or, paradoxalement, si l’on observe sa communication, le régime climatique semble s’occuper de tout, tout relèverait du climat. Il s’agirait en quelque sorte d’établir le business plan de la planète. Cette contradiction entre l’enclavement du climat sur la scène internationale et la prétention de la négociation d’embrasser le monde fabrique de la lenteur et maintient le processus dans l’impasse.
Rémi BEAU : Venons-en à l’Europe. Quel est le statut de l’Europe dans les négociations climatiques ? Quel a été le rôle historique de l’Europe ? Quel est son statut actuel ?
Stefan C. AYKUT : Dans cette construction très particulière des négociations climatiques, c’est l’Europe qui a historiquement été la puissance motrice. Elle y a investi beaucoup de capital politique. Depuis les négociations de Rio, en 1992, et même avant, l’Europe a porté le problème. Il faut garder en tête que c’était une époque assez particulière, la fin du monde bipolaire, la fin de l’empire soviétique, mais aussi le début de la politique étrangère de l’Union européenne. L’Europe est à la recherche de questions sur lesquelles elle peut s’engager de façon commune, l’environnement en est une. Plusieurs communications des institutions européennes sur les questions de l’environnement en général, et sur la question du climat en particulier, voient alors le jour. Et, dès ce moment-là, l’Union se positionne dans le régime climatique comme une puissance, un soft power, et cherche à exercer un leadership dans une arène dont les États-Unis sont assez largement absents.
Dans les négociations elles-mêmes, l’Europe défend dès le début une approche qui cherche à définir des objectifs et un calendrier contraignant, une approche appelée target and timetables, qui s’oppose à l’approche pledge and review (promesses vérifiables), beaucoup plus souple, plébiscitée du côté américain. Cette division structure les négociations depuis très longtemps. Après Rio, l’Europe a eu un rôle déterminant. C’est elle qui a organisé la première Conférence des parties, à Berlin en 1995, de laquelle émerge le mandat de Berlin, qui a, lui-même, conduit au Protocole de Kyoto. Autrement dit, l’Europe a su imposer son approche dans la préparation de Kyoto. À l’initiative, notamment, de l’Allemagne et de la Grande-Bretagne, le traité a été construit en incluant un calendrier et des objectifs ambitieux de réduction des émissions des gaz à effet de serre. C’est ainsi que l’approche target and timetables s’est imposée.
Toutefois, comme nous l’avons évoqué, si les Américains n’ont finalement pas ratifié le Protocole de Kyoto, ils ont néanmoins participé à sa construction, et le régime climatique tel qu’il est aujourd’hui porte la marque des souhaits américains. L’influence des États-Unis se montre par exemple sur la question des mécanismes flexibles du Protocole : mécanisme de développement propre, mise en œuvre conjointe et marché de carbone, auquel s’ajoute le mécanisme REDD (programme visant la réduction des émissions provenant de la déforestation et de la dégradation des forêts). Autrement dit, si l’idée est bien d’atteindre des objectifs chiffrés de réduction des émissions, on s’appuie pour cela sur les mécanismes du marché. Le Protocole mêle ainsi les deux approches, américaine et européenne. Il en résulte l’existence, aujourd’hui, de plusieurs marchés de carbone au niveau international et à des échelles nationales, et l’utopie que de ces différents marchés émergera, à terme, un prix du carbone unique au niveau mondial.
Parce qu’elle y a investi son capital politique, parce qu’elle a les objectifs de réduction les plus ambitieux, et parce qu’elle a le marché du carbone le plus important, l’Europe est étroitement liée à cette construction de Kyoto. Il y a une forme de dépendance forte à ce sentier qui a été suivi, notamment au niveau de la diplomatie européenne.
Or, cette voie est en grande difficulté à la fois au niveau global et au niveau de l’Europe elle-même. Le marché du carbone, l’instrument central des politiques climatiques européennes, très visiblement, ne fonctionne pas. Cela pose un problème important de crédibilité pour l’Europe dans les négociations climatiques.
Rémi BEAU : De ce point de vue, peut-on encore aujourd’hui parler d’un leadership européen dans les questions climatiques ?
Amy DAHAN : À l’heure actuelle, il me semble que ce leadership est très fragilisé.
