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« Pour combattre le RN, l’écologie peut et doit substituer le conflit de classe aux clivages ethno-raciaux. »

- 17 juin 2024

Dans cet entretien, Jean-Baptiste Comby, sociologue et Maître de conférences à Nantes Université, revient sur la manière dont les enquêtes qu’il a récemment regroupées dans Écolos, mais pas trop…Les classes sociales face à l’enjeu environnemental (Raisons d’Agir, avril 2024) peuvent éclairer ce qui se joue et apporter des outils pour dialoguer autrement avec les électeurs et électrices du Rassemblement National.

Le résultat des élections législatives – parce qu’il va dépendre d’un vote par circonscription – va se jouer loin des places fortes des différentes familles politiques. La nouvelle alliance du Front Populaire, très forte notamment dans la plupart des grandes aires urbaines, est mise au défi de faire mieux que le Rassemblement National sur des territoires plus périurbains, plus ruraux, moins acquis aux différentes familles politiques de gauche ou de l’écologie.

Peut-on dire que les élections législatives vont se jouer dans la France des Gilets jaunes ?

Jean-Baptiste Comby : Les colères qui ont nourri le mouvement des Gilets jaunes (GJ) en 2018 et 2019 s’expriment désormais dans les urnes et cette expression est clairement en faveur du Rassemblement National (RN). Pourquoi les partis de gauche et plus largement les mouvements progressistes ne sont-ils pas parvenus à capter ces mécontentements ? Outre un certain embourgeoisement des luttes écologistes et parfois féministes, celles-ci sont renvoyées à une dimension sociétale et symbolique alors qu’elles sont d’abord sociales et matérielles. Ce qui ici fait défaut, c’est une articulation de ces grands enjeux contemporains avec les souffrances sociales ressenties par cette France des GJ qui est généralement assimilée à la France des « petits moyens ». En réalité, cette France est plurielle, diversifiée tant idéologiquement que socialement, mais elle partage un profond sentiment d’injustice et de dévalorisation.

En réalité, cette France (des Gilets jaunes) est plurielle, diversifiée tant idéologiquement que socialement, mais elle partage un profond sentiment d’injustice et de dévalorisation

Jean-Baptiste Comby

Or un coup de force du RN est d’avoir réussi à articuler ces difficultés à vivre dignement avec la question migratoire. Sans doute faut-il opposer à cela une offre politique montrant clairement comment ces mêmes difficultés à vivre dignement s’articulent non pas à l’immigration mais bien aux questions sociales et environnementales. Si cela peut paraître évident pour beaucoup de militant.es et sympathisant.es de gauche, on s’aperçoit que cela ne va plus de soi pour un grand nombre d’électeurs et d’électrices. Il faut donc de nouveau convaincre que les combats progressistes, et en particulier écologistes, pourront permettre à tous ceux et toutes celles qui souffrent ou se sentent délaissés, de retrouver dignité et confiance. L’écologie doit faire des propositions mettant au centre du jeu social celles et ceux qui aujourd’hui s’estiment malmenés voire disqualifiés par les luttes environnementales. Pour l’instant, l’écologie reste vue comme une « cause de riches », et elle se trouve disqualifiée en deux syllabes par l’étiquette de « bobos », reprise d’un bord à l’autre de l’échiquier politique.

Coupler le social et l’écologie, n’est-ce pas ce que fait le programme du Nouveau Front Populaire ?

