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Penser l’écologie depuis les classes populaires

- 17 novembre 2023

« L’Écologie depuis les ronds-points » rassemble les contributions de sociologues, géographes et politistes. Cette publication permet à tout à chacun de replacer au centre de la discussion politique le quotidien, les aspirations et le rapport à l’écologie de dizaines de milliers de personnes qui, le 17 novembre 2018, se mobilisaient, souvent pour la première fois, en prenant possession de centaines de ronds-points en France. Cet avant-propos en restitue quelques points saillants et s’appuie dessus pour esquisser des pistes de réflexions.

Dans cette publication que vous tenez en main, Depuis est le maître mot. Ni Dans, ni Pour. Depuis. Tout simplement. La Fondation de l’écologie politique vous propose de prendre le temps d’un détour par la vie de millions de personnes. Depuis les inégalités sociales et territoriales, comme depuis des aspirations et des quotidiens très politiques. Et d’essayer d’y déceler matière à (re)formuler les conquêtes sociales à l’heure des chocs et de la transformation écologique.

Pour ce faire, nous avons fait appel à celles et ceux qui, au long court, donnent à voir la société française par-delà les récits politiques déclinistes qui voudraient que les fractures françaises soient inévitables. Ce sont avant tout des chercheuses et les chercheurs, sociologues, géographes ou politistes, dont les travaux n’arrivent peut-être pas assez souvent sur la table des responsables politiques, administratifs ou de la société civile. 

C’est grâce à leur recherche que nous avons construit cette publication depuis le quotidien de celles et ceux qui le 17 novembre 2018 ont pris place sur les ronds-points, les péages ou échangeurs autoroutiers. Ces milliers d’individus revêtant le gilet jaune fluo pour faire voir et entendre, dans un premier temps, leur contestation de la hausse de la fiscalité sur les carburants.

À travers deux entretiens et deux notes, nous revenons sur deux questions fondamentales : qui étaient ces Gilets Jaunes ? Et quel était leur rapport à l’écologie ? Les contributions qui suivent sont importantes. Elles méritent d’y consacrer du temps.

Une politisation du proche

Géographe, Etienne Walker nous propose de faire le lien entre le lieu d’engagement, le lieu de vie et la forme de mobilisation. Le 17 novembre 2018, 90 % des participants vivaient à moins de 20 km du lieu de rassemblement. 47 % à moins de 5 km. Ce sont des lieux du parcours quotidien qui ont été occupés. Ces lieux proches, considérés jusque-là comme dépolitisés, ont été le théâtre d’un engagement nouveau pour nombre de participantes et participants. Ils y ont organisé leur occupation, leur interpellation, depuis leurs savoir-faire, en dehors du cadre parfois préétabli des mobilisations sociales.

Une révolte du périurbain

Le mouvement des Gilets jaunes a été un mouvement du périurbain. 37 à 40 % des répondants aux enquêtes y résidaient selon la définition de l’INSEE. Largement accompagnés de résidents de la périphérie intérieure des centres urbains. Presque tous avaient en commun d’être liés par un mode de vie au sein duquel l’usage de la voiture était central. Cette composition sociale a fortement évolué au gré du déplacement des mobilisations vers les préfectures et centre-villes des métropoles, rejoints et remplacés par celles et ceux, vivant là, qui subissent moins le coût du transport que celui du logement. Ces mobilisations doivent donc s’inscrire dans une analyse des conséquences d’un aménagement du territoire et de politiques publiques qui ont organisé des millions de vies autour et pour l’attractivité des plus grandes villes.

Pas pauvres, mais avec un budget contraint

Sociologue, Pierre Blavier nous invite dans le quotidien d’un couple représentatif de celles et ceux qui se sont mobilisés le 17 novembre 2018. José et Sylvie ne sont pas pauvres. Ils sont devenus propriétaires d’un petit pavillon et tous les deux sont salariés. Mais ils ont un budget très contraint. Il ne leur reste que 8 % de leur revenu après avoir payé tout ce qui doit l’être en début de mois. Alors ils pratiquent le système D. Quand le travail salarié s’arrête, le travail pour soi et pour les autres commence. Potager, réparation de son véhicule, auto-rénovation de la maison, débrouille, entraide. José et Sylvie ne sont pas dépourvus de moyens d’agir, d’investir, d’entretenir, mais cela veut dire moins de week-end, et pas toujours de vacances. Et cela joue sur l’usure des corps.

La voiture et le coût de l’électronique

Parmi les coûts qui inquiètent et qui contraignent le plus, il y a celui de la réparation et de l’entretien des voitures. L’augmentation de la place de l’électronique est pointée du doigt. Il y a quelques années, un proche avec quelques compétences de mécanique aurait pu vous réparer un rétroviseur impacté. Avec l’électronification, cette possibilité s’est amenuisée. Il faut d’autres compétences, des outils plus chers. La capacité à faire soit même, à ne pas dépendre du secteur marchand, s’est retrouvée limitée. Et les coûts ont augmenté. 