Stefan C. AYKUT : Pourtant, il y a eu très clairement un leadership européen. Sans l’Europe, il n’y aurait pas eu de Protocole de Kyoto ! Mais, aujourd’hui, cette stature est, en effet, mise à mal. Il reste, tout de même, une sorte de leadership moral. L’Europe fait encore figure d’autorité sur les questions environnementales, surtout si on la compare aux autres pays industrialisés.
Rémi BEAU : Cette perte de leadership est apparue en pleine lumière à la Conférence de Copenhague où l’on a vu le centre des négociations climatiques se déplacer vers les États-Unis, la Chine et les autres grands émergents. L’Europe est-elle dorénavant marginalisée dans le régime climatique ?
Amy DAHAN : Marginalisation est sans doute un terme trop fort. Il est vrai que depuis Copenhague, l’Europe peine à peser véritablement dans les négociations. Il y a eu un sursaut à Durban, mais les États qui s’étaient engagés sous la pression européenne se sont depuis majoritairement rétractés. Il me semble qu’il faut se rendre à l’évidence, à l’heure actuelle, l’Europe n’est pas parmi les puissances qui comptent le plus dans le régime climatique.
Stefan C. AYKUT : J’ajouterais qu’il ne s’agit pas simplement d’une question de puissance économique. L’Europe, on le sait, traverse une grave crise économique et financière, mais cela n’explique pas entièrement la perte de son leadership dans les questions climatiques. J’en veux pour preuve que, dans les négociations, des pays qui ne sont pas parmi les plus puissants d’un point de vue économique, les petites îles du Pacifique, le Bangladesh, ont historiquement joué un rôle important. Le problème de l’Europe, ce n’est pas uniquement sa relative faiblesse économique, ni le fait qu’elle ne représente que 10 % des émissions totales de gaz à effet de serre. Le point crucial, c’est que l’Europe n’est plus une force de proposition. Elle n’a plus de leadership intellectuel sur le processus. Pour le dire un peu sèchement, l’Union européenne ne propose rien de nouveau et les mesures qu’elle souhaite mettre en avant ne fonctionnent pas. C’est à mon avis la véritable raison de la perte de son leadership.
Rémi BEAU : Quelles sont les causes de cette apathie politique de l’Europe sur la question climatique ?
Amy DAHAN : Il faut tout de même parler de la question de l’engagement financier. À Copenhague, l’idée de créer un climate fund – Fonds vert pour le climat – a été approuvée. Des objectifs quantitatifs ont même été fixés, ils avançaient que 100 milliards d’euros devraient être consacrés annuellement au problème climatique à partir de 2020. Mais, en réalité, cet objectif est un serpent de mer issu des négociations. Depuis 2009, nous discutons de la façon dont ce fonds pourrait être abondé, mais l’essentiel, l’architecture institutionnelle du fonds manque toujours et c’est devenu une question tout à fait déterminante pour la survie du processus climatique. Les pays en développement, soutenus sur ce point par les émergents, exigent plus que jamais un engagement financier des pays du Nord.
De ce point de vue, les difficultés économiques que connaissent, pas simplement l’Europe, mais la plupart des pays développés – les États-Unis, dans une certaine mesure, le Japon ou encore l’Australie – pèsent bien sûr lourdement. C’est aussi très précisément sur ce point que l’Europe doit faire des propositions nouvelles. Afin de trouver des solutions de financement pour ce fonds susceptibles de redonner confiance en le processus, l’Union européenne peut, par exemple, s’inspirer de travaux académiques qui évoquent la possibilité d’associer les pays pétroliers à un tel financement. L’idée est alors de faire des propositions à ces pays afin qu’ils investissent de l’argent dans la « décarbonisation » de l’économie mondiale.
C’est cette voie que l’Europe doit suivre si elle veut reprendre le leadership dans le régime climatique, et non pas celle qu’elle a continué à tracer à Rio en 2012. Les propositions soutenues par l’Union européenne lors de cette rencontre qui marquait le vingtième anniversaire du sommet de la Terre de 1992 – la création d’un Organisme mondial de l’environnement et le développement de l’économie verte – ont toutes été balayées par les nouveaux blocs en présence. L’Organisation mondiale de l’environnement n’a pas vu le jour et la conception de la green economy avancée par les pays du Nord a été massivement rejetée par les émergents et par les pays en développement. De ce point de vue, Rio+20 a confirmé la disqualification du leadership intellectuel et politique de l’Europe.