Rupture ! Ce mot d’ordre du Nouveau Front Populaire fait écho aux revendications des GJ et c’est là une très bonne chose. Mais rupture avec quoi ? Sur le plan écologique, il faut rompre avec une écologie dominante, qui s’affiche dans les institutions, les mondes économiques ou parmi les CSP+, et qui opère secteur par secteur. Maniée par les seuls gestionnaires et experts, cette écologie de la prise de conscience, des courbes et des chiffres, ferme les yeux sur les inégalités sociales face aux dégâts environnementaux. Cette écologie ne s’en prend pas, ou si peu, aux intérêts des classes dominantes dont on sait pourtant qu’ils sont écologiquement criminels. L’écologie dominante est l’écologie des dominants, et c’est d’abord cette écologie-là qui alimente le rejet des mouvements progressistes – le RN a très bien su capitaliser sur ce rejet. Et je suis un peu ennuyé de constater que le programme du Nouveau Front Populaire peine à rompre avec ces logiques. Il peut certes s’en éloigner en mettant à l’arrêt un certain nombre de projets écocidaires ou en modifiant structurellement les politiques de transports (ferroviaire, transports en commun, etc.). Mais il a du mal à marquer sa différence et remettre en question les logiques de sectorisation (le logement, le transport, la fiscalité, l’énergie, etc.), compensation (neutralité carbone) et technicisation (rénovations thermiques, éolien marin, etc.). L’enjeu des inégalités face à des nuisances et des souffrances environnementales qui ne vont pas manquer de s’intensifier semble ainsi rester en retrait alors qu’il devrait être cardinal, j’y reviendrai.

Enfin, et puisque l’on parle des GJ, il ne faudrait également pas oublier qu’une de leur revendication principale portait sur le fonctionnement des institutions politiques. Derrière la centralité de cette question démocratique incarnée par Référendum d’Initiative Populaire, c’est un fort besoin de pouvoir compter politiquement qui s’exprimait. La dépossession écologique des classes populaires s’ancre d’ailleurs dans leur éviction du jeu politique. Le Nouveau Front Populaire doit aussi expliquer comment il entend redonner à chacune et chacun un pouvoir d’agir sur son avenir et sur celui de sa classe sociale. Il ne s’agit pas seulement ici de « participation » à la démocratie, que les mots d’ordre institutionnels ont grandement neutralisée, mais de la mise en place de dispositifs effectifs et efficaces pour faire entendre des revendications et d’autres conceptions de l’écologie.

Dans « Écolos, mais pas trop… », vous proposez une cartographie du rapport des Français.e.s, classe sociale par classe sociale, à l’écologie et à la gauche. Comment se positionnent les classes moyennes et populaires ?

Plus qu’une cartographie classe par classe, j’ai analysé l’écologie au prisme des rapports de pouvoir entre groupes sociaux. Et j’ai constaté que dans la mesure où elle ne place pas les inégalités sociales au cœur de sa matrice, l’écologie en vient à reproduire l’ordre social qu’elle entend pourtant défaire. Les enquêtes exposées dans ce livre montrent ainsi que plus on descend l’échelle sociale, plus l’écologie divise. L’enjeu écologique rend particulièrement visible le fait que pour se placer dans la société, les individus empruntent des chemins plutôt économiques ou plutôt culturels.

Les enquêtes exposées dans ce livre (Écolo mais pas trop, Raisons D’agi, 2024) montrent que plus on descend l’échelle sociale, plus l’écologie divise

Jean-Baptiste Comby

Or les classes dominantes, qui ont un pied dans l’économique et un autre dans le culturel, peuvent passer plus facilement de l’un à l’autre. Et leur écologie propose justement un mixte de culturel (profusion de livres, de documentaires, de films, d’expertises, etc.) et d’économique (mesures dites incitatives, écotaxes, marchés carbones, finance et fiscalité verte, etc.). Les deux premiers chapitres du livre expliquent ainsi comment cette écologie offre des prises aux différentes fractions du bloc bourgeois qu’elle vient finalement renforcer. Elle obtient aussi l’adhésion d’une large partie des classes intermédiaires. Apparaissent toutefois des lignes de démarcation, voire de clivages, aux marges de leurs versants économiques et culturels.