Pas plus anti-écolo que les Français

Magali Della Sudda, chargée de recherche au CNRS, coordonne aujourd’hui le projet de recherche sur les Gilets Jaunes financé par l’Agence nationale de la recherche. Y contribuent des universitaires de toute la France, sur la base de plusieurs enquêtes par questionnaire et par entretiens. Alix Levain, qui anime l’axe de recherche sur l’écologie dans ce projet, et Simon Persico, nous proposent de clore pour de bon le débat. Les Gilets jaunes étaient-ils anti-écologistes ? La réponse est simple. Non, du moins pas plus ou pas moins que la moyenne des Françaises et Français.

Un sentiment de dépossession

Mais cela ne doit pas effacer que le rapport des Gilets jaunes à ces enjeux est contrasté, que les questions écologiques divisent et que pour nombre d’entre eux, ouverts à la question, elles s’accompagnent d’un sentiment de dépossession politique qui se caractérise par la co-existence de pratiques engagées, notamment de consommation, quoique contraintes par les prix pour le bio, et en même temps d’un rejet des différentes formes de labels écocitoyens, considérés comme des signes de domination symbolique.  

Des rapprochements entre Gilets jaunes et Marches Climat  

Chloé Alexandre, doctorante en science politique, partage avec nous son analyse des ponts possibles entre Gilets Jaunes et jeunesse des Marches Climat. Tout semblait opposer ces deux mouvements sociaux. Et force est de constater à la fois la forte différence de sociologie, et le très grand écart de perception des individus vis-à-vis du clivage gauche / droite. Il ressort néanmoins de ce travail une double leçon. Tout d’abord, la dimension dynamique de la politisation. La concomitance des deux mouvements a nourri une prise en compte mutuelle des enjeux. Enfin, au sein de ces mouvements, certaines franges, plus politisées que la moyenne, se démarquent par leur disponibilité pour une forme de rapprochement politique: d’un côté, les Gilets jaunes les plus attachés à la question démocratique, et de l’autre les activistes climat les plus attachés à l’idée d’écologie populaire. 

Ces riches contributions nourriront nos réflexions comme on le souhaite. Mais peut-être pouvons-nous prendre le risque d’en tirer quelques pistes, quelques intuitions. En voici quatre.

La première vient en forme de question. Qu’a-t-on fait depuis novembre 2018 pour interroger la dynamique de métropolisation qui a justifié cet aménagement du territoire, une certaine répartition des emplois, des inégalités de revenus, ou encore une centralité de la voiture dans la vie de millions d’individus ? Avouons que le sujet a été peu traité. Peut-être parce qu’il y a quelque chose de décourageant à questionner cinquante années d’aménagement du territoire, de politiques publiques et de rapport à la croissance économique à tout prix. Il y a pourtant là l’un des principaux chantiers politiques de la période.  

La seconde, en forme de constat. Les Gilets Jaunes n’étaient pas majoritairement sous le seuil de pauvreté, mais plus probablement entre le 3ème et le 6ème décile de la population en termes de revenu. Or nombre de dispositifs d’aides à la transition écologique semblent parfois en décalage avec les besoins et pratiques de ces ménages. Prenons l’exemple des aides à la rénovation thermique des logements. Heureusement les aides ont été renforcées, mais elles nécessitent aujourd’hui de recourir à des entreprises labellisées RGE. Sans parler des effets inflationnistes, sans parler de la disponibilité de ces entreprises, le dispositif actuel laisse peu de place à la pratique de l’auto-rénovation qui caractérise nombre de ménages des classes moyennes. Ne se prive-t-on pas là d’une énergie, d’une disponibilité aussi financière, pour accélérer la rénovation du parc de logements ?  

La troisième, concerne la “bagnole”. En 1973, dans L’idéologie sociale de la bagnole, André Gorz écrivait ceci « Ce véhicule, autrement dit, allait l’obliger à consommer et à utiliser une foule de services marchands et de produits industriels que seuls des tiers pourraient lui fournir. L’autonomie apparente du propriétaire d’une automobile recouvrait sa radicale dépendance. » Avec l’augmentation de la part de l’électronique dans la voiture (passée de moins de 10 % du prix de construction dans les années 1970 à 40 % en 2020), l’autonomie des automobilistes a continué d’être attaquée, ne pouvant plus aussi facilement réparer eux-mêmes leurs véhicules. À l’heure de l’électrification, le risque est grand que la contrainte se renforce et avec elle, ses chaînes de dépendance. Pas nécessairement à cause de la batterie, mais à cause de la taille des véhicules et du tout électronique. Se dessine alors un champ de bataille politique pour la voiture réparable, accessible, et réintégrée parmi d’autres options d’usage et de mobilités. Ici, aucune démarche moralisatrice, mais la nécessaire construction d’un rapport de force à la fois avec les constructeurs automobiles, mais aussi  avec ces entreprises de location ou détentrice de flottes automobiles, qui aujourd’hui sont à l’origine de l’achat de 50 % des véhicules neufs mis en circulation et donc à terme sur le marché de l’occasion.

Enfin, il est souhaitable de repartir de la question des compétences et du possible de leur usage. A la fois pour ce qu’elle ouvre comme perspectives de liberté vis-à-vis des services marchands, pour ce qu’elle charrie de liens sociaux ou d’entraide, mais aussi pour leur résonance avec une nécessaire culture de résilience dans un monde en proie aux chocs écologiques. Ici encore, le quotidien de centaines de milliers de ménages offre un point d’appui pour formuler des perspectives progressistes de conquêtes sociales par temps de transformation écologique.  

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