Stefan C. AYKUT : L’Europe doit définir une nouvelle approche politique du problème climatique. Elle doit repenser la question de la lutte contre le réchauffement du climat en l’associant à celle du développement, dans le contexte actuel de la mondialisation économique. A l’encontre du fonctionnement actuel de l’économie et de la finance mondiales qui prend mal en compte le long terme, il existe des propositions basées sur l’investissement et le financement durables qui permettent de s’inscrire dans un horizon temporel plus lointain.
Au sein même de l’Europe, nous pouvons observer la façon dont l’Allemagne finance sa transition énergétique. Celle-ci bénéficie assez largement des fonds dont dispose un organisme peu connu en Europe, mais tout à fait central en Allemagne, le Kreditanstalt für Wiederaufbau (Établissement de crédit pour la reconstruction), qui fut, à l’origine, créé pour soutenir la reconstruction industrielle de l’Allemagne de l’Est. Cette institution s’est peu à peu reconvertie dans les investissements verts et représente aujourd’hui une large part des crédits attribués à la transition énergétique. Elle a, notamment, été un levier formidable pour le développement des énergies renouvelables, des rénovations de bâtiments et de construction de bâtiments plus écologiques. L’Europe peut s’inspirer de cette façon de dégager des fonds pour le climat, par exemple, par le biais de la Banque centrale européenne. La question à laquelle il nous faut répondre est la suivante : comment réorienter les investissements au niveau européen, puis au niveau mondial ? C’est au fond la question du financement de la transition.
Rémi BEAU : Peut-on dire aujourd’hui que l’Europe parle d’une seule et même voix sur le climat ? Peut-on, dans le cas contraire, identifier quelques lignes de partage internes entre les différents États de l’Union ? On pense évidemment à la question des rapports entre l’Allemagne et la France.
Stefan C. AYKUT : Le positionnement à l’égard du charbon définit une première ligne de partage importante entre les pays européens.
La deuxième ligne de partage, c’est bien sûr le nucléaire. C’est une question centrale et, d’une certaine manière, toujours sous-jacente dans les discussions sur le prix du carbone ou dans les négociations sur les taxes carbone. La question du nucléaire est aussi déterminante dans le fait qu’il n’y ait pas de politique énergétique commune au niveau de l’Europe.
De ce point de vue, nous ne pouvons pas dire, en effet, que l’Europe parle d’une seule et même voix sur les questions énergétiques et donc sur les questions climatiques. Les politiques énergétiques en Europe restent de la compétence des États et tant que les divergences demeureront si grandes, cette situation restera figée.
Ceci étant dit, ce n’est pas parce que les pays européens présentent des mix énergétiques différents, pour des raisons autant historiques et culturelles, qu’économiques, qu’il ne peut pas y avoir de politique européenne en la matière. Nous pouvons repérer plusieurs points de convergence. Par exemple, tous les pays s’accordent pour encourager le déploiement des énergies renouvelables. Des accords sont également envisageables concernant la gestion des réseaux, le soutien aux politiques d’efficacité énergétique et de maîtrise de la demande, et le fait de mieux exploiter les complémentarités entre les pays.
Si elle est assez divisée sur la question, l’Europe a quand même une chance formidable, celle précisément de la diversité de ses politiques nationales énergétiques. Cette diversité pourrait donner lieu à un apprentissage mutuel entre les pays. Or, ce que l’on constate, c’est que plus qu’un enrichissement mutuel, à l’heure actuelle, il y a une sorte de crispation sur les politiques nationales. C’est très clair dans le cas de la France, où l’on critique très sévèrement le tournant énergétique allemand, sans vraiment en comprendre les ressorts et sans profiter des enseignements qu’on pourrait tirer de ce qui se passe dans le pays voisin. Il faut surmonter ces clivages.
Rémi BEAU : Quel rôle joue la question du climat dans la construction européenne ? La nécessité d’organiser la lutte contre le réchauffement du climat peut-elle être l’occasion d’avancer dans la voie du développement d’une véritable démocratie européenne ? Enfin, en particulier, quel pourrait être le rôle du parlement européen dans ce processus ?