Ce que l’on appelle la petite bourgeoisie culturelle peut, dans certaines conditions et notamment quand elle est politisée, approfondir voire radicaliser l’écologie dominante. Et au sein de la petite bourgeoisie économique, se dessine un clivage entre celles et ceux qui souscrivent à l’écologie (souvent en ascension sociale et soucieux de montrer une ouverture culturelle) et celles et ceux qui la rejettent, souvent fermement. Ces dernier.es ne sont pas contre la question environnementale mais bien contre l’écologie telle qu’elle se déploie dans l’espace public. Qu’elle soit réformatrice ou non-capitaliste, l’écologie est associée à une remise en cause de leur manière d’être au monde, remise en cause jugée d’autant plus insupportable qu’elle est portée par des groupes sociaux éloignés et qui manifestent une certaine supériorité morale (qu’ont pu alimenter les critiques médiatiques, entre autres, du barbecue ou du sapin de noël, exprimées ces dernières années par certaines figures de l’écologie et facilement montée en épingle par leur adversaires politiques ou certains médias sensationnalistes).

Marginales au sein des petites bourgeoisies, ces tensions deviennent structurantes au sein des classes populaires. De nombreux travaux montrent comment ces écologies dépolitisées, au sens où elles ne touchent pas aux hiérarchies sociales, accentuent la fragmentation des groupes dominés, groupes où il n’est plus possible d’engranger à la fois du capital économique et du capital culturel. Au sein des classes populaires ayant une stabilité professionnelle et résidentielle, un pôle culturel donne à voir un « écocitoyennisme du pauvre » où les difficultés et contraintes économiques peuvent être retraduites en vertu écologique. Il s’agit pour cette fraction de se distinguer statutairement de celles et ceux qui tiennent l’écologie à distance pour privilégier une intégration sociale par les voies économiques. Ces derniers peuvent se montrer préoccupé.es par des sujets tels que l’effondrement de la biodiversité. Mais ils ne se reconnaissent pas dans les récits et politiques écologiques qu’ils perçoivent comme une menace pour leurs manières de vivre, de se nourrir, de se divertir, mais aussi de se projeter dans l’avenir.  Une hypothèse est alors que les GJ ont lancé une alerte mais que celle-ci ne s’est pas traduite par une refonte du logiciel écologiste. Le rejet de l’écologie est alors devenu un adjuvant du vote RN.

Penser un programme politique écologiste et de gauche depuis ces réalités sociales là, qu’est-ce que cela implique ?

Cela implique au moins deux choses. En premier lieu de prendre des mesures permettant de résorber les clivages qui frappent les mondes populaires ; en second lieu de faire de l’écologie tant le levier que la boussole d’un projet de transformation sociale. Je m’explique. Sur le premier point, les mesures sociales du Nouveau Front Populaire me paraissent aller dans le bon sens et je suggèrerais qu’elles soient prioritairement déployées dans les territoires relégués et les secteurs professionnels en difficulté. Il ne paraît pas inutile d’insister sur le fait qu’à rebours du programme du RN qui vient fracturer les groupes dominés sur une base culturelle, des enjeux comme la réparation des services publics sont une condition pour retrouver une cohésion et une fierté sociale dans les territoires précarisés.

Les mesures sociales du Nouveau Front Populaire me paraissent aller dans le bon sens et je suggèrerais qu’elles soient prioritairement déployées dans les territoires relégués et les secteurs professionnels en difficulté.