Stefan C. AYKUT : En premier lieu, les questions de l’énergie ont toujours été au cœur de la construction européenne avec, d’une part, la Communauté du Charbon et de l’Acier, qui est l’ancêtre de la Commission européenne, et d’autre part, le traité Euratom sur le nucléaire. Les fondements de l’Union européenne dans l’après-guerre sont dans le secteur énergétique. Toutefois, ces deux projets ne peuvent plus être au cœur de la construction européenne puisque, d’un côté, nous cherchons désormais à réduire l’utilisation du charbon et, de l’autre, nous n’avons pas de position commune sur le nucléaire. Quel projet peut aujourd’hui porter la construction européenne ? Il me semble que les énergies renouvelables sont une piste intéressante. Il y a depuis quelques années des propositions et initiatives pour la fondation d’une communauté européenne pour les énergies renouvelables. Ce serait un traité équivalent à ce qui a été fait pour le charbon et l’acier et pour l’atome, mais cette fois pour les énergies renouvelables. Ce traité pourrait marquer une nouvelle étape dans la construction européenne.
Quant au parlement, il a traditionnellement été plutôt proactif dans les politiques environnementales. Il a bien sûr un rôle à jouer dans les politiques climatiques, même s’il est traversé par d’importants intérêts industriels qui sont à l’origine de blocages. Il faut sortir de ces blocages, sur l’automobile, sur le nucléaire. Cela doit être un sujet central dans les élections européennes. Par le vote au niveau européen, nous avons une possibilité de dire que ce ne sont pas nos intérêts qui sont défendus quand nos gouvernements défendent le nucléaire ou l’industrie automobile. C’est un moyen direct de dire qu’il y a des intérêts communs à l’Europe et que ces intérêts doivent être représentés et défendus. Ces intérêts, ce sont les investissements dans les énergies vertes. C’est la protection du climat. C’est la « décarbonisation » de l’économie.
Amy DAHAN : J’ajouterai que l’on peut repérer au niveau des forces politiques représentées au parlement européen, des groupes qui cherchent à faire émerger un nouvel horizon pour l’Europe, plus mobilisateur, plus positif, à l’heure où les populismes se multiplient et croissent de façon inquiétante dans de très nombreux pays européens. Ces groupes parlementaires doivent porter l’idée que l’Europe peut être autre chose que l’image que renvoie actuellement la version néolibérale de l’Union. L’idée de la transition écologique peut permettre de proposer un horizon politique différent pour l’Europe. Il faut aussi pour cela redéfinir le rôle de la Banque centrale européenne, qui pourrait jouer en faveur d’une réorientation des investissements et de l’épargne vers la transition écologique plutôt que vers le profit financier. Il y a là quelque chose de positif, de mobilisateur, aux groupes parlementaires européens de s’en saisir !
FEP : En mars dernier, la nouvelle Commission européenne a publié sa « contribution » d’engagement sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre pour la 21e Conférence des Parties sur le climat (COP21) qui se tiendra à Paris en décembre 2015. Elle se prononce en faveur d’un accord dynamique et juridiquement contraignant. Est-ce que ces premiers éléments de positionnement peuvent être analysés comme un signal positif ? L’Europe saura-t-elle surmonter ses incertitudes internes pour être un médiateur entre le Nord et le Sud, et mettre sur les rails un scénario de limitation du réchauffement à 2° en accord avec les analyses du GIEC ?
Stefan C. AYKUT : La proposition pour Paris contient surtout des choses connues : la réaffirmation de l’objectif des 2°C et d’un objectif de réduction global des émissions de 60% jusqu’en 2050 ; le principe d’un traité juridiquement contraignant et « évolutif », pour lequel l’Europe propose la forme d’un protocole ; l’engagement de réduire ses propres émissions d’au moins 40% jusqu’en 2030, un engagement déjà pris par l’Europe avant la conférence de Lima en décembre 2014. L’Union européenne suit donc en grande partie la voie ouverte par la « Plateforme de Durban » qui définissait les grandes lignes de négociations pour Paris, ainsi que la communication conjointe de la Chine et des Etat-Unis de l’automne 2014, en mettant des accents propres, par exemple sur la forme juridique du traité attendu et sur le niveau de l’ambition. Par ailleurs, la communication a été publiée comme partie du « paquet sur l’Union de l’énergie » (nouvelle politique énergétique de la Commission européenne visant à réduire la dépendance de l’UE aux énergies fossiles). Est-ce un bon signe ? Oui, on ne peut que saluer la volonté de l’Union européenne de connecter les dossiers du climat et de l’énergie et de lier ainsi les questions de décarbonisation, de compétitivité et de sécurité énergétique dans une approche globale. En réalité, c’est une stratégie qui date des débuts de l’engagement européen sur le climat dans les années 1990, mais elle n’a peut-être jamais été affirmée de façon aussi forte.
Amy DAHAN : Il faut constater que dans les sessions préparatoires à la COP 21, la diplomatie américaine est aussi très active. Elle veut un succès de la Conférence mais défend une approche « bottom-up », peu ambitieuse, qui risque de n’être qu’une addition d’égoïsmes nationaux, approche qui peut convenir aux émergents.
FEP : L’émergence d’une nouvelle conception du projet européen, s’appuyant pour partie sur la transition écologique – de l’économie et de la société – et véhiculée par le désenclavement de la question climatique vous semble-t-il encore un horizon réaliste ?
Stefan C. AYKUT : La mise en avant de la « modernisation écologique » comme cadre conceptuel et normatif des politiques climatiques européennes n’est pas nouvelle, elle date du début des années 2000. L’Union cherchait alors à articuler son positionnement ambitieux sur la question climatique à la stratégie de Lisbonne sur la compétitivité économique. Or, comme déjà à cette époque, on ne sait pas aujourd’hui lequel des trois objectifs qui structurent les politiques énergétiques européennes – sécurité d’approvisionnement, compétitivité, et protection de l’environnement – primera dans les faits sur les autres dans la construction de l’Europe de l’énergie. Les trois sont mentionnés dans la communication. Le nouveau Commissaire à l’énergie, Miguel Cañete, est réputé proche de l’industrie pétrolière, et la Commission continue, dans un autre volet de la même communication sur l’Union de l’énergie, à promouvoir les pétroles et gaz de schiste comme une réponse au problème de sécurité énergétique. Cela alors que nous savons pertinemment que désormais, la question n’est plus celle de trouver de nouvelles réserves non-conventionnelles, mais bien de réfléchir à comment s’assurer que les réserves conventionnelles connues ne seront pas exploitées ! Nous sommes face au raisonnement caractéristique du « schisme de réalité » dont nous avons parlé plus tôt.
Le constat est similaire à propos du lien qui est fait entre les politiques climatiques et le récent plan d’investissement européen. Là encore, c’est une bonne chose. Mais on aimerait en savoir plus sur la façon dont on compte s’assurer que ces investissements porteront sur des projets de décarbonisation en lieu et place d’infrastructures intenses en carbone.
Un dernier point me semble important. La seule mention substantielle du commerce international dans le document concerne la volonté de l’Europe de promouvoir la libéralisation dans les biens et services « verts ». Cela n’est pas suffisant ! La propagation d’un modèle de développement intense en carbone dans les dernières décennies est le résultat de la politique de libéralisation dans les années 1970 et 1980, qui s’est faite à l’aide de traités et d’institutions qui ne donnaient aucune place à la protection de l’environnement. Pour ne pas répéter la même erreur, il faut que la protection du climat soit désormais partie intégrante des traités sur le commerce international. Cela doit par exemple inclure la possibilité de prendre des mesures tarifaires et protectionnistes contre des pays qui n’ont pas de politique de réduction des émissions. Trois points nous semblent donc cruciaux :
1 – la question de l’extraction et de la production des énergies fossiles doit être posée de façon claire dans les politiques énergétiques et climatiques européennes ;
2 – l’adéquation entre politiques d’investissement dans les infrastructures et politiques climatiques doit être assurée de manière crédible et durable ;
3 – toute initiative en faveur du commerce mondial doit prendre en compte la question climatique.
Amy DAHAN : Désenclaver le climat, identifier les contradictions avec les autres régimes et vouloir les résoudre, nécessite un courage politique et des efforts de longue haleine.
FEP : La France présidera en décembre 2015 la 21e Conférence des parties. Pour espérer la signature d’un nouvel accord vous préconisez à la fois la re-territorialisation et re-matérialisation du cœur des négociations et la convergence des agendas internationaux climatique, énergétique, commercial et du développement. Comment travailler sur ces deux échelles ? La Présidence française est-elle sur la bonne voie ?