Jean-Baptiste Comby

La campagne de l’ensemble des forces sociales et politiques de gauche doit s’adresser ouvertement aux électeurs et électrices du RN. Plus que des manifestations, même massives, dans les centres urbains pour crier au loup, ne faudrait-il pas investir matériellement les territoires où le loup est comme un coq en pâte ? À court comme à moyen et long terme, il est urgent d’aller massivement à la rencontre de l’électorat du RN en ayant en tête que l’écologie telle qu’elle est mise en œuvre dans ce pays est intenable pour celles et ceux qui composent cet électorat. Ils et elles fondent en effet leur stabilité sociale sur une adhésion aux logiques marchandes, concurrentielles ou méritocratiques. Pour ces franges de la population, l’écologie est immédiatement perçue comme « punitive ». Sauf que tout le monde va être frappé par ces dérèglements écologiques qui font que nous ne pourrons plus vivre comme nous vivons. Sans faire la morale ni chercher à convaincre, aller à la rencontre de celles et ceux séduit.es par le RN pour discuter des vécus de la sécheresse ou des inondations récentes, du covid ou du dérèglement des saisons, des problèmes de santé liés aux pollutions (de l’air, des terres ou de l’eau), peut alors amener à penser la question environnementale en termes de vulnérabilités inégales mais aussi de responsabilités différenciées. Les coupables, ce ne sont dès lors plus les migrants mais bien les « grands » patrons, les « grands » pays, les « grandes » entreprises. C’est un propos qui revient souvent quand on enquête au sein des mondes populaires et c’est peut-être là un socle pour faire émerger un intérêt commun à stopper la destruction de la planète par les dominant.es.

Sans faire la morale ni chercher à convaincre, aller à la rencontre de celles et ceux séduit.es par le RN pour discuter des vécus de la sécheresse ou des inondations récentes, du covid ou du dérèglement des saisons, des problèmes de santé liés aux pollutions, peut alors amener à penser la question environnementale en termes de vulnérabilités inégales mais aussi de responsabilités différenciées

Jean-Baptiste Comby

En conjuguant ensemble les différentes inégalités sociales face à l’enjeu écologique, on rend palpable l’injustice environnementale et on se donne les moyens de créer de nouvelles alliances sociales. L’écologie peut et doit substituer le conflit de classe aux clivages ethno-raciaux. Elle reconfigure en partie les intérêts communs et les solidarités politiques ; le travail militant doit chercher à convertir ces convergences objectives en consciences collectives.

On en vient ainsi au second point : l’écologie comme levier et comme boussole de la transformation sociale. L’idée est la suivante : avec le désastre environnemental nous changeons de monde et nous entrons dans un monde au sein duquel ne pouvons plus vivre comme nous vivons ; mais rien dans le système social actuel ne nous prépare à ce changement (ce que dit aussi en creux l’électorat RN qui aujourd’hui conspue l’écologie) ; celles et ceux qui aujourd’hui détiennent le pouvoir d’agir sur le monde social n’ont pas intérêt à le modifier mais ils en sont surtout incapables ; une telle transformation devrait pourtant nous préparer à une société à la fois pleinement écologique et capable d’amortir les chaos à venir.

Il convient donc de rompre avec cet ancien monde. Cela suppose de reprendre le pouvoir en construisant, sur la base d’intérêts écologiques partagés, une alliance entre les fractions culturelles des classes moyennes supérieures et les classes populaires. Une telle alliance doit permettre à ces groupes de reprendre la main sur leurs destins individuels et collectifs. Elle n’émergera pas spontanément mais sera construite politiquement. Mes enquêtes suggèrent qu’elle peut être favorisée par une écologie transformatrice, c’est-à-dire inscrite dans les rapports de classe. C’est cette prise de pouvoir pour instituer une société à-même de préparer le plus grand nombre à ce monde changeant, incertain et instable, qui se joue en ce mois de juin politiquement et météorologiquement déréglé.

Présentation du dernier ouvrage de Jean-Baptiste Comby

Le capitalisme menace la vie sur terre. Aucune issue technique à ce constat. Les usages destructeurs des ressources naturelles sont inscrits au plus profond des structures sociales : école, travail, propriété, marché, etc. Ils forgent des conditions de classe écologiquement inégales et antagoniques. Ce livre montre qu’une écologie politique véritablement transformatrice doit avoir pour horizon la refonte des instances de socialisation de manière à permettre l’institution d’une société respectueuse des limites planétaires.

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