Amy DAHAN : Les regards seront braqués sur Paris. C’est une occasion de relancer le processus. Cette Conférence peut être importante dans l’optique de la redéfinition à la fois de la forme et du fond des discussions sur le climat. Il faut comprendre que le tournant du climat vers les enjeux locaux – qui englobent ceux de l’adaptation – est un tournant majeur. L’adaptation et la réduction des émissions doivent progresser ensemble. Il faudrait accorder la plus grande attention à la préparation de la conférence, en associant nos partenaires européens, en organisant par exemple des « COP territoriales ». La territorialisation est une clé pour la réappropriation de la question du climat par les populations. Il faut appréhender le changement climatique comme une affaire de toutes les échelles qui doit se traiter à tous les niveaux. La concentration de tous les espoirs sur la seule échelle internationale du processus est contre-productive. Il faut aussi commencer à nommer les transformations profondes, matérielles, nécessaires pour relever le défi climatique et en débattre. Elles ne se feront pas en catimini. Une nouvelle fois, il faut concevoir l’échéance de manière radicalement différente, de celle de Copenhague.
Stefan C. AYKUT : Entendons-nous bien, nous ne disons pas qu’il ne faut rien attendre de la COP 21. Il faut repenser les critères qui permettront de juger de son succès ou de son échec. Le but d’une telle conférence ne peut être de sauver la planète ! L’énergie mobilisée pour atteindre un but que l’on sait inaccessible l’est en pure perte. Il faut penser les conférences climatiques, non pas comme le lieu où on trouvera la solution miracle au changement climatique, mais plutôt comme des arènes à partir desquelles on peut lancer une dynamique et des initiatives multiples. En cela, la Conférence de Paris est une formidable occasion !
LES AUTEURS
Amy DAHAN est historienne des sciences, Directeur de recherche émérite au CNRS, Centre Alexandre Koyré (CNRS-EHESS). Ses travaux récents, dont sont issus plus d’une trentaine d’articles scientifiques, ont porté sur la question climatique et ses modèles, l’expertise du GIEC, la gouvernance climatique internationale, etc. Elle a dirigé l’ouvrage Les modèles du futur. Changement climatique et scénarios économiques: enjeux scientifiques et politiques, La Découverte, 2007. Elle est l’auteur avec Stefan Aykut d’un rapport pour le Centre d’Analyse Stratégique intitulé : « De Rio 1992 à Rio 2012 vingt années de négociations climatiques : quel bilan ? Quel rôle pour l’Europe ? Quels futurs ? » Amy Dahan est membre du Conseil scientifique de la Fondation de l’Ecologie Politique.
Stefan Cihan AYKUT est politiste et sociologue. Docteur de l’EHESS, sa thèse s’intitule « Comment gouverner un ‘nouveau risque mondial’ ? La construction du changement climatique comme problème public à l’échelle globale, européenne, en France et en Allemagne ». Actuellement postdoctorant au LATTS (Université Paris-Est), Stefan est l’auteur de plusieurs articles sur les politiques climatiques dont : « Gouverner le climat, construire l’Europe : l’histoire de la création du marché de carbone ETS », in Critique internationale, 62, 2014; « Climate Change Controversies in French Mass Media 1990-2010 » [avec Comby, J.B. & Guillemot, H.], in Journalism Studies, 2012, 13(2); « Le régime climatique avant et après Copenhague: sciences, politiques et l’objectif des deux degrés » [avec Dahan, A.], in Natures, Sciences, Sociétés, 2011, 19(2).
Rémi BEAU est philosophe. Il a soutenu en 2013, à l’Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne, une thèse intitulée « Éthique de la nature ordinaire ». Ses domaines de recherche sont l’éthique et la philosophie de l’environnement. Il est actuellement post-doctorant à l’Institut de Géographie et Durabilité de l’Université de Lausanne, au sein de l’équipe « Humanités environnementales ».
Amy Dahan et Stefan C. Aykut sont les auteurs de Gouverner le climat ? 20 ans de négociations climatiques, Presses de Sciences Po, Paris, 2015.
Retrouvez un compte-rendu de lecture de Gouverner le Climat ? par Lucile Schmid, Vice-Présidente de la Fondation de l’Ecologie Politique sur le site de la Fondation :
http://www.fondationecolo.org/blog/Lecture-Gouverner-le-climat-de-Aykut-Dahan-par-Lucile-Schmid